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Irréductibilité de la totalité de l’être à l’ensembliste-identitaire : exemples du vivant et du social-historique

P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

1. Le schème critique de la limitation : panlogisme ensembliste-identitaire et pluralisme ontologique

1.1. Irréductibilité de la totalité de l’être à l’ensembliste-identitaire : exemples du vivant et du social-historique

Le premier motif de la critique castoriadienne de la pensée héritée est que la logique- ontologie ensembliste-identitaire est insuffisante, car elle ne permet pas d’expliquer adéquatement l’ensemble du réel. Elle est limitée. L’argument central de Castoriadis est que l’expérience phénoménale que nous faisons de l’être ne peut pas être restituée dans son intégralité moyennant les schèmes dont dispose la rationalité ensembliste-identitaire. Si l’être possède un « moment » ensembliste-identitaire, l’un n’est pas pour autant réductible à l’autre. En d’autres termes, la rationalité ensembliste-identitaire comme telle ne peut pas rendre compte de la totalité de notre expérience effective, voire même de certains de ses aspects fondamentaux et élémentaires (l’expérience vécue de la couleur, par exemple). L’argument est, on le voit, ontologique, bien qu’il porte sur le statut d’un construit épistémique : l’être est tel qu’il ne peut pas être intégralement connu à partir des critères fondamentaux et des exigences internes de la pensée héritée, qui sont ceux de la logique ensembliste-identitaire – moyennant, certes, des spécificités imaginaires et social-historiques. C’est en partie pourquoi Castoriadis parle de la « Raison » comme une « pseudo-rationalité » : elle est « pseudo- rationnelle », car non seulement elle n’interroge pas la légitimité d’une extension universelle

de la logique ensembliste-identitaire, mais elle s’aveugle aussi sur l’inadéquation flagrante entre l’expérience vécue et le construit épistémique censé en rendre compte. Au contraire, « tout semble indiquer que, au-delà de la première couche ou strate dont nous avons parlé, ce qui est n’est pas congru à la logique ensembliste1. » Ainsi, la totalité de notre savoir, à

l’exception de quelques percées dans des domaines restreints, rencontre ce décalage entre le discours et la nature de l’être2.

Prenons un exemple de cette ligne argumentative dans la critique que Castoriadis propose de la biologie contemporaine3. La conjonction de la biologie moléculaire et du modèle

cybernético-informationel a permis des avancées significatives dans la compréhension du vivant. Elle a notamment permis de liquider la conception mécaniste selon laquelle il n’y a dans la nature que des causalités externes, sans pour autant poser une finalité intrinsèque au vivant lui-même. Ainsi, la biologie contemporaine a considérablement gagné en pouvoir explicatif, en particulier du fait de la congruence entre la rationalité cybernético- informationnelle et le vivant lui-même. La logique ensembliste-identitaire qui soutient le paradigme cybernético-informationnel fournit la base d’une explication satisfaisante du vivant. Néanmoins, le point de vue cybernético-informationnel laisse un résidu important, qu’il ne pourra d’ailleurs jamais résorber, à savoir qu’il y a qualité de l’information à chaque fois spécifique pour le type de vivant considéré, et que cette qualité procède d’une autodéfinition du vivant à chaque fois spécifique (tant du point de vue de l’espèce que de celui de l’individu). L’argument est que la logique ensembliste-identitaire ne peut ni induire ni déduire la qualité de la signification, ni ce qui rend ces différences qualitatives possibles d’un point de vue ontologique.

Ces différentes dimensions de l’information, que l’on ne peut ignorer, indiquent que l’on ne saurait s’en tenir à la quantité d’information que mesure l’ingénieur des télécommunications, ni ramener toutes les questions au calcul des probabilités. Elles

1 Cornelius Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit., p. 275.

2 Castoriadis dresse un état des lieux de ces limites dans : Cornelius Castoriadis, « Science moderne et

interrogation philosophique », op. cit.

3 Ibidem, p. 233‑243. Ce n’est évidemment pas le seul texte où il est question du vivant, encore moins du seul

texte où sont spécifiées les limites de la logique ensidique. On pourra aussi se référer (liste non exhaustive) à : Cornelius Castoriadis, « Portée ontologique de l’histoire de la science », op. cit., p. 533‑540. Cornelius Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », in Les carrefours du labyrinthe. 3, Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, p. 233‑280, [p. 243‑249]. Cornelius Castoriadis, « Imagination, imaginaire, réflexion », op. cit., p. 309‑312. Cornelius Castoriadis, « Phusis, création, autonomie », in Les carrefours du labyrinthe. 5, Fait et à faire, Paris, Seuil, 2008, p. 236‑249, [p. 236‑246].

renvoient également à cette évidence que, sinon en général, en tout cas dans ce cadre et en tant que corrélat de l’information, la mesure de la probabilité n’est possible que quant

à […] ; quant à, donc, référé à un système essentiellement subjectif. Elles montrent

finalement que, au sens qui importe, l’automate ne peut jamais être pensé que de l’intérieur, qu’il constitue son cadre d’existence et de sens, qu’il est son propre a priori, bref, qu’être vivant, c’est être pour-soi, comme certains philosophes l’avaient depuis longtemps affirmé1.

