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P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

2. Le schème critique de l’occultation : logique ensembliste-identitaire, temps et création

2.2. Un retour critique sur les philosophies du temps

La critique des philosophies du temps, qui est un prolongement de sa redéfinition de la création, se déploie aussi en deux temps : critique des rapports entre temps et pensée héritée ; reformulation d’un concept de temps comme créateur.

2.2.1. La pensée héritée et le temps objectif

L’élucidation du fait de la création en dehors de la rationalité ensembliste-identitaire nécessite une réforme radicale de notre définition du temps4. La thèse de Castoriadis est que

1 Ibidem, p. 273. 2 Ibidem, p. 274. 3 Ibidem, p. 275.

4 Pour une présentation linéaire (qui suit point par point l’argumentaire de Castoriadis) de la question du temps

chez Castoriadis, on pourra se référer à : Suzi Adams, Castoriadis’s Ontology : Being and Creation, New York, Fordham University Press, 2011, p. 40‑59. La linéarité sert la précision de l’exposition des thèses de Castoriadis. On regrette toutefois que celle-ci tende à gommer les « nœuds » de l’argumentaire castoriadien, notamment l’articulation entre la thèse de la « spatialisation du temps » dans la pensée héritée et celle d’une « aliénation » de la pratique humaine à sa dimension identitaire (le legein). Celle-ci est traitée p. 53, mais comme un point parmi d’autres. C’est pourtant la thèse centrale de Castoriadis sur les raisons de la « spatialisation » du temps. On pourra aussi se référer aux études suivantes (et il se pourrait qu’il s’agisse là d’une liste presque exhaustive, le thème n’ayant pas vraiment été exploré) : Angelos Mouzakitis, « Autonomy and Authenticity. On the Aporetic Nature of Time and History : Castoriadis - Heidegger », Critical Horizons, vol. 7, n. 1, 2006, p. 277‑301. Toula

l’autonomisation de la logique ensembliste-identitaire a conduit à occulter la nature réelle du temps au profit d’une conception « spatiale ». La « spatialisation » du temps est promotion d’un temps « identitaire » dans lequel le fait de la création devient inintelligible. De nouveau, l’argument de Castoriadis est ontologique : l’être du temps n’est pas tel que nous le pensons. Et, de nouveau, la forme de son argumentation est celle de la falsification : un fait (celui de la création) nous demande de réviser la théorie (la représentation du temps). Il faut noter en outre que la critique de la conception philosophique du temps repose sur le même argument que sa critique de la pensée héritée en général : la cause de la spatialisation du temps est l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire.

Cette institution philosophique du temps est, elle-même, produit et aboutissement de l’épuration logico-ontologique de l’institution social-historique du temps dans une de ses dimensions, la dimension du legein et du repérage une fois que cette dimension a été intégralement soumise aux exigences du legein poussées à leur limite, c’est-à-dire aux exigences de la logique ensembliste-identitaire1.

En quoi la philosophie ne comprend-elle pas le temps selon sa « vraie » nature ? En quoi a-t- il été spatialisé ? Pour répondre à ces questions, il faut commencer par reprendre la définition castoriadienne de l’espace abstrait. Selon Castoriadis, l’espace des philosophes, avant d’être l’espace vécu, est un espace abstrait, un espace pur. L’espace des philosophes est le même que celui des mathématiciens : un lieu vide en trois dimensions dans lequel la différence de l’identique est donnée par les différences des positions dans l’espace.

Nous pouvons, en pensée, faire abstraction de ce qui est différent et penser la pure différence comme telle. Cela est possible – et le résultat de cette opération abstractive est l’espace pur, abstrait. Dans cet espace, tout point diffère de tout autre point sans posséder aucune caractéristique intrinsèque, moyennant seulement quelque chose qui lui est extérieur, à savoir sa position « dans » l’espace. Deux cubes strictement identiques sont différents si et seulement si ils occupent des lieux différents dans l’espace. L’espace abstrait est ce miracle, cette possibilité fantastique de la différence de l’identique2.

L’espace pur des mathématiciens et des philosophes est présupposé par « le legein le plus élémentaire ». Il est une nécessité de la pensée en ceci que toute signification dépend de la possibilité de poser le même comme étant différent. Il n’y aurait aucune signification possible si un signe ne pouvait pas être différent en fonction de sa position dans l’espace. Le

Nicolacopoulos et George Vassilacopoulos, « The time of radical autonomous thinking and social-historical becoming in Castoriadis », Thesis Eleven, vol. 120, n. 1, 2014, p. 59‑74.

1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 299. 2 Cornelius Castoriadis, « Temps et création », op. cit., p. 335.

structuralisme linguistique en témoigne, pour lequel la signification d’une lettre ou d’un phonème dépend de sa position par rapport à d’autres. Pour penser et agir, il faut pouvoir itérer et répéter le même comme étant différent, ce qu’un monde non-spatial n’autoriserait pas. L’espace pur est aussi essentiellement « identitaire » : il est la condition sine qua non de l’identification d’objets particuliers et de leur mise en relation selon des lois déterminées1.

