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Raison pratique et création : vers un institutionnalisme postmétaphysique

2. La thèse Le constructivisme et l’institutionnalisme postmétaphysiques de Cornelius Castoriadis

2.3. Raison pratique et création : vers un institutionnalisme postmétaphysique

La seconde partie de cette thèse est consacrée à la philosophie pratique de Castoriadis. À l’instar de ce qui précède, nous nous contenterons de restituer dans ce qui suit immédiatement les tâches assignées par Castoriadis à la raison pratique, ainsi que les motifs qui justifient la dénomination de ses positions comme « institutionnalisme postmétaphysique ».

1 Razmig Keucheyan, Le constructivisme : des origines à nos jours, op. cit., p. 68‑69.

2 Nicolas Piqué, « Discontinuité et rupture chez C. Castoriadis : le cercle de la création », in Temps, temporalités

et histoire dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis, éd. Thibault Tranchant, Stéphane Vibert, Québec, Presses de l’Université Laval. à paraître.

2.3.1. Les tâches de la raison pratique aujourd’hui : crise(s) et créativité pratique

De sa formation marxiste, Castoriadis hérite un trait réflexif singulier dans le domaine de la philosophie pratique : c’est toujours au contact d’une situation critique que sa pensée s’élabore. Déjà, dans les années 1940, il écrit ses textes comme réponse à la crise interne de la théorie marxiste qu’engendre le problème de la définition du régime soviétique1. Lors des deux

décennies suivantes, c’est-à-dire lors de la période que couvrent les écrits de Socialisme ou

Barbarie, c’est explicitement en réponse à la crise globale du marxisme2 et des pratiques du

mouvement ouvrier que Castoriadis énonce ses thèses sur le contenu du socialisme3 et la

philosophie marxiste de l’histoire4. Enfin, à partir des années 1970, c’est toujours par rapport

à une situation critique, qu’il diagnostique d’ailleurs lui-même, qu’il développe ses thèses : crise de la science et des techniques5, de l’éducation6, de la philosophie7, de la politique8, de

l’environnement9, etc. Dans chacun de ces cas, sa thèse est constante, bien qu’elle puisse se

présenter différemment : la résolution de la crise a pour condition la réalisation de l’autonomie, et celle-ci a elle-même pour condition la refondation de la rationalité pratique à partir de la notion de création. Cette thèse générale, dont nous circonscrirons mieux la signification tout

1 Cornelius Castoriadis, « Sur le régime et contre la défense de l’U.R.S.S. », in La Société bureaucratique. 1, Les

rapports de production en Russie, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 63‑72. Cornelius Castoriadis, « Sur le problème de L’U.R.S.S. et la possibilité d’une troisième solution historique », in La Société bureaucratique. 1, Les rapports de production en Russie, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 73‑89. Cornelius Castoriadis, « Les rapports de production en Russie », in La Société bureaucratique. 1, Les rapports de production en Russie, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 205‑279.

2 Christos Memos, Castoriadis and critical theory : crisis, critique and radical alternatives, Basingtoke/New

York, Palgrave Macmillan, 2014.

3 Voir les textes réunis dans Cornelius Castoriadis, Le contenu du socialisme, Paris, Union générale d’éditions,

1979.

4 Par exemple : Cornelius Castoriadis, « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », in La

question du mouvement ouvrier. Tome 2, Paris, Ed. du Sandre, 2012, p. 403‑528.

5 Cornelius Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit. Cornelius Castoriadis,

« Technique », in Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1986, p. 289‑324.

6 Cornelius Castoriadis, « La crise du processus identificatoire », in Les carrefours du labyrinthe. 4, La montée

de l’insignifiance, Paris, Seuil, 2007, p. 149‑167. Cornelius Castoriadis, « La crise des sociétés occidentales », in Les carrefours du labyrinthe. 4, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 2007, p. 11‑29.

7 Cornelius Castoriadis, « La “fin de la philosophie” ? », op. cit.

8 Cornelius Castoriadis, « Imaginaire politique grec et moderne », in Les carrefours du labyrinthe. 4, La montée

de l’insignifiance, Paris, Seuil, 2007, p. 191‑219. Cornelius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », in Les carrefours du labyrinthe. 4, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 2007, p. 267‑292.

