• Aucun résultat trouvé

P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

2. Le schème critique de l’occultation : logique ensembliste-identitaire, temps et création

2.1. La notion de création selon Castoriadis

La philosophie castoriadienne de la création se déploie selon deux volets : 1/, définition de son concept et des bases conceptuelles à partir desquelles il est possible de la penser ; 2/, prolongement de cette réflexion dans une philosophie renouvelée du temps. Ce sont ces deux aspects de la réflexion castoriadienne sur la création que nous allons commenter désormais. Dans les deux cas, il s’agit de montrer que la nature de la création et du temps a été occultée dans l’histoire de la philosophie, ce à quoi doit correspondre l’élaboration d’une conceptualité positive susceptible d’en saisir la véritable nature.

2.1.1. L’occultation de la création dans l’histoire de la philosophie

La manière dont Castoriadis pense la notion de création s’inscrit dans une longue histoire philosophique. La notion de création se dit en plusieurs sens. En un sens fort, elle désigne le passage du non-être à l’être, du néant à l’existant. En un sens plus faible, elle peut désigner la transformation de la matière selon une forme visée par le créateur, forme néanmoins qu’il n’invente pas. On parle, dans ce cas, du modèle « artisanal » de la création. Comme l’indique D. Baqué1, la conception « forte » de la création trouve son origine dans le judaïsme et a

considérablement influencé la pensée chrétienne. La scolastique médiévale raffine amplement l’idée d’une création « ex nihilo » en introduisant une série de fines distinctions visant à cerner les modalités de l’acte créateur. Avant que Kant ne décrédibilise définitivement les discours philosophiques sur l’idée d’une création théologique au profit d’une conception strictement esthétique de ce concept, Descartes a soutenu, d’une part, que Dieu crée les vérités éternelles, contre le thomisme pour qui elles précédaient la création divine, et, d’autre part, qu’il actualise en permanence la création originaire (création continuée2). Quant à Leibniz, qui se positionne

1 D. Baqué, « Création », Les notions philosophiques: dictionnaire. Tome 1, philosophie occidentale : A-L, 3e,

Paris, Presses universitaires de France, 2002.

2 René Descartes, Méditations métaphysiques ; objections et réponses, suivies de quatre Lettres, Paris,

sur ce point contre Descartes et qui propose l’autre grande conception de la création à l’âge classique, il soutient que la création divine est promotion du meilleur des mondes possibles à l’être1. Leibniz estimait que la création est certes l’œuvre de la volonté et de la puissance de

Dieu, mais qu’elle ne se fait que dans la mesure où il évalue, grâce à son entendement, quel est le meilleur des mondes possibles suivant la loi de la simplicité des moyens et le principe de non-contradiction (Dieu ne crée pas les lois logiques). Après Kant (qui opère le tournant esthétique du concept de création, étape significative dans sa sécularisation), le concept de création sera suivi d’une pluralisation de ses champs d’application, avec une concentration toute particulière dans le champ économique. On ne compte plus désormais les publications portant sur la maximisation des processus créatifs au sein des organisations et des entreprises marchandes2, notamment dans le domaine des sciences posttayloriennes de la gestion.

La riche histoire de la notion de création, dont nous ne donnons ici que quelques jalons, n’empêche pas Castoriadis de dire que la création n’a jamais été pensée pour elle-même, que le passage du non-être à l’être n’a jamais fait l’objet d’une véritable élucidation. La création aurait toujours été pensée selon son registre artisanal, et ce, même dans la théologie rationnelle.

La « création » théologique suit toujours le modèle du Timée et est obligée de le suivre : Dieu est un Constructeur, un Artisan, qui regarde les eidè (Formes) pré-existants et les utilise comme modèles ou paradigmes en modelant la matière. Mais Dieu ne crée pas de l’eidos, ni chez Platon, ni dans aucune théologie rationnelle3.

Quoi qu’il en soit de cette affirmation, c’est contre la conception « artisanale » de la création que Castoriadis cherche à faire valoir sa propre conception de la création en vue de redéployer dans toute sa radicalité l’idée d’une création « ex nihilo », d’un passage immotivé du non-être à l’être. Comme nous allons le voir désormais, la revalorisation d’une telle conception de la création n’est pourtant pas une simple reprise, mais bien une réinvention radicale de ce concept : il s’agit de promouvoir à l’être la création elle-même. C’est à l’occasion de la comparaison du concept castoriadien de création avec celui de Bergson que

1 Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique: et autres textes 1663-1689, Paris, Flammarion, 2011, p.