Ce que Castoriadis critique n’est pas la conception abstraite de l’espace. Sa critique porte sur l’idée selon laquelle il serait possible de penser le temps à la manière de l’espace abstrait, c’est-à-dire comme un « réceptacle » : à l’espace pur correspondrait un temps pur, représenté non pas par un espace en trois dimensions, mais par une ligne. Penser la succession dans un tel référentiel reviendrait à situer deux événements sur la ligne du temps, puis à comparer leurs positions2. Selon Castoriadis, la philosophie à partir de Platon invente une représentation

inédite du temps ayant eu l’indistinction des modes de la coexistence spatiale et

1 Castoriadis reviendra, dans la dernière partie de son œuvre, sur l’idée selon laquelle l’espace n’est qu’identitaire :

« Rien ne nous autorise à traiter l’espace comme identitaire de part en part », écrit-il dans « Temps et création », op. cit., p. 339. Il faudrait aussi penser l’espace comme comportant une « dimension imaginaire ou poétique ». Castoriadis fait cette remarque dans le cadre d’une critique de Bergson, sur laquelle nous reviendrons.

2 Nous pouvons nous demander si le temps a toujours été pensé de cette manière dans l’histoire de la philosophie.

La réponse de Castoriadis est positive, et il en veut pour preuve la conceptualisation platonicienne du temps dans le Timée (Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 279‑290). Fait trop rare pour ne pas être remarqué, Castoriadis se réfère élogieusement à l’étude de Derrida sur le Timée dans Marges de la philosophie (Cf. Ibidem, p. 283n25). Il en veut également pour preuve celle d’Aristote (Cornelius Castoriadis, « Temps et création », op. cit., p. 314‑315), la théorie augustinienne de la mémoire (Ibidem, p. 316) ; la théorie kantienne du temps comme forme pure de la sensibilité (Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 283). Dans la deuxième section de l’Esthétique transcendantale, Kant écrit ce passage où la qualification « spatiale » du temps est en effet tout à fait explicite : « On ne peut, à l’égard des phénomènes en général, supprimer le temps lui-même, bien que l’on puisse assurément tout à fait bien soustraire du temps les phénomènes. Le temps est donc donné a priori. C’est en lui seulement que toute l’effectivité des phénomènes est possible. Ces derniers peuvent être soustraits tous ensemble, mais il ne peut lui-même (…) être supprimé. » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, 3e, Paris, Flammarion, 2006, (« GF »), p. 126.) Il en veut enfin pour preuve les sciences classiques de la nature en général (Castoriadis, « Temps et création », p. 329-332.).

L’idée d’un temps « spatialisé » ne fait en réalité sens que d’après l’existence historique de la représentation d’un espace abstrait. Or la conception de l’espace abstrait à laquelle se réfère Castoriadis est clairement l’espace abstrait newtonien, qui lui-même a fait l’objet d’une lutte acharnée entre les partisans de la conception relative de l’espace (les cartésiens) et ceux de la conception absolue (les newtoniens). La représentation d’un espace abstrait absolu est historique et est le résultat d’un développement bien spécifique de la science moderne rattaché à la philosophie naturelle newtonienne. On pourra se référer pour plus de détails à : Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1988. Il est en ce sens assez difficile de rattacher les différentes modalités du temps abstrait comme le fait Castoriadis à celle de l’espace abstrait newtonien. De fait, la représentation linéaire du temps (la ligne du temps) est une création moderne : elle est l’œuvre de Joseph Priestley, qui la présente en 1765 dans A Chart of Biography. Nous remercions Benoit Côté de l’Université de Sherbrooke de nous l’avoir fait remarquer. Castoriadis, qui est pourtant soucieux de valoriser la spécificité historique des constructions scientifiques, projette ici clairement une conception historiquement déterminée de l’espace sur l’ensemble des représentations du temps afin de faire valoir sa conception propre du temps.

temporelle pour conséquence. Penser la différence dans l’espace ou la succession temporelle revient à localiser dans un lieu vide des choses ou des événements. En d’autres termes, le temps des philosophes, le temps abstrait, est un « espace-temps », une dimension extérieure aux étants dans laquelle ils viendraient s’insérer pour exister. « L’institution philosophique du temps », qu’elle préfère une conception subjective pour laquelle le temps est une donnée de la conscience ou objective pour laquelle le temps est une dimension intrinsèque de l’être, est, on le comprend, « identitaire ». Comme l’espace, elle repose sur l’identification d’entités particulières dans un référentiel vide et les met en relation selon des lois déterminées (causalité, finalité, implication logique). Il s’agit de penser l’avant et l’après, la variation et la succession temporelles, selon la « place » qu’occupent des identités dans un temps homogène et extérieur, dans un temps dénué de toute qualité particulière. Aussi, une telle représentation identitaire du temps permet-elle une mesure par comparaison de l’avant et de l’après dans ce référentiel vide que serait le temps abstrait, le temps « pur ».

