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L’autonomisation de la logique ensembliste-identitaire : une création de l’imaginaire social instituant

P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

2. L’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire

2.2. L’autonomisation de la logique ensembliste-identitaire : une création de l’imaginaire social instituant

Castoriadis n’expose pas systématiquement les « causes » du retournement du logos en

mythos. Il est néanmoins possible de reconstruire les différents facteurs qui, selon lui, sont à

l’origine de la fondation contingente de la totalité de la pratique sur la rationalité ensembliste- identitaire. Nous pouvons les diviser en deux catégories : les premiers sont naturels, c’est-à- dire qu’ils tiennent à l’immanence objective de l’ensembliste-identitaire (l’étayage sur la première strate naturelle) ; les seconds tiennent à la puissance instituante de l’imaginaire social. C’est ce deuxième ensemble de facteurs qui nous retiendra davantage. Nous verrons que Castoriadis donne un rôle particulier à l’imaginaire moderne dans l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire, même si elle a été préparée en amont par certains traits internes de la rationalité philosophique comme telle et que l’on retrouve dès sa naissance en Grèce antique.

1 Cornelius Castoriadis, « Portée ontologique de l’histoire de la science », op. cit., p. 548. 2 Cornelius Castoriadis, « La logique des magmas et la question de l’autonomie », op. cit., p. 508.

2.2.1. Naturalité de l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire

La première série de remarques porte sur les causes, disons, naturelles : l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire trouve dans la nature une de ses raisons. Nous l’avons vu, Castoriadis considère que le monde est lui-même organisé selon une « ensemblisation- hiérarchisation aristotélicienne ». C’est cette « ubiquité » de l’ensembliste-identitaire qui encourage son autonomisation dans l’histoire de la pensée et de la pratique humaine. Évidemment, et nous verrons pourquoi, il n’y a pas de logique « évolutionniste » chez Castoriadis ; il n’y a aucune nécessité interne dans ce processus d’autonomisation de l’ensembliste-identitaire par/dans la pratique.

Et, aujourd’hui, la prévalence de la signification imaginaire occidentale de l’expansion illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle est rendue possible par l’ubiquité de la

dimension identitaire du monde (sur laquelle s’étayent ses réalisations pratiques),

laquelle est, comme telle, privée de sens1.

Soulignons ici que l’« ubiquité » de l’ensembliste-identitaire n’est pas pour autant ubiquité du sens. S’il y a une signification ensembliste-identitaire (une signification combinatoire), l’existence immanente de l’ensembliste-identitaire n’est pas en elle-même signifiante. Il n’y a pas de signification en soi, mais seulement pour-soi, c’est-à-dire à travers la logique créée par l’observateur – laquelle est toujours surdéterminée par des « significations imaginaires sociales ». C’est pourquoi Castoriadis, suivant Kant sur ce point, peut écrire que le monde est en soi « privé de sens ».

Le second incitatif « naturel » est le fait social lui-même, qui possède un moment ensembliste-identitaire (le legein et le teukhein). L’autonomisation de l’ensembliste- identitaire, qui est aussi un fait social, trouve dans l’institution même de la société une de ses conditions de possibilité. L’activité sociale n’est pas uniquement activité ensembliste- identitaire, mais il n’y aurait aucune activité sociale possible sans elle. C’est ce fait fondamental qui rend, en partie, possible l’identification de la raison aux critères de la logique ensembliste-identitaire.

Mais la puissance de la logique ensembliste-identitaire plonge aussi ses racines dans l’institution de la société. Elle traduit une nécessité fonctionnelle-instrumentale de l’institution sociale, dans tous les domaines : il faut du déterminé et du nécessaire pour que n’importe quelle société fonctionne2 […].

1 Cornelius Castoriadis, « Temps et création », in Les carrefours du labyrinthe. 3, Le monde morcelé, Paris, Seuil,

1990, p. 307‑348, [p. 329].

