• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II. AMBIVALENCES DE LA QUESTION PORTUAIRE SOUS LE SECOND EMPIRE.

Carte 5. Tracé du canal Saint-Martin dans les années 1830.

A. Les raisons d’un échec.

L’échec relatif de l’entrepôt des Marais tenait, dans une certaine mesure, à une gestion et une tarification inadéquates. Ce non-succès ne découragea pas pour autant ceux qui aspiraient à développer le transit dans la capitale et estimaient des réformes nécessaires pour y parvenir. