• Aucun résultat trouvé

Imaginaires grec et moderne : la spécificité de la modernité philosophique dans son rapport à l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire

P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

2. L’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire

2.3. Imaginaires grec et moderne : la spécificité de la modernité philosophique dans son rapport à l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire

L’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire est donc à rapporter à l’activité de l’imaginaire social instituant, même si une de ses conditions est l’existence d’une « première strate naturelle » existant dans la nature et sur laquelle s’étaye l’institution de la société. Sur la base de cette thèse, Castoriadis en affirme deux autres : 1/ l’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire est une tendance universelle de l’histoire occidentale ; 2/ elle est néanmoins un phénomène proprement moderne. Un peu à la manière de Max Weber qui se demandait quels étaient les facteurs religieux qui ont pu empêcher (mais aussi encourager) le développement du capitalisme, Castoriadis se demande quels sont les facteurs qui ont pu empêcher la pleine autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire avant la modernité. Dans ce qui suit, nous commencerons par commenter l’interprétation castoriadienne de l’imaginaire grec comme facteur limitant la pleine autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire pour ensuite nous pencher sur le commentaire qu’il propose de l’imaginaire des modernes comme un de ses facteurs majeurs.

2.3.1. La saisie imaginaire grecque du monde et l’élaboration de la logique ensembliste- identitaire

La saisie imaginaire du monde par les Grecs. – Castoriadis s’est intéressé à de

nombreuses reprises à la nature et au rôle de l’imaginaire dans la Grèce ancienne1. C’est

néanmoins dans ses séminaires des années 1982 et 1983 à l’EHESS, désormais publiés dans la série intitulée Ce qui fait la Grèce2, que l’on trouve les développements les plus précis et les

plus ambitieux à ce sujet. Castoriadis ouvre son séminaire en expliquant qu’il cherche à comprendre dans quelle mesure les significations imaginaires structurant le monde grec ont rendu possible la formation de la démocratie athénienne. Il s’agit donc de définir le contenu de ces significations, pour ensuite les mettre en rapport avec des formes de pratiques instituées3. Un trait singulier de cette étude est qu’elle se concentre non pas sur ce qui est

souvent considéré comme l’époque la plus marquante de l’histoire de la Grèce, le fameux « siècle de Périclès » (Ve), mais plutôt sur une période allant du VIIIe au Ve siècles, c’est-à-

dire celle où se forme l’expérience et la représentation grecques du monde dont le Ve siècle

serait le point d’orgue. Castoriadis s’intéresse donc à l’imaginaire grec tel qu’on le retrouve, tout d’abord, dans les poèmes hésiodiques et homériques et les présocratiques puis, en ce qui concerne les Ve et IVe siècles, dans les œuvres des historiens et des tragiques. Sans néanmoins

exclure ce qui est considéré comme le plus représentatif de la pensée grecque classique (Platon et Aristote), Castoriadis cherche aussi dans d’autres sources ce qu’il considère comme distinctif de l’ethos grec.

La première faiblesse, presque toujours, de toute réflexion sur la Grèce ancienne, c’est qu’on prend des textes philosophiques (par exemple ceux de Platon et d’Aristote) qui parlent de sujets politiques pour dire : la Grèce ancienne, c’était cela. Or on parle là non pas de faits mais d’univers de pensée, sans remarquer les partis pris dont ces textes sont

1 Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut mentionner les textes suivants, qui traitent de diverses manières de la

place de l’imaginaire dans la pensée et la pratique des Grecs : Cornelius Castoriadis, « Anthropogonie chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle », in Les carrefours du labyrinthe. 6, Figures du pensable, Paris, Seuil, 2009, p. 17‑42. Cornelius Castoriadis, « La découverte de l’imagination », op. cit. Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », in Les carrefours du labyrinthe. 2, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1999, p. 324‑382. Cornelius Castoriadis, « Imaginaire politique grec et moderne », op. cit.

2 Cornelius Castoriadis, La création humaine, II. Ce qui fait la Grèce, 1 : D’Homère à Héraclite. Séminaires

1982-1983, op. cit.