9 Cornelius Castoriadis, « La “rationalité” du capitalisme », in Les carrefours du labyrinthe. 6, Figures du

pensable, Paris, Seuil, 2009, p. 79‑112. Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.

au long de la deuxième partie, ne fait donc sens qu’à la lumière des tâches générales auxquelles elle répond et qui sont celles qu’impose « la crise des sociétés occidentales » : 1/ reprise des rapports entre théorie et pratique ; 2/ critique concomitante des « schèmes hérités » des rapports entre théorie et pratique ; 3/ reformulation positive d’un concept de raison pratique centré sur la création.

Reprise des rapports entre théorie et pratique. – Comme l’indique Castoriadis, la pensée

de Marx ne se voulait pas une pensée comme les autres1, et n’en était d’ailleurs pas une.

Héritier du débat postkantien sur les rapports entre théorie et pratique, qui va de Kant aux jeunes hégéliens en passant par Fichte et Hegel, Marx entendait faire valoir un nouveau rapport entre théorie et pratique dans lequel la rationalité de celle-ci n’est plus uniquement dérivée de la prééminence de celle-là. Puisqu’il s’agit de transformer le monde plutôt que de le contempler, plus précisément de rendre possible la réalisation de la raison2, Marx a voulu

opérer un véritable recentrement praxiste de la rationalité philosophique, et par conséquent des rapports entre théorie et pratique. L’opération critique marxienne3, dont la philosophie

hégélienne est une cible privilégiée dans ses écrits de jeunesse, consiste à objectiver les médiations existantes entre les universalités théoriques et les processus pratiques, eux-mêmes identifiés au procès d’autoproduction de la société. « Critique de la critique critique », « critique de l’idéologie », « critique de l’économie politique », sont autant de variantes d’une forme particulière de critique distinctive de l’approche marxienne, appelée plus tardivement par l’École de Francfort « métacritique4 », et qui consiste à rapporter les objectivités théoriques

réifiées à leurs conditions sociales et pratiques d’énonciation. Inversement, c’est parce que le contenu et les finalités de toute théorie sont conditionnés par la position qu’occupe son énonciateur dans le procès conflictuel et contradictoire d’autoproduction de la société, et qu’elle est ainsi l’expression d’intérêts sociaux et politiques, qu’il convient d’encourager et de promouvoir certaines formations théoriques. C’est la raison pour laquelle, avec Marx, la réalisation de la raison prend la forme, dès l’Introduction à la critique du droit politique

1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 82 sq.

2 On peut notamment lire, à ce sujet : Andrew Feenberg, Philosophie de la praxis. Marx, Lukacs et l’École de

Francfort, trad. Véronique Dasas et Theodor Weisenstein, Montréal, Lux, 2016.

3 Emmanuel Renault, Marx et l’idée de critique, Pairs, Presses Universitaires de France, 1995.

4 Sur ce thème : Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande : aliénation et

réification. II, Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas, vol. 2, Paris, Éd. la Découverte/MAUSS, 1998. Mais aussi Andrew Feenberg, Philosophie de la praxis. Marx, Lukacs et l’École de Francfort, op. cit.

hégélien, d’une prise de parti politique en faveur d’une classe sociale particulière, le

prolétariat : engendré par les contradictions internes du capitalisme, le prolétariat est porteur d’une forme de rationalité universelle qu’il est possible d’institutionnaliser moyennant sa prise de pouvoir révolutionnaire. C’est donc cette image des rapports entre théorie et pratique chez Marx, certes très grossièrement résumée ici, qui s’effondre selon Castoriadis lors du développement concret du marxisme, plus particulièrement du marxisme-léninisme et de son orthodoxie. Car, selon Castoriadis, la constitution de l’orthodoxie marxiste-léniniste a conduit à la réintroduction de l’antinomie entre théorie et pratique contre laquelle Marx développait sa pensée, plus particulièrement à la redétermination a-dialectique de la pratique par une théorie réifiée. « À quelle condition une philosophie de la praxis est-elle possible ? », telle est donc la première question à laquelle Castoriadis tâche de répondre sur le plan de la philosophie pratique. C’est explicitement en ces termes qu’il conclut son « bilan provisoire » du marxisme : comment « formuler une conception qui puisse inspirer un développement indéfini et, surtout, qui puisse animer et éclairer une activité effective1 » ?