I, 2.

2 Un exemple en même temps qu’une synthèse : Diane-Laure Arjaliès, Philippe Lorino, and Barbara Simpson,

« Understanding Organization Creativity : Insights from Pragmatism » dans American Pragmatism and Organization : Issues and Controversies, ed. Mihaela kelemen, Nick Rumens, Farnham, Gower Publighing Limited, 2013, p.131-145.

cette invention conceptuelle se manifestera dans toute son originalité. En attendant, nous en exposerons les traits généraux en suivant la description qu’en fait Castoriadis.

2.1.2. La création comme création de formes et ses conditions logiques d’intelligibilité Définition générale du concept de création. – La définition la plus générale donnée par

Castoriadis de la création est l’émergence de nouvelles formes dans le temps1 : « Création

signifie évidemment ici création authentique, création ontologique, la création de nouvelles Formes ou de nouveaux eidè pour utiliser le terme platonicien2. »

Cette première caractérisation du concept de création ne va pas sans problème. Premièrement, Castoriadis ne définit jamais précisément son concept de « forme », qu’il tire comme on le voit du concept antique d’eidos. On le sait, le concept d’eidos est à la fois un des lieux d’émergence du rationalisme antique, en même temps qu’un de ses lieux polémiques les plus vifs. Utilisé chez Platon comme concept visant à désigner le commun dans le divers (la « forme » comme réponse au « ti esti », au « ce que c’est »), le concept d’eidos s’est transformé comme enjeu d’une querelle entre les platoniciens et les aristotéliciens sur sa nature ontologique (la forme est-elle séparée ou immanente au sensible ?). En fait, la réappropriation du concept d’eidos par Castoriadis est assez libre et générale. À défaut de trouver une définition précise du concept dans son œuvre, il est possible de dire qu’il l’utilise afin de penser l’organisation du divers en un être/étant spécifique. Il associe en outre le concept de forme à celui de légalité, thèse étrangère à la première définition socratique de la forme : la forme est la « loi » d’un être spécifique, elle est l’expression de son auto-organisation. « La création, écrit Castoriadis, veut dire précisément la position de nouvelles déterminations – l’émergence

1 Quelques études ont été consacrées à la notion castoriadienne de création. On peut citer : Suzi Adams,

« Interpreting Creation : Castoriadis and the Birth of Autonomy », Thesis Eleven, vol. 83, n. 1, 2005, p. 25‑41. Jeff Klooger, « From Nothing: Castoriadis and the Concept of Creation », Critical Horizons, vol. 12, n. 1, 2011, p. 29‑47. Jeff Klooger, « The Guise of Nothing : Castoriadis on Indeterminacy, and its Misrecognition in Heidegger and Sartre », Critical Horizons, vol. 14, n. 1, 2013, p. 1‑21. Sean McMorrow, « Concealed Chora in the Thought of Cornelius Castoriadis : A Bastard Comment on Trans-Regional Creation », Cosmos and History : The Journal of Natural and Social Philosophy, vol. 8, n. 2, 2012, p. 117‑129. Vangelis Papadimitropoulos, « Indeterminacy and Creation in the Work of Cornelius Castoriadis », Cosmos and History : The Journal of Natural and Social Philosophy, vol. 11, n. 1, 2015, p. 256‑268. Odile Tourneux, « Lectures contemporaines du principe présocratique d’apeiron : Simondon, Castoriadis », Philonsorbonne, 2016, p. 69‑88. Andrew Cooper, « Being or chaos? Heidegger and Castoriadis at the crossroads », Cosmos and History : The Journal of Natural and Social Philosophy, vol. 8, n. 2, 2012, p. 78‑100.

de nouvelles formes, eidè, donc ipso facto l’émergence de nouvelles lois – les lois qui appartiennent à ces modes d’être1. »