3 « On essaiera donc d’aller aux racines du monde grec, à ce qu’on peut appeler la saisie première par les Grecs,

avant toute thématisation philosophique et politique, de l’être du monde, de l’existence humaine dans le monde ; d’appréhender, donc, le noyau de toutes les significations imaginaires qui se sont ensuite déployées et instituées en Grèce. » Ibidem, p. 35. On trouvera une étude fort bien faite du rapport entre imaginaire, ontologie du chaos et politique démocratique dans : Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis : création et institution, op. cit., p. 493‑525.

affectés. Mais l’univers de la pensée politique et sociale grecque se lit dans l’esprit des institutions, et on le voit infiniment mieux chez les historiens – Hérodote et Thucydide sont fondamentaux de ce point de vue –, chez quelques présocratiques qui n'appartiennent pas au grand courant parménido-platonicien, dans la tragédie et même dans la poésie lyrique. On y trouve des formulations qui vont au plus près de la découverte de l’idée d’institution dans sa radicalité, ou de l’idée de l’histoire comme création, idées totalement absurdes dans le contexte platonicien. En effet, le rôle de Platon dans l’histoire de la philosophie a été celui d’un énorme bloc de pierre qui, pendant des siècles et des siècles, a fait obstacle à l’idée de la création dans l’histoire, de la créativité de la collectivité comme posant son institution, son propre nomos1.

Davantage que les philosophes comme Platon ou Aristote (ce qui ne signifie pas que leurs philosophies soient vouées aux gémonies), les poètes, les tragiques et les historiens nous donnent accès, dans la mesure où leurs créations se déploient dans un milieu modelé par des significations imaginaires spécifiques, à la conception grecque, plus particulièrement athénienne, du monde. La création tragique et le témoignage historique explicitent la « présence effective dans l’espace social-historique athénien de certains complexes de significations, dont nous connaissons […] l’affinité intime avec l’ensemble de l’institution imaginaire de cet espace2 ».

Dans sa remarquable synthèse critique du séminaire de 1982-1983, Sophie Klimis3

reconstruit avec exactitude l’ensemble des significations imaginaires que Castoriadis identifie. Elle reconstruit les développements de Castoriadis autour de trois axes complémentaires : la saisie imaginaire grecque du monde ; la saisie imaginaire grecque de l’existence et de la mort ; la saisie imaginaire grecque de l’humanité.

La première, la saisie imaginaire grecque du monde, s’articule entièrement à la notion de khaos et détermine dans une très grande partie l’ontologie, la cosmologie et la politique grecques. Selon Castoriadis le texte où est explicitée pour la première fois la notion spécifiquement grecque de chaos est la Théogonie d’Hésiode. Comme le souligne S. Klimis, Castoriadis s’attache à faire ressortir la polysémie complémentaire de la notion hésiodique de

khaos. Son premier usage se situe dans le premier vers (v. 116, après le prologue : è toi men

1 Cornelius Castoriadis, La création humaine, II. Ce qui fait la Grèce, 1 : D’Homère à Héraclite. Séminaires

1982-1983, op. cit., p. 39.

2 Cornelius Castoriadis, « Anthropogonie chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle », op. cit., p.

19.

3 Sophie Klimis, « Les sources grecques de l’auto-création humaine selon Castoriadis », in Cahiers Castoriadis.

Imaginaire et création historique, éd. Philippe Caumières, Sophie Klimis, Laurent Van Eynde, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2006, p. 9‑ 44.

prôtista Khaos genet’) « D’abord le vide est devenu » ou « D’abord est advenu le Vide1 ». Il

conduit à l’idée selon laquelle l’être provient d’une matrice primordiale, à comprendre comme un vide originaire sans pour autant être un néant. L’idée hésiodique de chaos donne à concevoir celle d’une absence d’être dynamique d’où procède l’être. Le second usage de la notion se situe à la fin du poème, lorsque Hésiode décrit le Tartare après avoir narré la lutte entre les Olympiens et les Titans. Hésiode écrit alors que la Terre sur laquelle les êtres vivants évoluent plonge ses racines dans le Tartare, monde monstrueux et hubristique où demeurent les Titans. Ce second usage (v. 727-728 & 720-738) renvoie à l’idée de « mélange informe, terrifiant, qui contient tout et nourrit tout : le Tartare, prison pour les anciens dieux vaincus, est aussi ce dans quoi tout ce qui existe plonge ses racines2 ». Castoriadis résume son développement sur la

polysémie de la notion hésiodique de khaos ainsi :

