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Transrégionalisme catégorial et pluralisme ontologique

P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

1. Le schème critique de la limitation : panlogisme ensembliste-identitaire et pluralisme ontologique

1.2. Transrégionalisme catégorial et pluralisme ontologique

Ce qui est visé tout particulièrement dans ce schème critique de la limitation est le transrégionalisme catégorial de la rationalité ensembliste-identitaire, c’est-à-dire le postulat selon lequel les schèmes opérateurs internes de la rationalité ensembliste-identitaire valent universellement et à tous les niveaux de l’être. En d’autres termes, une des « causes » internes de la limitation de la rationalité ensembliste-identitaire est son panlogisme, ou, plutôt, son incapacité à différencier le sens des catégories fondamentales de la pensée en fonction de la qualité des objets auxquels elles s’appliquent. Comme l’écrit explicitement Castoriadis, « ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une nécessité s’originant dans le plus profond de l’organisation de la pensée héritée que d’affirmer en fait l’existence de catégories transrégionales possédant un sens plein et le même sens quel que soit le type d’objet considéré1. » Aussi tout le problème n’est-il pas de créer de telles catégories transrégionales,

mais de postuler qu’elles s’appliquent « pleinement » et de manière univoque selon les différentes régions ontologiques inspectées par le sujet de la connaissance. Plus largement, le problème est que le transrégionalisme catégorial de la pensée héritée conduit non seulement au rétrécissement et à la limitation de l’expérience, mais aussi à la suppression de la distance nécessaire entre l’être et la pensée, et rend par conséquent impossible l’activité même de la pensée, qui ne devrait pas consister seulement à appliquer des catégories, mais à les créer au contact de l’expérience afin d’en rendre compte adéquatement :

Nous ne pouvons traiter les catégories comme univoques que si nous supprimons à la fois tout écart et toute relation entre pensée et être, soit en faisant de ce qui est un chaos qui n’exige, n’impose et n’empêche rien et dont la pensée peut faire absolument ce qu’elle veut, soit en le posant comme pleinement et exhaustivement identiques aux déterminations

de la pensée. L’une comme l’autre de ces vues sont intenables et par conséquent les catégories sont essentiellement multivoques1.

La critique de l’universalisation de la rationalité ensembliste-identitaire se présente ainsi comme une critique générale et vigoureuse de toute forme de réductionnisme2. Pour

Castoriadis, en effet, le réductionnisme repose intégralement sur le postulat transrégional selon lequel le sens des catégories logiques fondamentales reste inchangé, quel que soit l’être considéré, et qu’il est par conséquent possible de réduire un phénomène à un autre3. Au

contraire, nous le verrons amplement dans le chapitre suivant, il n’y a pas pour Castoriadis de logique universelle : chaque domaine de l’être nécessite la production d’une logique qui lui correspond. Il y a incommensurabilité des logiques, car incommensurabilité des régimes ontologiques. C’est la raison pour laquelle nous pouvons décrire la position de Castoriadis comme un « pluralisme ontopoïétique constructiviste ». Il s’agit d’un pluralisme

ontopoïétique, car il soutient que la pluralité sémantique s’ancre sur une diversité ontologique

au sens fort. Il existe des « strates » (ou « régions ») de l’être, auxquelles doit correspondre des formes différentes de rationalité et de signification. Et il s’agit d’un constructivisme, car il soutient non seulement qu’il y a plusieurs modalités du sens, mais que chacune d’entre elles est une création du sujet de la connaissance. Le « changement d’axiomes, au niveau de la théorie, correspond à la fracture au niveau de l’objet4 ». Retournant à Aristote, Castoriadis

1 Ibidem, p. 279.

2 Dans sa forme la plus radicale, le réductionnisme est un programme scientifique visant la traduction de toutes

les propositions de tous les savoirs scientifiques dans le langage d’une discipline scientifique particulière néanmoins jugée universelle. Le physicalisme du Cercle de Vienne des années 1920 et 1930, en particulier celui de Carnap, est souvent donné comme exemple de cette forme de réductionnisme total, et la mathesis universalis cartésienne, ensuite développée par Leibniz, est présentée comme un vénérable ancêtre de ce projet. Le réductionnisme ne prend pas nécessairement cette forme totalisante, puisque l’on parle aussi de réductionnisme lorsqu’il s’agit de traduire des propositions scientifiques d’une discipline particulière dans le langage d’une autre discipline particulière. La traduction des propositions juridiques en propositions économiques est un exemple bien connu de réductionnisme local, « économisme » que le marxisme illustrerait. Qu’il soit total ou local, le réductionnisme suppose ou présuppose aussi une série d’appréciations ontologiques : la nécessité de la réduction se justifie sur la base de jugements sur la réalité supposée des phénomènes qu’il s’agit de « réduire ». Les phénomènes juridiques sont, pour reprendre l’exemple de l’économisme, « en réalité » des phénomènes économiques, et ce réel est de surcroit le « vrai » réel – le reste étant illusion. Il est possible de considérer les ontologies et épistémologies réductionnistes comme des manifestations complexes de la distinction fondamentale dans la pensée philosophique entre « être et paraître » ou « être et phénoménalité » ou « essence et existence ». Il s’agit de retrouver le substrat « réel » des choses derrière une phénoménalité trompeuse. La recherche présocratique des principes premiers visait et s’appuyait déjà sur une telle forme d’explication par la découverte de l’être derrière l’apparence.