2.2.2. L’imaginaire social instituant et l’autonomisation de la rationalité ensembliste- identitaire

Ces deux derniers aspects ne sont aucunement des conditions suffisantes : l’existence d’une dimension ensembliste-identitaire dans la nature et dans la société n’explique pas le passage de « legein » au « logos ». Si tel était le cas, l’autonomisation de l’ensembliste- identitaire ne serait pas un phénomène historique et contingent caractéristique de la pensée gréco-occidentale, mais un phénomène universel. Afin d’expliquer la spécificité historique du rationalisme occidental, qui tient à la fondation de la raison sur la rationalité ensembliste- identitaire, Castoriadis avance donc l’hypothèse selon laquelle l’origine de l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire est à trouver dans l’activité de l’imaginaire social instituant. Il y a une institution de la pensée comme « Raison » par l’imaginaire social, et celle-ci n’a d’autres fondements qu’elle-même. C’est une création historique, un événement instituant qui impose un nouveau cadre référentiel à la pensée et à la pratique. De nouveau, nous voyons que la critique de la pensée métaphysique chez Castoriadis se fait à partir d’une perspective sociologique.

En effet, affirmant que le social-historique est une strate ontologique sui generis et que l’imaginaire comme source de la création est ce qui la distingue, Castoriadis soutient que la « pensée héritée » repose sur une production immotivée de l’imaginaire social : la signification d’une déterminité universelle de l’être, c’est-à-dire l’immanence à ce qui est des opérateurs fondamentaux de la logique ensembliste-identitaire à l’exclusion de tout autre modalité possible de l’être et de la pensée. Le fait que l’autonomisation de la rationalité ensembliste- identitaire ait l’imaginaire pour origine ne veut pas dire qu’elle est, selon une appréciation souvent péjorative du qualificatif d’imaginaire que Castoriadis récuse, « fantasque » ou « délirante ». Castoriadis veut dire qu’une des conditions aprioriques de la connaissance (qui est une modalité de la pratique) est l’imaginaire social, et que, dans le cas du rationalisme occidental, une de ses significations imaginaires centrales est celle d’une déterminité ensembliste-identitaire universelle de l’être. Il y a, en d’autres termes, promotion par l’imaginaire social instituant des catégories de la logique ensembliste-identitaire comme a

priori principaux de la connaissance par la production simultanée d’une image déterministe de

l’être dans sa totalité. La thèse de la rationalité universelle de l’être n’est donc pas intrinsèquement rationnelle, mais le résultat d’une perspective imaginaire sur l’être relayée par les individus.

En somme, Castoriadis explique l’autonomisation de la rationalité ensembliste- identitaire par trois thèses complémentaires :

1. L’imaginaire social instituant, qui est une composante inéliminable du social- historique compris comme strate ontologique sui generis et médiation apriorique de l’agir pratique, produit la signification selon laquelle l’être est de part en part déterminé, ce à quoi correspond la promotion de la logique ensembliste-identitaire comme fondement de la rationalité en général.

2. La création de cette signification n’est causée par rien, elle est production immotivée de l’imaginaire social.

3. Les théories, notamment philosophiques, qui rationalisent et justifient le point de vue identitaire sur l’être doivent être comprises comme, d’une part, la manifestation d’un processus de subjectivation historique par lequel les théoriciens expriment une certaine perspective imaginaire sur l’être et, d’autre part, comme autant d’écart et d’invention (elles sont différentes les unes par rapport aux autres) permis en partie par l’imagination radicale du sujet producteur de connaissance. Pour paraphraser et prolonger le mot d’Althusser : l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire est un procès sans sujet, mais relayé par les sujets.