En ce qui concerne cette matrice originaire, ce substrat, nous avons affaire en fin de compte à deux idées, deux significations. La première est celle du vers 116 : le Chaos comme Vide, comme Abîme. Le monde surgit ex nihilo. L’être lui-même est d’abord un vide. Si je traduis dans ma terminologie, on a là l’idée d’une création radicale, d’une création à partir de rien, et d’une création du rien lui-même à partir d’un hyper-rien. Seconde signification (essentiellement les vers 727-728 sur les racines, et plus largement les vers 720 à 735) et, encore davantage, dans l’interpolation que je viens de vous résumer : c’est l’idée d’un kukeôn, d’un mélange informe, terrifiant, qui contient tout et nourrit tout. Or c’est cette seconde idée – c’est très étonnant, ici je ne peux que poser cette thèse – qui est appelée à jouer le rôle le plus important dans le développement de la philosophie grecque3.

Le second axe, la saisie imaginaire grecque de l’existence et de la mort, fait valoir le caractère intrinsèquement contingent et définitivement périssable de la vie. Chez Anaximandre, Castoriadis trouve la thèse selon laquelle la mort est le prix à payer pour le fait même d’exister dans un monde fondamentalement indéterminé : la mort est justice (dikè) faite à des êtres/étants dont la prétention à exister est hubris4. Castoriadis estime que cette

caractérisation de la vie comme intrinsèquement périssable et contingente n’est pas une idée

1 Traduction proposée par Castoriadis et reprise par S. Klimis. Ibidem, p. 21. 2 Ibidem, p. 22.

3 Cornelius Castoriadis, La création humaine, II. Ce qui fait la Grèce, 1 : D’Homère à Héraclite. Séminaires

1982-1983, op. cit., p. 174.

4 « L’adikia [traduit par S. Klimis comme « transgression »], c’est l’exister lui-même. Et cet exister doit être

détruit selon le même principe qui le produit. Prévaut finalement [chez Anaximandre] une sorte de justice ontologique, qui abolit l’hubris impliquée par l’existence particulière. » Castoriadis, cité dans : Sophie Klimis, « Les sources grecques de l’auto-création humaine selon Castoriadis », op. cit., p. 27. Les crochets sont de nous.

originale d’Anaximandre, mais un trait partagé1. Dans le chant XI de l’Odyssée, la vie dans

« l’Hadès est une survie d’ombres misérables, sans esprit ni sens, et sans souvenirs2 ». Pour

Castoriadis, les Grecs « ont découvert ce fait qu’il y a une mort finale, définitive […] qu’on ne peut lui donner une autre signification, la transsubstantier, l’embellir3 ».

Le troisième axe, la saisie imaginaire grecque de l’humanité, fait valoir la possibilité pour l’homme d’agir librement et de poser les propres normes de son action dans un univers doté de déterminations contraignantes. Castoriadis voit dans la notion de moira chez Homère la première thématisation explicite par les Grecs de la liberté humaine. S. Klimis écrit que la « moira n’est pas une divinité personnifiée chez Homère, mais une puissance impersonnelle, une sorte de légalité suprême qui s’impose aux dieux comme aux hommes : là où la moira dicte sa loi, il n’y a ni discussion, ni conciliation possible4 ». Or pour Castoriadis, c’est

précisément sur fond de cette détermination universelle de l’agir que les Grecs ont pensé qu’il y avait pour l’homme la possibilité d’agir librement ; la moira n’est pas prédermination et destin inflexible, mais limite à l’intérieur de laquelle l’action est rendue possible. S. Klimis résume très bien l’interprétation castoriadienne de la moira chez Homère :

Loin d’être paradoxale, cette conception de la moira est selon Castoriadis ce qui contient la base de toute recherche rationnelle : si ce qu’il faut bien nommer la liberté humaine est possible, c’est parce que moira n’est pas un déterminisme absolu, mais une limite ultime, la mort, qui ouvre un espace pour l’agir et pour le penser, à l’intérieur des frontières ainsi délimitées5.

