• Aucun résultat trouvé

PREMIÈRE PARTIE : CRISE ET REDRESSEMENT (début des années 1840-1871)

Carte 4. Carte des voies fluviales dans le bassin parisien

B. Survivance de la batellerie.

1. Une solidité inattendue.

Si l’on peut établir une évaluation à travers le prisme de la politique économique adoptée, l’analyse devient plus complexe pour chaque régime sur le plan local. En effet, l’activité portuaire parisienne ne semblait pas s’être conformée tout à fait à l’évolution nationale. Elle ressentit de manière très prématurée la crise, mais s’est rétablie tout aussi précocement. Cela induit des difficultés à mesurer avec précision l’ampleur de cette « crise ». Divers facteurs atténuèrent les séquelles de la concurrence des chemins de fer. En premier lieu, il convient de rappeler que les voies ferrées n’étaient pas encore totalement opérationnelles, car elles demeuraient en cours de construction jusqu’aux années 1854-1855, et ce ne fut qu’à partir de 1856 que les effets de cette nouvelle concurrence commencèrent à se faire sentir. Par ailleurs, les voies navigables avaient été notablement touchées par la dépression de 1848, et bénéficièrent dans le même temps de la reprise des années 1852 et 1853. De façon paradoxale, les travaux d’aménagement ferroviaire fournirent des débouchés à la batellerie. Sur l’Yonne, on observa ainsi une hausse, bien que relative, du tonnage à la descente dans les années 1846-1848. Une partie significative se composait de matériaux destinés à l’établissement du chemin de fer de Lyon. Des matériaux parvenus par les canaux de Bourgogne et du Nivernais ont été employés sur une longueur de 75 km de voies ferrées longeant l’Yonne entre Laroche et Montereau, à savoir 73 354 tonnes transportées entre 1846

0 500 000 1 000 000 1 500 000 2 000 000 2 500 000 Arr iv a g es e n t o nn es Ourcq Oise Basse Seine Marne Yonne Haute Seine

et 1848, consistant en des rails de coussinets, moellons, pierres de taille195… Par ailleurs, des locomotives descendirent ainsi la Saône par voie fluviale196. L’essor du bâtiment à la faveur des travaux haussmanniens constitua de la même façon de nouveaux débouchés qui compensèrent les frets cédés au profit du chemin de fer197. Il s’agissait donc là d’une forme de « destruction créatrice » : ce que les chemins de fer détruisaient, ils le « recréaient », en quelque sorte, même involontairement, à la faveur des nouveaux besoins économiques qu’ils suscitaient198.

Malgré une volonté évidente des chemins de fer de porter un coup fatal à la navigation intérieure, celle-ci résista tant bien que mal : « On comprit que ce n’était point la navigation,

mais les procédés qui étaient décrépis199». Alors que la traction par eau pouvait réduire aisément son tarif pour la tonne-kilomètre à 0,02952 franc, la voie ferrée ne l’abaissait qu’à 0,09 franc200. La batellerie conservait le principe du bon marché et demeurait qualifiée pour ce qui relevait du transport des marchandises pondéreuses. Le bateau offrait l’avantage de se placer à la disposition du marchand durant une semaine ou deux, ce que l’on nommait « les

jours de planche », qui permettaient au commerçant de vendre le chargement pour le faire

porter directement chez l’acheteur201

. Si les chemins de fer disposaient des capacités de transporter des matières pondéreuses, la place manquait dans les gares de marchandises parisiennes202. Or, la voie d’eau évitait le recours à des camionnages et des dépôts au chantier d’autant plus onéreux compte tenu du poids des pondéreux. La lenteur ne représentait pas un inconvénient insurmontable pour les marchandises lourdes, si la navigation réglait les problèmes de régularité des livraisons. Elle se révélait bien adaptée au transport des matériaux de construction et des charbons vendus à terme. L’exploitation des chemins de fer connaissaient des limites, du fait des exigences du transport des voyageurs. Les encombrements induits provoquaient des ajournements dommageables dans la remise des colis qui ne pouvaient que mécontenter le négoce. De plus, si la création des chemins de fer s’était trouvée à l’origine d’un abaissement des frets, la présence même de la batellerie dissuadait les compagnies d’établir des tarifs excessifs.