Deuxièmement, Castoriadis n’a jamais précisé comment il concilie l’introduction d’un concept ontologiquement transrégional, censé s’appliquer à tous les domaines de l’être, et son exigence sans cesse renouvelée de pluraliser les logiques en vue de rendre compte de la pluralité ontologique. La reconnaissance de la pluralité ontologique, débouchant sur celle de la pluralisation des discours, ne devrait-elle pas conduire à l’abandon de concepts comme celui de « forme », qui est un concept ontologique transrégional ? Cette difficulté est en réalité davantage un enjeu qu’un contre-argument, puisqu’avec l’introduction d’un concept ontologiquement transrégional, il s’agit moins de se munir d’une catégorie universelle pour l’intelligibilité de l’être que de mettre l’accent sur la dynamique de l’autotransformation formelle. Chez Castoriadis, autrement dit, le concept de forme est indexé à l’exigence de penser l’autopoïèse toujours ouverte des unités ontologiques, non seulement à celle de saisir l’un dans le multiple. Ainsi, tel que repris par Castoriadis, l’intérêt du concept de forme est qu’il permet de mettre l’accent sur la question du rapport entre l’organisation de l’être et son autotransformation. Avec Castoriadis, penser la création comme celle de formes, c’est surtout chercher à penser comment une forme en devient une autre, comment elle trouve en elle-même la puissance de sa réorganisation. Tout l’enjeu philosophique est alors de réussir à articuler dans un langage encore « identitaire » la dynamique autotransformatrice, créatrice, de l’être, faisant qu’il se manifeste comme une pluralité de formes engagée dans un processus immanent de transformation. C’est pour cette raison que Castoriadis rejette radicalement les interprétations de son œuvre comme philosophie de « l’indétermination », qualification qui tend à la percevoir comme une philosophie de l’« insurgence », de la transgression ou du pur chaos, ce qui n’est assurément pas le cas. Lorsqu’il emploie le terme d’« indétermination », c’est avant tout pour souligner que l’être est tel que rien en lui n’empêche qu’il se rédétermine en une autre forme. « … [L]’idée de création n’implique l’indétermination qu’uniquement en ce sens : la totalité de ce qui est n’est jamais aussi totalement et exhaustivement “déterminée” pour qu’elle puisse exclure (rendre impossible) le surgissement de déterminations nouvelles2. »

1 Cornelius Castoriadis, « Fait et à faire », op. cit., p. 20. 2 Ibidem, p. 20‑21.

Un autre aspect important du concept castoriadien de création est son universalisation ontologique, c’est-à-dire que tous les êtres possèdent virtuellement la possibilité de s’altérer. La création, en son sens le plus fort, n’est pas uniquement le privilège d’un sujet spécifique (Dieu dans la théologie rationnelle, l’artiste pour l’esthétique humaniste, l’entrepreneur ou le

leader dans certaines approches de la gestion), mais est une potentialité universelle de l’être.

Pour Castoriadis, la création est immanente et universelle. C’est ce fait universel et immanent de la création qui est occulté par la pensée héritée, et dont la reconsidération conduit à la transformation profonde de notre pensée.

En plus de son universalisation, Castoriadis cherche à dégager la création de ce que nous pourrions appeler une « logique de la processualité ». S’il estime que la création a toujours lieu dans un contexte historique précis, son concept de création met en avant la rupture ontologique que représenterait l’apparition d’une nouvelle forme ontologique, de même qu’il valorise son caractère immotivé. À l’inverse d’un concept comme celui, deleuzien, de « répétition », celui, castoriadien, de création a très peu à nous dire sur le « geste » créateur ou bien sur les imperceptibles transitions qui rendent possible le nouveau. Avec le concept castoriadien de création, nous sommes aux antipodes de ce qu’un François Jullien appellerait une « transformation silencieuse » (opposée aux « événements sonores »), c’est-à-dire des changements dans l’être que nous ne remarquerions qu’après leur effectuation et se déroulant dans une continuité indécelable1. (Cet aspect de son concept apparaîtra plus clairement lorsque

nous examinerons sa critique du temps objectif.)

Une distinction conceptuelle permettant à Castoriadis de rendre plus évident son propre concept de création est celle entre création « ex nihilo » et « cum nihilo ». S’il faut penser la création en dehors des schèmes logiques de la succession dont nous disposons, il convient aussi de souligner que la création, même dans son sens le plus radical de passage du néant à l’existence, n’a lieu que dans une situation historique particulière sans laquelle elle serait impossible, mais qui ne la détermine pas pour autant. La création est située, sans être déterminée exhaustivement par cette situation.