Critique des schèmes hérités de la raison pratique. – Cette première tâche détermine la

seconde, que l’on pourrait désigner de manière quelque peu convenue, comme une généalogie critique de l’aliénation2 de la philosophie de la praxis. Castoriadis formule cette tâche ainsi :

« quels ont été les facteurs proprement théoriques qui ont conduit à la pétrification et à la déchéance du marxisme comme idéologie3 ? » Il s’agit cette fois de retourner sur les causes

qui, à l’intérieur de la philosophie de la praxis, ont fait qu’elle n’a pas pu se réaliser selon ses propres exigences. Or, comme nous le mentionnions un peu plus haut, cette tâche « généalogique » va considérablement s’élargir lors de la trajectoire de Castoriadis, puisqu’elle passe d’une critique des fondements déterministes de l’hégéliano-marxisme comme telle à une critique des implications pratiques de la pensée métaphysique dans sa totalité. En d’autres termes, de Socialisme ou Barbarie à L’Institution imaginaire de la société, Castoriadis élargit considérablement le spectre de sa généalogie et formule le projet très ambitieux d’une critique des fondements « ensembliste-identitaires » des différentes conceptions de la raison pratique

1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 95.

2 La qualification du marxisme-léninisme comme aliénation de la pratique par la théorie est de Castoriadis. Voir :

Ibidem, p. 103.

formulées dans l’histoire de la philosophie. C’est de cette manière que l’on passe dans l’œuvre de Castoriadis d’une critique très circonstanciée du marxisme-léninisme à un véritable projet de refonte postmétaphysique de la raison pratique, lequel se présente aussi comme une forme assez radicale de sortie de la philosophie politique, ou, plus précisément, de la philosophie politique telle qu’elle s’est pratiquée sur la base des présupposés métaphysiques qui la caractérisent depuis Platon. Nous verrons, notamment dans notre chapitre V, que la critique castoriadienne de ce qu’Arendt aurait appelé la « tradition » se présente assez invariablement sous la forme d’une critique de la technicisation de la pratique politique. Il s’agit de montrer que, du fait de ses fondements métaphysiques, la philosophie politique confond politique et technique, c’est-à-dire qu’elle ne pense l’activité politique que comme le moment d’application d’une normativité théorique donnée préalablement. C’est pourquoi Castoriadis peut dire que la philosophie politique a été incapable à ce jour de penser la créativité immanente de la pratique politique, malgré certaines tentatives prometteuses (notamment l’hégéliano-marxisme), mais incomplètes, car restées prisonnières de la pensée métaphysique.

Reformulation positive d’un concept de raison pratique. – La technicisation de la

pratique dans la « pensée héritée » appelle, à l’inverse, un effort de désoccultation et de visibilisation de sa singularité. C’est la raison pour laquelle la troisième tâche que Castoriadis assigne à la philosophie dans le domaine pratique est la formulation d’un concept sui generis de pratique qui soit susceptible de résoudre l’antinomie entre théorie et pratique. Il s’agit, plus précisément, de penser une modalité particulière du « faire », la « praxis », entendue comme « faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie1 ». À la suite d’Aristote, qui

cherchait déjà à circonscrire différentes formes de l’action, Castoriadis veut dégager la praxis (qui n’est toutefois pas la praxis aristotélicienne) de ses différentes surdéterminations techniciennes. Ainsi, dégagée de celles-ci, la praxis apparaît comme une sorte d’« activité pratico-poïétique », c’est-à-dire une activité à travers laquelle un individu ou un collectif se créent comme autonomes. Cependant, à cette tâche de désoccultation et de singularisation conceptuelle s’articulent d’autres tâches subséquentes, en particulier celle de la détermination des formes de son déploiement et celle de la modélisation de ses conditions d’effectuation,