3 Cornelius Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit., p. 277‑281. 4 Cornelius Castoriadis, « Portée ontologique de l’histoire de la science », op. cit., p. 560.

aime dire qu’« être » se dit en plusieurs sens, que l’être est un pollachôs légoménon, car il est

en plusieurs sens.

Soulignons cependant que la critique castoriadienne du réductionnisme s’articule aussi à une interrogation cosmologique sur l’unité de l’univers au-delà de sa pluralité constitutive. Quand bien même l’être serait morcelé, régionalisé, stratifié, il reste qu’il existe une cohésion unitaire de l’univers qu’il s’agit également de penser. L’objectif de Castoriadis n’est donc pas de dire que nous sommes condamnés à la production de savoirs « régionaux », mais que la rationalité ensembliste-identitaire n’est pas adéquate pour penser la relation entre les « strates » et la multiplicité du sens, ce qui est différent1. En cela, Castoriadis rejoint un des axes

importants de toute philosophie constructiviste, à savoir la question de la synthèse des formes particulières de rationalité dans un monde désubstantialisé, c’est-à-dire sans principe métaphysique d’unification de la diversité.

Nous mentionnions le rapport de Castoriadis au pluralisme régional aristotélicien. Comme l’indique Castoriadis lui-même, le problème des rapports entre universalité des catégories et pluralité des régions ontologiques a déjà été posé par Aristote, puis repris à de nombreuses occasions dans l’histoire de la philosophie, notamment par Hegel, et plus largement à chaque fois qu’a été abordée la question de la spécificité du domaine anthropologique2. La thèse critique de Castoriadis ne consiste donc pas à dire que la régionalité

ontologique n’a jamais été reconnue, mais que, pour ainsi dire, elle n’a jamais été prise au sérieux. La thèse de Castoriadis est que l’ontopoïèse ontologique, qui est aussi bien ontopoïèse d’espèces individuelles que de régions dans lesquelles s’inscrit la généricité, requiert une pluralisation radicale des rationalités, c’est-à-dire une pluralisation axiomatique adéquate à la pluralité régionale :

Il nous parait donc que toute tentative d’élaboration d’une nouvelle logique devra, dès le départ, prendre en considération et essayer de rendre pensable cette régionalité forte de ce qui se donne à nous, et ses implications, et que ce travail ne sera pas possible sans une reconsidération radicale des notions les plus élémentaires et les plus primitives – telles que, par exemple, celle d’universel et de particulier – qui pourrait, à son tour, être grosse de conséquences décisives pour l’ensemble de notre édifice de pensée3.

1 Cornelius Castoriadis, « Temps et création », op. cit., p. 343 sq.

2 Cornelius Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit., p. 277‑279. 3 Ibidem, p. 281.

Afin d’éviter un malentendu, notons, pour finir, que cette critique du réductionnisme, qui est critique de l’universalisation de la logique ensembliste-identitaire, n’est pas disqualification de la logique ensembliste-identitaire comme telle. Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, la logique ensembliste-identitaire correspond à un certain niveau du réel, niveau que Castoriadis appelle la « première strate naturelle ». Tout être s’appuyant et recréant à sa façon cette première strate naturelle, la logique ensembliste-identitaire a quelque chose à dire sur l’ensemble de l’être, sans pour autant être universelle. Il y a donc une certaine légitimité du réductionnisme, à condition que toute entreprise réductionniste spécifie au préalable qu’elle laissera intentionnellement de côté certaines spécificités de l’objet qu’elle « réduit ». Il est légitime, par exemple, d’utiliser le paradigme cybernético-informationnel pour étudier la psyché humaine, à condition de spécifier que l’on ne saurait tout exprimer de la psyché humaine à travers le langage de la cybernétique1 – elle ne fera qu’en exhiber la

dimension ensembliste-identitaire. Encore une fois, la critique proposée par Castoriadis de la logique ensembliste-identitaire a surtout comme objectif de montrer qu’il existe plusieurs régimes de la signification, pluralité inaccessible via la seule logique ensembliste-identitaire, non pas de la disqualifier comme telle. « Le monde comporte une dimension ensidique […]. Mais le monde n’est pas un système ensidique2. »

2. Le schème critique de l’occultation : logique ensembliste-identitaire,