Castoriadis propose des développements semblables dans le cas des autres sciences de la nature. Mais, bien plus que les sciences naturelles, ce sont les disciplines anthropologiques qui nous invitent à constater les limites de la logique ensembliste-identitaire. « Les catégories centrales de la logique ensembliste s’effondrent au contact du social-historique2 ». Un cas

particulier, mais très significatif, des limites de la rationalité ensembliste-identitaire dans le domaine anthropologique est la question des « schèmes de la coexistence » de la société3. Cette

question est celle consistant à savoir ce qui fait qu’une société « tient ensemble comme un tout ». La thèse de Castoriadis est que la rationalité ensembliste-identitaire n’est d’aucune aide pour penser cette question – qui est pour lui la question centrale de la sociologie. Alors qu’il faudrait produire un type de discours qui rendrait compte d’un type d’unité propre à l’être- social, les sciences sociales transposent les catégories fondamentales de la logique ensembliste-identitaire dans un domaine ontologique qui ne l’autoriserait pas. L’« un » social- historique n’est pas l’« un » de la logique ensembliste-identitaire, car il s’agit d’un autre type d’être.

Il n’y a pas […] moyen, à l’intérieur de cette même limite [celle de la logique ensembliste- identitaire], de penser la société comme coexistence ou comme unité d’une diversité. Car

la réflexion de la société nous place devant cette exigence, à laquelle nous ne pourrons jamais satisfaire au moyen de la logique héritée : considérer des termes qui ne soient pas

des entités discrètes, séparées, individualisables (ou ne peuvent être posés ainsi que transitoirement, comme termes de repérage), autrement dit qui ne soient pas des éléments d’un ensemble, ni réductibles à de tels éléments ; des relations entre ces termes qui ne soient pas, elles-mêmes, séparables ni définissables de façon unique ; enfin, le couple terme/relation, tel qu’il se présente chaque fois à un niveau donné, comme impossible à saisir à ce niveau indépendamment des autres. Ce dont il s’agit ici n’est pas une complexité

logique plus grande, que l’on pourrait surmonter en multipliant les opérations logiques traditionnelles, mais une situation logico-ontologique inédite4.

1 Cornelius Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit., p. 237. 2 Pour plus de détails sur cette proposition : Ibidem, p. 277‑281.

3 Pour un inventaire des limites de la rationalité ensembliste-identitaire pour les sciences de l’homme : Cornelius

Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit.

Cette critique générale se spécifie dans celle de l’opposition classique en sociologie entre holisme et individualisme. Si l’holisme sociologique pense l’unité du social comme préexistante à ses parties, l’individualisme tend à éluder cette question du fait de ses options philosophiques nominalistes. On pourrait donc s’attendre à ce que Castoriadis trouve chez les « holistes » des partenaires intellectuels privilégiés, ceux-ci posant le social comme une réalité

sui generis informant le comportement individuel. Au contraire, Castoriadis dit à leur propos

qu’ils ont été jusqu’à ce jour des individualistes à leur insu1, ou bien qu’ils ont abordé la

question du social-historique à travers des « métaphores illégitimes » (il cite : la conscience collective, l’inconscient collectif, l’organicisme2). La raison de ce double rejet est que les

approches holistes et individualistes pensent toutes les deux les rapports de l’un au multiple à

l’intérieur du cadre de la logique ensembliste-identitaire, alors que la nature ontologique de

l’être-social demande de produire une autre conception de l’unité : holismes et individualismes sont les deux faces d’une même médaille, la rationalité ensembliste-identitaire, impropre à penser les phénomènes sociaux, à plus forte raison la question de la totalité sociale. Aussi le problème n’est-il pas tant de déterminer quel est le rapport réel du tout à ses parties que de penser l’objet sociologique en présupposant qu’il puisse se décomposer en tout et en partie. Le sociologue fait de la relation du tout et de ses parties un cas particulier de la catégorie générale « relation », alors que la nature ontologique du social-historique nous incite à penser une modalité inédite de la « relationalité » en dehors de la logique ensembliste-identitaire. Bref, que l’on pense le tout comme préexistant à ses parties ou l’inverse, il s’agit dans les deux cas d’une transposition d’une rationalité particulière, celle de l’ensembliste-identitaire, dans un domaine ontologique qui ne se prêterait pas à de telles opérations logiques.

Dans le cas du schème critique de la limitation, nous voyons bien que Castoriadis remobilise un schème critique assez conventionnel au regard de l’histoire de la critique de la pensée métaphysique, et que l’on retrouve déjà chez Nietzsche, sinon chez Héraclite. Il s’agit de montrer que la « pensée d’entendement », pour parler comme Hegel, est une pensée pauvre au regard de la richesse de l’être dans sa totalité et qu’il convient, par conséquent, d’inverser, ou du moins de modifier, le rapport entre l’être et le langage : si ce n’est qu’à travers le langage

1 Ibidem, p. 265‑266. 2 Ibidem, p. 267‑268.

que l’être est perçu, celui-ci, pour autant, ne saurait s’épuiser dans les déterminations de celui- là, a fortiori lorsqu’il est réduit à ses fonctions logiques. Mais une grande différence de Castoriadis par rapport à l’héritage nietzschéen, nous le soulignerons régulièrement, est de chercher à repenser l’ontologie, non pas en fonction de l’idée du « flux » ou de la « vie », mais plutôt à partir de celle d’une pluralité de registres organisationnels, chacun possédant sa propre forme d’autopoïèse. Ainsi, la pluralisation interne des formes de discursivité visée par le constructivisme castoriadien cherche moins la restitution d’un « flux ontologique » que celle de sa pluralité interne, qui est une pluralité des formes organisationnelles.