d’où la nécessité de la reformulation d’une théorie sociale dans laquelle réinscrire l’action. C’est la raison pour laquelle, nous le verrons notamment dans le chapitre VI, on assiste chez Castoriadis à un glissement du concept de praxis vers celui de politique, affinement conceptuel qui lui permet de mieux définir les formes et les conditions de la réalisation de l’autonomie. En effet, ce qui se manifeste dans un tel glissement, c’est la précision du rôle qu’occupent les institutions comme médiations nécessaires à la réalisation de l’autonomie. Ainsi passe-t-on dans l’œuvre de Castoriadis d’un concept de praxis comme « activité pratico-poïétique » à un concept de politique comme créativité institutionnelle – sans néanmoins que l’un ne vienne contredire l’autre, puisque la politique demeure une activité pratico-poïétique. Bien entendu, un enjeu interne de cette refondation théorique est son impact sur la définition de la philosophie politique. Que reste-t-il de la philosophie politique une fois qu’elle ne peut plus donner son contenu à une pratique qu’elle entend réformer selon ses critères de rationalité ?

2.3.2.Vers un institutionnalisme postmétaphysique

C’est donc afin de répondre à ces trois tâches principales que Castoriadis développe sa propre position dans le domaine de la philosophie pratique et que nous pouvons désigner comme un « institutionnalisme postmétaphysique ». Il ne s’agit donc pas seulement de dire qu’il s’agit de réaliser l’« autonomie », programme pratique dans lequel il serait d’ailleurs possible d’inclure l’ensemble de la philosophie pratique moderne (sinon la philosophie pratique tout court), mais de réaliser une autonomie d’un certain type1. Notre thèse

interprétative est que le contenu du concept castoriadien d’autonomie s’énonce comme institutionnalisme postmétaphysique. Encore faut-il désigner ce qu’est l’institutionnalisme et en quoi il peut être dit « postmétaphysique ». Pour cela, il faut commencer par le commencement, à savoir le concept d’institution.

Comme l’indique Olivier Clain, le concept d’institution, qui trouve son origine dans le latin « instituere », « établir ou fixer un état de choses », désigne, en son sens classique, le procès par lequel est « institué un peuple », c’est-à-dire celui par lequel il acquiert sa liberté par la formation de lois2. Dans son versant jusnaturaliste et contractualiste, l’« institution du

1 Car, comme le souligne I. Garo, qui peut être contre l’autonomie ? Cf. Isabelle Garo, Marx et l’invention

historique, Paris, Syllepse, 2011. Ce qui fait débat, en revanche, c’est la manière dont l’autonomie doit être conçue.

2 Olivier Clain, « Institution », in Les notions philosophiques: dictionnaire. Tome 1, éd. Sylvain Auroux, Jacques

peuple » désigne le passage de l’état de nature à l’état civil par institution contractuelle du souverain. L’institution est l’acte politique par lequel est constitué le pouvoir souverain légitime, dont une des prérogatives principales est, selon le concept bodinien de souveraineté, l’énonciation de la loi (première « marque » de la souveraineté1). C’est en ce sens, par exemple,

que Hobbes fait à la fin du chapitre XVII du Léviathan une distinction entre les Républiques d’institution et celles d’acquisition afin de désigner la différence de leur genèse pratique (politique pour la première ; conquête pour la seconde). Quant à Montesquieu, il donne à la modernité le second sens principal du concept d’institution, à savoir sa relation aux « mœurs ». L’institution ne désigne pas seulement l’acte politique de formation du peuple, mais les institutions, à savoir l’ensemble normatif complexe par lequel « l’esprit du peuple » se forme, ce qui inclut « le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs et les manières2 ». À partir de cet héritage philosophique moderne3,

il revient à la sociologie, et en particulier durkheimienne, d’avoir donné au concept d’institution le sens que nous lui connaissons désormais (malgré une tendance à son rétrécissement à la sphère étatique, juridique et administrative). Chez les durkheimiens, le concept d’institution est toujours défini à l’intérieur de la définition de l’objet de la recherche sociologique. En effet, posant la sociologie comme l’étude des « faits sociaux », eux-mêmes identifiables par leur extériorité et la contrainte qu’ils représentent pour les individus, les durkheimiens ont à plusieurs reprises désigné l’étude des institutions comme objet privilégié de la sociologie :