Cette thèse est à la fois simple et contre-intuitive. Elle est simple dans la mesure où elle pose l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire comme un fiat de l’imaginaire social qui, en lui-même, ne nécessite pas d’explication causale. Il est possible, et même nécessaire, de saisir la signification et d’élucider les diverses modalités de cette position inaugurale de la pratique et du savoir, mais elle ne serait pas, comme telle, explicable. Il faudrait renoncer à reproduire la genèse de l’autonomisation de la rationalité ensembliste- identitaire, même s’il n’est pas impossible de produire le cadre théorique (la théorie de l’institution imaginaire de la société) expliquant le caractère inexplicable d’une telle création historique, ni même inutile de se doter d’une bonne représentation du contexte historique dans lequel surgit la création imaginaire. Mais une telle « explication » est, on le sent bien, contre- intuitive : elle semble nous demander de congédier la pratique des individus pour expliquer la pratique ; elle requiert de nous que nous nous refusions à recomposer une histoire de la rationalité qui verrait dans l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire le fruit d’un long

processus historique au long duquel nous pourrions identifier des causes concrètes (telle intervention théorique, telle introduction ou invention technique, tel événement politique, etc.). Le caractère contre-intuitif de la théorie castoriadienne de l’histoire, dont la question de l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire n’est qu’un aspect, tient au fait qu’il existe selon lui des causes historiques qui ne sont causées par rien. L’imaginaire social instituant est une cause non-causée de cette sorte ; il est une détermination de la pratique, et qui en ce sens est à inclure dans le concept de « pratique », sans pour autant que la pratique des individus ne puisse agir sur lui directement. Plutôt que de penser l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire comme « sédimentation1 » de la pratique des sujets

historiques, Castoriadis explique l’historicité des formes de la pratique comme l’effet d’une cause que la pratique ne cause pas et sur laquelle les individus n’ont pas de pouvoir. Et pourtant, et c’est là la difficulté en même temps que l’originalité de la théorie castoriadienne de la pratique, l’imaginaire social instituant est une composante de son concept de pratique, comme pouvait l’être pour Marx la notion de « rapports de production ». Toute la difficulté de la position de Castoriadis sur l’histoire en général et sur l’histoire de la raison en particulier tient donc à la volonté de reproduire une philosophie de la pratique au-delà de Marx sur la base d’un paradoxe : 1/ les hommes créent leurs conditions matérielles d’existence ; 2/ certaines de ces conditions échappent par nature à leur contrôle. Nous verrons dans le chapitre VI que la thèse castoriadienne n’est pas pour autant congédiement des pratiques individuelles dans la constitution de l’histoire, mais plutôt l’explicitation d’une de ses conditions.

Pour mieux comprendre sa position, il vaut la peine de citer in extenso un passage où il illustre sa thèse de la création ex nihilo de la « Raison » comme signification imaginaire sociale avec l’exemple de l’essor du capitalisme.

Notre deuxième question était : comment des formes social-historiques nouvelles émergent-elles ? La réponse est, simplement : par création. À cette réponse, la mentalité traditionnelle réagirait en ricanant : « vous n’offrez qu’un mot ». J’offre un mot pour un

1 Dans un article au demeurant d’une grande finesse Caterina Réa fait dialoguer Castoriadis et Merleau-Ponty

autour de la tension existant dans leur œuvre entre « sédimentation » et création (ou événement instituant). L’interprétation que propose C. Réa de Castoriadis tend à le rabattre vers une théorie de la « sédimentation » institutionnelle, où l’activité instituante est pensée comme reprise créatrice en même temps qu’accumulation de l’activité. S’il n’est pas faux d’aborder la théorie de l’institution imaginaire à partir du concept de sédimentation, il demeure qu’il gomme significativement un de ces traits centraux, à savoir la question de la création ex nihilo. Caterina Réa, « Perception et imaginaire : l’institution humaine entre créativité et sédimentation. Une lecture à partir de Merleau-Ponty et Castoriadis », in Cahiers Castoriadis. Imaginaire et création historique, éd. Philippe Caumières, Sophie Klimis, Laurent Van Eynde, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2006, p. 75‑110.