195 Vignon, « Navigation de la rivière d’Yonne ; études statistiques », in Annales des Ponts et Chaussées.

Mémoires et documents relatifs à l’art des constructions et au service de l’ingénieur ; lois, ordonnances et autres actes concernant l’administration des Ponts et Chaussées, Paris, Carillan-Gueury et Ver Dalmont, 3e série,

1er semestre, n°9, 1851, pp. 341-342.

196 Louis Girard , La politique des travaux publics du Second Empire…op. cit., p.156.

197 AN (site de Pierrefitte-sur-Seine) F14 6811, Rapport Chanoine, 1er mars 1860.

198

Joseph Schumpeter, Capitalisme… p.122.

199 François Maury, Le port de Paris, depuis un siècle, Suresnes, Imprimerie de Suresnes, 1903, p.131.

200 François Maury, ibid, p.131.

201

AN (site de Pierrefitte-sur-Seine) F14 6811, Rapport Chanoine, 1er mars 1860.

Si les défenseurs de la navigation, tels que Pillet-Will203, reconnaissaient la médiocre rentabilité des canaux, ils n’en mettaient pas moins en avant la nécessité de les étendre. Parmi les facteurs expliquant la résistance du transport fluvial à Paris204, figuraient les besoins grandissants en combustibles minéraux. Ainsi, la batellerie conserva, voire accrut, pendant la crise, son trafic de houille. Elle en fournit à la capitale 395392 t en 1847, 567 682 en 1850, et 671 545 en 1855, se contentant d’une rémunération de 3 à 5 centimes par tonne et par kilomètre contre 7 à 10 centimes pour les chemins de fer205. De son côté, l’exploitation des voies ferrées modérait la hausse de 30 à 50% sur les charbons apportés l’hiver. La batellerie ne laissa échapper le moins possible les marchandises encombrantes sur les voies satisfaisantes. Le canal de l’Ourcq qui charriait des bois et des pierres, offrait de réelles facilités à la navigation qui put renforcer son tonnage durant la crise. En effet, elle conduisit à la Villette une masse de près de 75 000 t, en 1840, pour la porter à 171 000, en 1845, et 334 000 en 1856, soit le triple ! La navigation intérieure semblait donc capable de répondre aux besoins de la grande industrie, mais il s’avérait indispensable de la rénover.

Les navires convoyant ces masses de marchandises se déclinaient en trois types. Les plus grands que l’on nommait « besognes », transportaient de 600 à 700 tonnes de marchandises avec un tirant d’eau de 1,80 à 2 m. Pourtant, ils présentaient l’inconvénient de ne naviguer qu’en période de hautes eaux206

. Ils n’effectuaient de ce fait qu’un ou deux voyages annuellement, leur remonte exigeant de quinze à vingt jours… Il existait néanmoins des bateaux qui voyageaient en « accéléré », navigant de jour et de nuit et qui ne parvenaient à parcourir la distance entre Rouen et le port Saint-Nicolas à Paris, qu’entre 85 et 90 heures… Il s’agissait d’un véritable exploit pour l’époque, et cela montre que la vitesse ne constituait pas un critère absolu, les chemins de fer ne pouvant guère faire mieux alors. Cependant, ce type de bateaux n’existait qu’en nombre extrêmement limité. Le troisième type naviguait aussi en accéléré et convoyait essentiellement des huîtres. On peut encore signaler l’introduction des porteurs à vapeur, établis dès 1822 et dont le chargement maximum s’élevait de 130 à 280 tonnes. Les conditions de navigation expliquaient le coût onéreux du transport, de 16 à 20 francs la tonne pour les marchandises ordinaires, et pouvait monter à 30 francs pour d’autres.

203

Michel Frédéric, Cte Pillet-Will, De la dépense et du produit …, 453p.

