• Aucun résultat trouvé

Faible rendement de la batellerie et tentative libérale de relancer le plan Freycinet : le projet de loi Guyot (15 juillet 1890).

Introduction : controverse autour d’un plan.

B. Un plan inachevé.

2. Faible rendement de la batellerie et tentative libérale de relancer le plan Freycinet : le projet de loi Guyot (15 juillet 1890).

Malgré les progrès incontestables, le rendement de l’exploitation était loin de satisfaire. Dans un rapport déposé à la Chambre, le 15 juillet 1890619, le ministre des Travaux publics avait montré les 24 millions de tonnes de marchandises effectivement transportées en 1889 réparties entre 16 000 bateaux d’une capacité totale, 2,7 millions de tonnes kilométriques correspondaient à 8,5 fois le port en lourd d’une péniche. Le parcours moyen d’une péniche s’élevait à près de 1 140 km. Si l’on considérait les deux mois de chômage et la

616 Clément Colson, « Revue des questions de transports, in Revue Politique et Parlementaire, tome X, novembre

1896, pp.420-421.

617 Richard de Kauffmann, La politique française en matière de chemins de fer, traduit, mis à jour et précédé

d’une étude complémentaire par Frantz Hamon, Paris, Librairie polytechnique Ch. Béranger, Éditeur, 1900, pp.814-815.

618 Jean-Claude Toutain, « Les transports en France de 1830 à 1965 », in Économies et Sociétés, série AF, n°9,

Paris, PUF, 1967, p.103. 619

Projet de loi sur la Navigation Intérieure, présenté par M. Yves Guyot, ministre des Travaux Publics, document parlementaire, déposé à la chambre le 15 juillet 1890, annexe 838, p.1565.

dizaine de jours aux ports pour chaque voyage, le trajet moyen en bateau ne s’élevait journellement qu’à 5 km. La réalité était que les péniches avançaient à une vitesse moyenne de 15 à 20km par jour, c’est-à-dire un niveau relativement médiocre, même pour l’époque620. Le trafic était donc loin d’atteindre son point de saturation. Il existait ainsi un décalage entre les progrès techniques et le rendement économique. Les causes semblaient diverses. Certaines étaient inhérentes à l’exploitation : entretien, aléas climatiques, insuffisance de l’outillage des ports, traction, etc. Le rapport du ministre des Travaux publics Yves Guyot pointait aussi un manque de coordination entre les différents services qui paraissait encore plus graves encore. En effet, si l’État était propriétaire du réseau, l’exploitation du matériel relevait du ressort de l’industrie. Le temps perdu entre le Nord et Paris à chacun des points s’élevait en moyenne entre une quinzaine et une vingtaine de jours, ce qui excédait la durée même du voyage d’une vingtaine de jours, pourtant très insuffisante en soi. Ces carences structurelles poussèrent l’État à organiser lui-même la traction sur le canal Saint-Quentin, particulièrement fréquenté et au bord de la rupture, au début du 19 juin 1875. L’Administration avait ainsi instauré un halage obligatoire avec monopole. Par ailleurs, sur le même canal, l’administration des Ponts et Chaussées exploitait en régie des services de tonnage au passage des souterrains des biefs de partage. Cette intrusion étatique était en fait perçue comme un moindre mal, dans la mesure où l’on ne trouvait aucun entrepreneurs privés suffisamment solides sur le plan financier et non susceptibles d’instaurer un monopole inéquitable ou au service de quelques intérêts privés. Par exemple, la rivalité existant entre les houillères du Nord et du Pas-de- Calais incitait l’administrateur à remplir le rôle d’arbitre « impartial »621. En outre, la « petite batellerie » se montrait hostile à une concession en faveur d’un exploitant privé, ne serait-ce une compagnie fluviale. Les mariniers avaient déjà fort à faire pour trouver un moyen de traction à bas prix, ils ne se sentaient pas la force de négocier avec un exploitant privé. L’Administration de son côté préférait maintenir l’ordre, ce qui représentait d’ailleurs l’intérêt de tous. Pour leur part, les houillères préféraient les inconvénients d’une exploitation médiocre à celui de devoir négocier dans une position qui ne leur était pas nécessairement favorable. Cela signifiait avoir en face deux puissants partenaires : la puissante Compagnie du Nord et un éventuel exploitant concernant la traction sur le canal Saint-Quentin. Dans un

620

Le rapport d’Yves Guyot préconisait 30-40km.