fait – une classe de faits – qui a été, jusqu’ici, recouvert et qui doit, désormais, être reconnu. De ces faits, il se trouve que nous avons, dans une certaine mesure, une expérience « directe » : nous avons été, pour ainsi dire, témoins, indirectement ou directement, de l’émergence de formes social-historiques nouvelles. […] Dans chacun de ces cas, il y a beaucoup à dire et un travail interminable à faire, sur les conditions précédant et entourant ces émergences. Nous pouvons élucider ces processus ; mais non pas les « expliquer ». Une « explication » impliquerait soit la dérivation de significations [ici, Castoriadis parle de significations imaginaires sociales] à partir de non-significations, ce qui est privé de sens ; soit la réduction de tous les magmas de significations apparaissant dans l’histoire aux diverses combinaisons d’un petit nombre d’« éléments de signification » déjà présents « dès le début » dans l’histoire humaine, ce qui est manifestement impossible […].

Pour prendre un exemple particulier, et un schème explicatif spécifique (et à la mode) : considérons l’émergence du capitalisme, et un abord néo-darwinien possible de la question qu’elle pose. Nous n’observons pas en Europe occidentale, entre, disons, le XIIe

et le XVIIIe siècle, une production « aléatoire » d’un nombre immense de variétés de

sociétés, et l’élimination de toutes sauf une parmi ces variétés comme « inaptes », sélectionnant le capitalisme comme la seule forme sociale « apte ». Ce que nous observons, c’est l’émergence d’une nouvelle signification imaginaire sociale : l’expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle » […] qui va de pair avec le travail d’un grand nombre de facteurs d’une diversité extrême. Ex post, et une fois en possession du résultat, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer la synergie […] de ces facteurs dans la « production » d’une forme, le capitalisme, qui n’était « visée » par aucun acteur ou groupe d’acteurs, et qui ne pourrait certainement pas être « construite ». Mais, dès que nous fixons le regard sur cette signification imaginaire sociale nouvelle et émergente, l’expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle », nous pouvons comprendre beaucoup plus : ces « éléments » et ces « facteurs » entrent dans l’institution capitaliste de la société si et lorsqu’ils peuvent être « utilisés » par elle ou s’insérer dans son instrumentalité1 […].

Cette citation déborde certes quelque peu la question restreinte de l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire pour se concentrer sur un de ses corrélats pratiques, à savoir l’imaginaire de la maîtrise (autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire et imaginaire de la maîtrise sont reliés, puisque l’imaginaire de la maîtrise conduit à une ontologie identitaire, de même que le développement de l’ontologie identitaire a pour condition l’essor d’un imaginaire de la maîtrise). Cette citation est révélatrice de la manière dont Castoriadis pense le rapport entre imaginaire instituant et activité des sujets. On y voit bien que la thèse de Castoriadis n’est pas qu’une telle autonomisation se fait sans aucun rapport à la pratique des individus ; il affirme plutôt que la pratique des individus rend possible, sans pour autant que ce soit eux qui la produisent directement, l’apparition d’autres « significations » qui, une fois créées, redéterminent leur pratique dans sa totalité. Étudiant la

société comme une totalité dotée de couches ontologiques différenciées en rapport les unes aux autres, Castoriadis affirme que l’activité des individus est déterminée par un imaginaire qu’ils ne font pas intentionnellement, mais que cette pratique produit aussi les conditions pour une redétermination indépendante et incontrôlable des significations imaginaires sociales par l’imaginaire instituant. Le point déterminant dans la thèse de Castoriadis est qu’il faut étudier les phénomènes sociaux en postulant qu’il existe réellement une « couche » ontologique, le social-historique dont un des aspects distinctifs est l’imaginaire social, fonctionnant relativement indépendamment de l’action des individus, mais la déterminant néanmoins par la production de « significations imaginaires ». Aussi l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire est-t-elle comprise comme un de ces phénomènes historiques que personne ne veut, mais qui est produit par tous.

2.3. Imaginaires grec et moderne : la spécificité de la modernité philosophique dans son