204 Jeanne Gaillard, Paris, la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 1997, pp.362-363.

205 François Maury, op. cit., p.133.

206

Stéphane Flachat, Du canal maritime de Rouen à Paris, et des perfectionnements de la navigation intérieure par rapport à Marseille, Bordeaux, Nantes, Le Havre, Metz et Strasbourg, Paris, F. Didot, 1829, LVIII, 470p.

La métamorphose de la batellerie s’était accomplie de façon presque spontanée. En un sens, elle avait précédé sa conceptualisation par les ingénieurs et les économistes de l’époque. Ce processus correspondait aux nécessités du démarrage industriel : expansion de l’agriculture, des industries extractives et des infrastructures de transports, etc.207

La navigation intérieure devait permettre l’articulation entre ces trois facteurs clef de cette phase initiale de l’industrialisation, bien qu’il faille se garder de tout schématisme, car il ne suffit pas de creuser un canal, d’ouvrir une mine ou une ligne de chemin de fer pour entrer dans l’ère industriel… Le processus ne s’inscrit pas dans une linéarité temporelle inexorable, au contraire, il peut varier d’un pays ou d’une région à l’autre. Au final, le mouvement s’est révélé plutôt chaotique pour la navigation, dans le sens où sa résistance surprit plus d’un observateur. Dans une large mesure, elle bénéficia d’un répit dans les secteurs que n’occupaient pas encore les voies ferrées sur le marché si concurrentiel des transports. Plus encore, elle assura des transports que ces dernières n’aurait peut-être jamais assurés.

L’ère industrielle exigeait de produire de l’énergie en d’énormes quantités et à des prix accessibles. Le charbon répondait à ces exigences. Le bassin houiller du Pas-de-Calais s’est trouvé valorisé dès lors que les bouleversements structurels de l’industrie suscitèrent le développement d’une production charbonnière rentable208. Le nouveau contexte énergivore e incita l’instauration de conditions adéquates à une production de masse de matières premières afin de répondre aux nouveaux besoins suscités par l’industrie. La navigation intérieure trouvait enfin des débouchés et les éléments indispensables à sa propre modernisation. Il existe d’ailleurs une correspondance frappante entre la crise et le renouveau des voies navigables avec l’évolution des houillères. Un constat à peu près similaire pourrait être formulé à propos des voies navigables allemandes et la production de charbon de ce pays209. En effet, le démarrage et exploitation des bassins houillers de Lorraine et de la Ruhr se situent également au milieu du siècle, la production houillère passant de 1,6 millions de tonnes en 1850 à 11,8 millions en 1870 dans le bassin allemand210. Le développement de ces bassins stimulèrent plus globalement l’essor économique, et par voie de conséquence, la batellerie. En

207 W.W. Rostow, Les étapes de la croissance économique, Éditions du Seuil, 1963, pp.33-60.

208 Marcel Gillet, Les charbonnages du Nord de la France au XIXè siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1973, pp.42-

43.

209 Andreas Kunz, « La modernisation d’un transport encore préindustriel pendant l’ère industrielle : le cas des

voies navigables de l’Allemagne Impériale de 1871 à 1918 », in Histoire, économie et société, 1992, 11e année,

n°1, Les transports terrestres en Europe continentale (XIXe-XXe siècle), pp.19-32.

France, la production de charbon est passée de 3 millions de tonnes en 1840 à 4,4 millions en 1850, puis de 8,3 millions en 1860 à 13,3 millions en 1870211.