621 Sur les enjeux des voies navigables dans la concurrence inter bassins et avec les charbons étrangers, voir Jules

Marmottan, Les houilles du Nord et du Pas-de-Calais et l’approfondissement de la Seine, Paris, Guillemin,

1878, 16p. ; Marcel Gillet, Les Charbonnages du Nord de la France au XIX e siècle, Paris, Mouton, 1973,

contexte de marché du fret totalement libéralisé (ou plutôt désorganisé622), les houillères se trouvaient dans une position bien plus profitable pour elles et pouvait obliger les mariniers à baisser les frets à loisir, et se servir de la menace d’obtenir de meilleurs prix auprès de la voie ferrée. Les exploitants des houillères des régions du Nord trouvaient un autre avantage à recourir au service des mariniers, en retenant les péniches de trois à six semaines afin de les remplir de charbon. Ces pratiques signifiaient la réapparition des stationnements que les coûteux travaux accomplis sur les voies navigables et au port de Paris étaient censés remédier… Pourtant, les mariniers ne semblaient guère avoir le choix : « Disséminés, timorés,

les mariniers sont contraints de subir ces exigences. Les grands charbonniers menacent de recourir aux chemins de fer si la loi limitait, comme en Allemagne, les délais de chargement623 ». Le raisonnement des consommateurs de la région parisienne ne différait guère de celui des houillères, il s’agissait avant tout de privilégier la concurrence et donc la petite batellerie. En 1888, un projet de construction de magasins en dur sur les bords du bassin de l’Arsenal, près de la Bastille, pour remplacer ceux en bois fut déposé et débattu devant le Conseil municipal de Paris. Les défenseurs du projet soulignaient d’une part les bienfaits de la concurrence entre les voies navigables et les chemins de fer, et d’autre part, ils exprimèrent leur soutien à la batellerie artisanale, le conseiller municipal Jules Joffrin624 expliquant : « personne ne voudra ici laisser ces petits entrepreneurs qui travaillent sur leur propre

bateau, à la merci des grandes compagnies, et c’est là le but de la proposition625 ». Les conseillers municipaux s’inspiraient directement de l’attitude des houillères et entendaient produire les mêmes résultats, comme l’exprima un autre conseiller municipal, M. Deligny : « Le meilleur moyen de faire baisser le fret, c’est de favoriser le développement de la petite

batellerie. C’est ainsi que dans le Nord, on a pu forcer la Compagnie des Chemins de fer du Nord à transporter la houille à raison de 0fr25 la tonne626. » La priorité était donc moins de favoriser une grosse batellerie capable de rivaliser avec les grandes compagnies de chemins de fer, ce qui aurait peut-être signifié avoir affaire à des partenaires trop puissants, que d’encourager la batellerie artisanale, moins organisée et pléthorique.

622 Lucien Morice, L’Office National de la Navigation op. cit., p.132.

623

François Maury, Le port de Paris…, op. cit., p.203.

624 Conseiller municipal du XVIIIe arrondissement d’obédience républicaine. Il s’est entre outre confronté à

Boulanger lors des élections législatives.

625 « Construction d’une gare d’eau au bas-port de l’Arsenal », in Bulletin Municipal Officiel du vendredi 21

décembre 1888, p.2877. 626

A.P. VO3 1899: Bassin de l’Arsenal, création d’un port : détail et avant-métré des travaux à exécuter, devis,

cahier des charges, pétition de la chambre syndicale de la Marine pour l’élargissement des berges, rapports et ordres de service de l’ingénieur, plans (dont calques), correspondance, notes (1876-1902) ; création de magasins : mémento sur l’édification de magasins sur le bassin, rapports et ordres de service de l’ingénieur, plans, correspondance, notes.

Toutes ces considérations contribuèrent sans doute à l’échec du projet de loi proposé par Yves Guyot. En effet, celui-ci entendait poursuivre la politique de grands travaux publics menée depuis 1878 par une voie résolument libérale, à savoir en recourant le plus possible à l’initiative privée de manière à réduire au maximum l’effort budgétaire de la part de l’État. L’idée centrale du projet consistait en la création de chambres de navigation qui auraient été chargées d’administrer l’outillage public sur l’ensemble du réseau, et de participer à l’aménagement des voies navigables. Pour les ouvrages importants, il était prévu d’établir des péages pour contribuer à leur financement. La plupart des chambres de commerce des départements du Nord de la France et le Comité des Houillères du Nord accueillirent plutôt favorablement le projet de loi Guyot, car elles entrevoyaient la possibilité de réactiver les travaux de construction d’une nouvelle voie venant suppléer le canal Saint-Quentin627. Néanmoins, de leur côté, les chambres de commerce de Rouen et de Roanne exprimèrent leurs inquiétudes par rapport au rétablissement des droits de navigation, car ces villes correspondaient à des nœuds fluviaux majeurs et bénéficiaient largement de l’essor de leurs réseaux respectifs.

II. L’ÉVOLUTION DES TRAFICS FERROVIAIRE ET NAVIGABLE : ENTRE