Comme tel, le nouvel eidos, la nouvelle forme, est créé ex nihilo. En tant que forme, en tant qu’eidos, il n’est pas productible ou déductible de ce qui « était là ». Cela ne signifie pas qu’il est création in nihilo ou cum nihilo. Ainsi, les humains créent le monde du sens et de la signification, ou de l’institution, sous certaines conditions […]. Mais il n’y a pas

moyen de dériver de ces conditions soit ce niveau d’être – le social-historique –, soit ses contenus chaque fois particuliers. La polis grecque est créée sous certaines conditions et « avec » certains moyens, dans un environnement défini, par des êtres humains définis, après un formidable passé incorporé, entre autres, dans la mythologie et le langage grecs, et ainsi de suite, ad infinitum. Mais elle n’est ni causée ni déterminée par ces éléments. Ce qui existe, ou une partie de cela, conditionne la nouvelle forme ; il ne la cause ni ne la détermine1.

Conditions logiques d’intelligibilité de la création. – Sur le plan conceptuel,

l’élucidation de la création nécessite de faire une distinction entre différence et altérité. Le critère qui permet de distinguer ces deux concepts est simple. Sont « différents » deux objets lorsqu’il existe une loi ou un ensemble de lois permettant le passage de l’un à l’autre. Sont « autres » deux objets lorsqu’il n’existe aucune loi permettant de déduire, construire ou produire un objet à partir des éléments constitutifs de l’objet préalablement considéré. Un triangle isocèle est « différent » d’un triangle équilatéral, dans le sens où il est possible de déduire l’un à partir de l’autre par le déplacement des points du premier dans un espace à deux dimensions. En revanche, il est impossible de déduire Crime et châtiment du Chevalier au lion. Ces deux œuvres sont « autres », car il est impossible de reconstruire à partir de l’œuvre de Chrétien de Troyes celle de Dostoïevski. Il est possible de produire une histoire de la littérature, dire, par exemple, que le roman russe serait impossible sans la création de la forme romanesque par Chrétien de Troyes, mais il s’agit là de conditions social-historiques de la création, non d’un processus logique déductif.

Dire que la figure B est autre que la figure A signifie donc, en premier lieu, qu’elle ne peut pas être déduite, produite, construite moyennant ce qui est « dans » A, implicitement ou explicitement, ou ce qui est posé, immédiatement ou médiatement, « avec » A. C’est dire que, lorsque j’aurais tiré de A toutes les présuppositions, implications, conséquences qu’il exige ou entraîne (au sens où presque toute la mathématique est directement ou indirectement impliquée par 1, 2, 3…), explicité toutes les lois auxquelles il se réfère et qui détermine A dans son fait d’être et dans son être-ainsi, je ne pourrai jamais, à partir de tout cela, construire, déduire, produire B2.

Conformément à cette distinction, Castoriadis soutient que l’émergence de l’altérité ne saurait trouver dans les schèmes logiques de la succession dont dispose la pensée héritée (causalité, conséquence logique, finalité) une source satisfaisante d’explication. Ces schèmes logiques de la succession sont adéquats pour rendre compte de la différence, mais pas de l’altérité. Ils

1 Cornelius Castoriadis, « Temps et création », op. cit., p. 334.

permettent de penser la succession « sous le point de vue de l’identité1 ». C’est à l’égard de la

causalité que les critiques de Castoriadis sont les plus étoffées. Pour Castoriadis, la causalité est une « identité enrichie » : l’effet est ontologiquement et logiquement dépendant de la cause dont il est l’effet ; plus encore, l’effet est dans la cause, il n’en est que l’explicitation. « Cause et effet appartiennent au même ; si l’on peut séparer et déterminer un ensemble de causes, il va avec l’ensemble de ses effets, aucun de ces deux ensembles ne peut être sans l’autre, ils font donc partie du même, ce sont des parties du même ensemble2. » De ce point de vue, le

schème logique de la causalité est analogue à la structure formelle du syllogisme aristotélicien, où la validité du raisonnement est assurée par la conformité de la conclusion avec les prémisses3. On comprend pourquoi Castoriadis soutient que l’on ne saurait penser la création

à partir des schèmes logiques de la succession, notamment celui de la causalité : aucune place n’y est véritablement faite à l’idée d’un passage du non-être à l’être ; il n’y a qu’un être autodéployant ses propres déterminations sous des figures variées. Il faut par conséquent admettre que la création est inexplicable.