Si le rôle des chemins de fer ne saurait, bien entendu, être nié, il n’en demeure pas moins que l’accroissement de la production charbonnière française ouvrait des débouchés inespérés pour la batellerie. Plus encore, la supposée faible rentabilité des canaux signifiait sans doute que la production industrielle était demeurée à un stade qui, sur le plan quantitatif, ne permettait pas de rendre optimale leur utilité212. L’historiographie a trop tendance à assimiler la révolution industrielle aux seules voies de chemins de fer, alors que la navigation intérieure en constitua une des composantes organiques. Quoiqu’il en soit, ce redressement n’a pas été possible, ou tout au moins, s’est trouvé facilité, par un ensemble de nouveaux procédés techniques visant à renforcer les capacités des voies navigables, et par voie de conséquence, à participer à une réduction massive et durable du coût des matières premières. Si l’on adopte le principe des « grappes d’innovations », défendue par la pensée schumpétérienne213, les voies navigables devraient y figurer aux côtés des chemins de fer, de la vapeur et de la sidérurgie… Tout au moins, ce raisonnement semble valoir pour l’ensemble de l’Europe du Nord : Allemagne, Belgique, et France du Nord bien entendu… En ce sens, le mérite de la new economy history aura consisté à remettre en perspective le rôle des chemins de fer dans la Révolution industrielle214, ou plus précisément le recadrer. En Grande-Bretagne, la révolution industrielle s’est manifestée de manière très précoce, les voies navigables ont pu finalement remplir une fonction qui n’était guère éloignée de celle que les chemins de fer ont pu accomplir pour le continent. Le cas des Pays-Bas semble encore plus frappant, le rôle des voies ferrées ne parut pas avoir été aussi décisif215. Il existe donc bel et bien des exemples où la révolution industrielle n’est pas obligatoirement passée par la construction des chemins de fer, au moins dans sa phase initiale de démarrage. La mobilisation des épargnants en vue de financer les voies ferrées s’est révélée massive, ce à quoi n’étaient pas parvenus les politiques de canaux menées sous la Monarchie de Juillet, car la rentabilité des ouvrages s’était révélée

211 Marcel Gillet, Les charbonnages op. cit., p.83.

212 Pour une analyse financière, voir : Gwenaël Nieradzik, « La construction du réseau de canaux français et son

financement boursier (1821-1868) in Georges Gallais-Hamonni (éd.), Le marché financier français au XIXe

siècle, vol.2 : aspects quantitatifs des acteurs et des instruments à la Bourse de Paris, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, pp.459-506.

213 Joseph-Aloïs Schumpeter, Business Cycles: A Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist

Process. New York Toronto London: McGraw-Hill Book Company, Abridged, with an introduction, by Rendigs Fels, 1939, 461p.

214

Robert William Fogel, Railroads and American Economic Growth. Essays in Economic History, Baltimore, Maryland, The Johns Hopkins Press, 1964, 296 p.

215 Herman J. de Jong, « Les transports intérieurs aux Pays-Bas avant et pendant la formation du réseau

ferroviaire (1800-1880), in Histoire, économie et société, 1992, 11e année, « Les transports terrestres en Europe

trop aléatoire. Les voies ferrées semblaient montrer une puissance spéculative bien plus évidente, car les aménagements fluviaux ne peuvent s’inscrire que sur le long terme, et ne se prêtent, dans ces conditions, qu’assez mal à la spéculation financière.

Le véritable défaut des canaux construits en France au cours de cette période résidait sans doute dans leur faible gabarit, ce qui gênait même le passage des péniches dans les deux sens. L’exemple britannique montrait ses limites dans son application en France. De plus, on distinguait deux types de canaux en France : les canaux latéraux et les canaux de jonction. Ces derniers étaient destinés à joindre deux bassins hydrographiques et économiques. De ce fait, ils traversaient des zones souvent moins industrieuses, puisque précisément, leur fonction consistait à joindre les bassins industriels entre eux, et ne supposaient pas forcément l’installation d’industries sur leurs rives, ce qui aurait pu renforcer leur rentabilité. Cependant, rentabilité et utilité ne vont pas forcément de pair. En effet, les routes étaient-elles vraiment rentables ? Pour autant, fallait-il interrompre l’entretien et la construction de routes sous prétexte qu’elles ne rapportaient pas suffisamment, voire pesaient lourdement sur les finances publiques ? Il faut d’ailleurs remarquer que si la phase initiale d’édification des voies ferrées s’est révélée rentable, et si celles-ci ont apporté une impulsion aux grands établissements sidérurgiques, qui paraissaient avoir végété dans les années 1830, à la faveur de la naissance d’une industrie de la locomotive216, leur exploitation ultérieure l’était beaucoup moins.