Au final, ces trois grands schèmes nucléaires de l’imaginaire grec convergent dans une conception du monde qui rendra les grandes créations sociales et politiques de l’Athènes démocratique possibles. Plus spécifiquement, Castoriadis soutient que ces schèmes imaginaires (chaos, mortalité, indétermination normative partielle) permettent la formulation par les Grecs du projet d’autonomie. L’absence partielle d’ordre cosmologique dégage pour l’homme un espace en vue de se donner ses propres normes.

1 « Partagé » ne signifiant pas universel ; on trouve en effet aussi chez les Grecs, ce que Castoriadis connaît tout

à fait, la thèse, notamment dans l’orphisme, chez les pythagoriciens puis ensuite chez Platon et les platoniciens, selon laquelle l’âme est éternelle. Il juge néanmoins que l’introduction de l’immortalité de l’âme par ces courants religieux et philosophiques se fait sur fond de l’affirmation de la contingence et de la précarité de la vie.

2 Sophie Klimis, « Les sources grecques de l’auto-création humaine selon Castoriadis », op. cit., p. 29. 3 Castoriadis, cité dans : Ibidem.

4 Ibidem, p. 30.

Nous avons donc un monde qui émerge du chaos, où l’existence apparaît comme un excès, une hubris […], et au sein de ce monde un être humain qui, pour toute attente, ne peut compter après la mort que sur une vie pire que la mort, comme nous l’avons vu à propos des poèmes homériques. Or, je le répète, cette vision conditionne de façon essentielle aussi bien la naissance de la philosophie que celle de la démocratie. Car si la position initiale consiste à dire que le monde est signification de part en part, il n’y a pas lieu de philosopher, ou du moins on philosophera une fois pour toutes, on édifiera un système qui traduira dans notre langage ce qu’est pour nous le sens du monde. De même, si le monde n’est que chaos, il n’y a pas non plus lieu de philosopher. La possibilité historique de la philosophie dépend du fait que le monde, à la fois est et n’est pas pensable1.

Imaginaire et philosophie chez les Grecs. – Après avoir décrit dans son séminaire la

première saisie imaginaire du monde par les Grecs dans les poèmes hésiodiques et homériques (en faisant aussi quelques excursions chez des auteurs ultérieurs tels Anaximandre, Platon ou Aristote), Castoriadis se tourne plus précisément vers l’essor de la philosophie chez les présocratiques. Il aborde alors la naissance de la philosophie dans une perspective chronologique (Héraclite et Parménide étant ses deux interlocuteurs privilégiés successifs) et cherche à distinguer ce que le discours philosophique a de spécifique par rapport aux discours mythiques ou poétiques antérieurs. Il propose alors une double thèse au sujet des origines de la philosophie, fort instructive du point de vue de la thématique de l’autonomisation de l’ensembliste-identitaire dans son rapport à l’imaginaire social. Il affirme, d’une part, que l’imaginaire du chaos a été une condition encourageant l’élaboration de la logique ensembliste- identitaire par les présocratiques et, d’autre part, que la philosophie, dès sa naissance, tend vers l’identification de la rationalité à l’ensembliste-identitaire. Il nuance cette dernière thèse en affirmant en contrepartie que chez les Grecs une telle identification ne s’est jamais totalement opérée, même chez les penseurs les plus susceptibles de le faire (Parménide et ses héritiers, en particulier Platon). Aussi la philosophie serait-elle travaillée dès sa naissance par une « double tendance » : la première, héraclitéenne, élabore l’ensembliste-identitaire tout en reconnaissant par ailleurs ses limites afin de penser le caractère intrinsèquement indéterminé de l’être (nul besoin de préciser que Castoriadis entend se situer dans cette tendance) ; la seconde, parménidienne, élabore l’ensembliste-identitaire et tend à l’identification de l’être à ses critères.