Ce temps identitaire est médium homogène et neutre de « co-existence successive », qui est coexistence tout court pour le Regard (Theôria) qui l’inspecte étalée devant lui. Ici, ontologie traditionnelle, logique, mécanique (et même physique) classique se rencontrent absolument. Dans ce temps identitaire existe le présent identitaire – et réciproquement, le temps identitaire n’est que répétition innombrable (et nombrée) de présents identitaires, toujours identiques comme tels et différents seulement par leur « place1 » […].

Nous comprenons mieux pourquoi Castoriadis estime qu’une telle représentation du temps ne laisse aucune place à la création. Un tel référentiel vide permet tout au plus de comparer et de mesurer l’écart séparant deux événements, mais il ne permet pas de penser l’autotransformation d’un être en un être autre.

2.2.2. Temps et création

Qu’est-ce qu’alors que le temps s’il n’est pas ce que les philosophes en disent ? Castoriadis répond parfois à cette question par des formules sibyllines, voire lapidaires. Dans la préface aux Domaines de l’homme, on trouve : « Création, être, temps vont ensemble : être signifie à-être, temps et création s’exigent l’un et l’autre2. » Peut-être plus précise, cette

formulation dans « L’imaginaire : la création dans le domaine social-historique » : « … l’être n’est pas simplement “dans” le Temps, mais il est par le Temps (moyennant le Temps, en vertu

1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 299‑300.

2 Cornelius Castoriadis, « Préface », in Les carrefours du labyrinthe. 2, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1999,

du Temps). Essentiellement l’Être est Temps. [Ou aussi : l’Être est essentiellement à-Être1.] »

Ces formulations dogmatiques correspondent en fait à un effort d’exposition synthétique, et l’on trouve ailleurs dans son œuvre des réponses plus détaillées à la question de la nature du temps.

Tout d’abord, le temps n’est pas « en dehors » de l’être, mais lui est immanent. Il est impossible d’abstraire un temps pur dans lequel viendraient s’insérer les différents étants. C’est en cela que Castoriadis peut dire que « l’Être est Temps ». Ensuite, le temps est essentiellement altération formelle, passage d’une forme de l’être en une autre. C’est en cela que « Création, être, temps vont ensemble ». Ainsi, le temps « pur » n’est rien d’autre : l’autotransformation formelle de l’être. L’avant et l’après ne sont pas marqués par la position de deux événements sur une ligne du temps, mais pas la scansion de la création et de la destruction. La flèche du temps, la perception selon laquelle le temps s’écoule toujours dans la même direction, n’est pas expliquée par Castoriadis selon le deuxième principe de la thermodynamique voulant que tout système thermodynamique s’effectue avec augmentation de l’entropie globale, mais par la succession indéfinie de nouvelles formes. De ce point de vue, Castoriadis réaffirme l’irréversibilité absolue du temps, et ce, contre l’observation selon laquelle certaines lois physiques sont valides si l’on inverse la flèche du temps. Il existe un avant et un après de la création, et c’est la scansion continue de la création qui fait avancer l’être dans la direction qu’on lui connaît. « Ainsi, l’inversion de la flèche du temps n’est qu’extrêmement improbable du point de vue abstrait, ensidique – et simplement absurde lorsque l’émergence des formes est prise en considération2. » On comprend mieux pourquoi

Castoriadis peut définir l’être comme « à-être », l’être contenant toujours le principe de son autoaltération, processus à la base de notre expérience du temps.

Il n’y a donc pas de temps « pur », séparable de ce qui se fait être par le temps et fait être le temps. Plus exactement : le schème « pur » du temps est le schème de l’altération essentielle d’une figure, le schème qui présentifie l’éclatement et la suppression d’une figure par l’émergence d’une (autre) figure3.

Dans « Temps et création », Castoriadis résume sous une forme expéditive ses développements sur la différence entre le temps et l’espace :

1 Cornelius Castoriadis, « L’imaginaire : la création dans le domaine social-historique », op. cit., p. 272. 2 Cornelius Castoriadis, « Temps et création », op. cit., p. 341.

Le temps, c’est l’être pour autant que l’être est altérité, création et destruction. L’espace abstrait est l’être pour autant que l’être est déterminité, identité et différence1.

On remarquera pour terminer sur cette question que si Castoriadis définit le temps comme création, il souligne dans d’autres textes que le temps est aussi identitaire – et, en ce sens, la représentation philosophique du temps comme identitaire n’est pas complètement erronée. Le temps est aussi répétition et itération du même, il est aussi explicable par et dans la logique ensembliste-identitaire, sans quoi aucune mesure du temps ne serait possible (et elle l’est). Il existe objectivement une « temporalité naturelle » qui permet la vie. « Il y a quelque chose comme une identité naturelle, il y a un sens énigmatique et inéliminable, à la fois impossible à expliciter et sans lequel on ne saurait faire un pas2 […]. »