Nous entendons donc par ce mot [celui d’institution] aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degré. L’institution est en somme dans l’ordre social ce qu’est la condition dans l’ordre biologique : et de même que la science de la vie est la science des fonctions vitales, la science de la société est la science des institutions ainsi définies4.

C’est ainsi que dans la préface à la seconde édition des Règles de la méthode sociologique, Durkheim pouvait écrire, après Mauss et Fauconnet :

1 Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, Librairie générale française, 1993. 2 Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XIX, chap. IV.

3 Mais aussi d’autres sources, notamment allemandes. Voir, à ce sujet : Michel Lallement, « Repenser

l’institution : avec Durkheim et au-delà », Idées économiques et sociales, vol. 159, 2010, p. 18‑24.

4 Marcel Mauss et Paul Fauconnet, « Chapitre 2. Unité et divisions des sciences sociales », in Œuvres, vol. 3,

On peut en effet, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse, de leur fonctionnement1.

Ainsi, un des apports principaux de la sociologie durkheimienne dans la définition du concept d’institution est, comme le souligne bien également Olivier Clain, de l’avoir posé comme médiation particulière par laquelle le social se reproduit comme ordre sui generis et historiquement déterminé2, et c’est pourquoi la sociologie peut aussi se définir comme étude

des institutions, puisque celles-ci sont les médiations particulières par lesquelles s’effectue l’universel concret d’une société déterminée. Comme le notent toutefois Pierre Dardot et Christian Laval3, l’histoire du concept sociologique d’institution peut se comprendre comme

une discussion sur l’historicité des institutions, plus particulièrement sur la capacité des acteurs sociaux à les produire et à les modifier : il s’agit pour la sociologie, mais aussi pour certaines philosophies telles que celle du Sartre de la Critique de la raison dialectique, de saisir l’institution non seulement comme réalité instituée et contraignante, mais aussi du point de vue de l’acte instituant. C’est donc à l’intérieur de ces coordonnées théoriques, très brièvement rappelées, qu’il s’agit de réinscrire l’emploi par Castoriadis du concept d’institution – auquel se mêle, nous le verrons aussi, un apport phénoménologique, en particulier merleau-pontien (l’institution comme Stiftung). Héritant du concept durkheimien d’institution, il s’agit pour Castoriadis de produire une synthèse entre sa conception politique moderne, qui en fait la condition d’accès à la liberté, et celle sociologique, qui en fait une médiation particulière dans la totalisation apriorique du social. Olivier Clain a là aussi le mot juste pour désigner l’approche castoriadienne du concept d’institution, qui se situe au carrefour de son héritage philosophique moderne et de son instanciation sociologique durkheimienne :

C’est au contraire à une réinterprétation de l’institution à partir d’une compréhension politique de son fondement que procède Castoriadis. Même si l’acte d’instituer lui-même est alors pris dans une signification très large, c’est pour montrer que l’autonomie comme projet éthique et politique ne peut se constituer que dans la reconquête et l’assomption de l’acte instituant : l’homme devient libre en cherchant à être responsable de ce qu’il institue4.

1 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, France, Presses universitaires de France, 2007,

p. xx.

2 Olivier Clain, « Institution », op. cit.

3 Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte/Poche,

2015, p. 421 sq.

C’est la raison pour laquelle la théorie de l’institution imaginaire de la société recoupe trois niveaux distincts, mais complémentaires, du concept d’institution :

1. L’institution du social comme réalité sui generis et totalité à chaque fois historiquement déterminée.

2. Les institutions comme médiations particulières et par lesquelles se reproduit l’ordre institué.

3. La politique comme activité instituante, c’est-à-dire comme création consciente de