1 Cornelius Castoriadis, La création humaine, II. Ce qui fait la Grèce, 1 : D’Homère à Héraclite. Séminaires

Castoriadis ouvre son séminaire du 23 février 1983 en affirmant explicitement que la philosophie est rationalisation du chaos, et donc, implicitement, que l’imaginaire du chaos est position imaginaire inaugurale de la philosophie : « la philosophie n’émerge pas dans une quelconque clairière de l’Être, mais vient au jour comme une lutte permanente contre ce qu’on peut bien appeler un cauchemar, le cauchemar du non-être, de la génération et de la corruption, et plus généralement de l’inconsistance de ce qui est1. » Mais la spécificité du discours

philosophique, le discours mythique étant lui aussi rationalisation du chaos selon sa propre modalité, tient à plusieurs caractéristiques indissociables.

1. La première est qu’il crée une triple polarité2 conceptuelle sur laquelle il se

fonde : opinion et vérité (alètheia et doxa) ; être et apparaître (einai et

phainesthai) ; loi/institution et nature (nomos et phusis3).

2. La seconde est une recréation de la question mythique du commencement (arkhè). Dès ses origines, la philosophie recherche et définit un premier ou un ensemble de premiers principes de l’être, ainsi que les modes de génération de ce premier principe. Pour Castoriadis, la différence du penser philosophique par rapport à la pensée mythique est sa distanciation par rapport à l’arkhè. Le philosophe prendrait l’arkhè comme objet de pensée et d’interrogation, tandis que le religieux cherche à assurer sa présence par la médiation du rite4. En ce

sens, Castoriadis soutient clairement que la philosophie se présente originairement comme pensée métaphysique.

3. La troisième est le rapport que la pensée institue avec elle-même : la philosophie est une pensée réflexive (« la pensée se crée comme intérêt de soi-

1 Ibidem, p. 203.

2 Selon les éditeurs du séminaire, Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay, Castoriadis reprendrait

cette notion de polarité à plusieurs historiens de la philosophie présocratique, en particulier Fränkel et G.E.R. Lloyd, auteur d’un Polarity and analogy. Two types of arguments in early Greek thought. La notion de polarité vise à exhiber le caractère non dichotomique des couples conceptuels considérés, à les présenter comme des espaces paradigmatiques dans laquelle la pensée se meut, et non comme des oppositions tranchées dont il faudrait choisir un des termes au détriment de l’autre. Cf. Ibidem, p. 204.

3 Ibidem, p. 203. Pour plus de détails, cette question n’étant pas directement la nôtre ici, se rapporter à l’ensemble

des trois derniers séminaires publiés dans Ce qui fait la Grèce, 1.

même1 »), c’est-à-dire qu’elle s’interroge sur la nature des choses et leurs

principes en problématisant la question même de la vérité2.

4. Enfin, et c’est ce qui nous importe le plus ici, la philosophie est dès sa naissance explicitation, thématisation et problématisation de l’ensembliste-identitaire : « on trouve chez les philosophes grecs, dès le début, à la fois les premières formulations claires des principes de la logique ensembliste-identitaire et leur explicitation, leur élaboration et leur approfondissement3. » Or cette première

explicitation de la logique ensembliste-identitaire, qui, rappelons-le, est contenue en puissance dans l’institution de la société comme legein, est simultanément création par la philosophie d’une de ses problématiques, à savoir la conformité du dire ensembliste-identitaire à l’être tel que présenté dans l’imaginaire grec du chaos. En créant la logique ensembliste-identitaire, la philosophie a aussi créé le cadre problématique dans lequel s’est déployée sa propre activité :

Deuxième point important, cette philosophie a eu à affronter simultanément, dès le départ et jusques et y compris les stoïciens au IVe siècle, et même plus tard, une double tâche :

de fondation, d’explicitation et d’élucidation, d’une part, de la logique ensembliste- identitaire comme telle ; d’inauguration, d’autre part, d’une pensée qui va très au-delà de cette logique – de la pensée proprement dite, si l’on veut. Ce qui a sans doute pesé très lourdement dans sa constitution, dans le type d’ontologie élaboré la plupart du temps, et donc aussi dans la philosophie ultérieure4.

L’explicitation inaugurale de la logique ensembliste-identitaire par les présocratiques dans un contexte imaginaire posant l’être comme intrinsèquement chaotique et indéterminé est donc, selon Castoriadis, aussi création du sens même du penser philosophique, à savoir élucidation du rapport des structures du dire à un réel qui ne leur est pas nécessairement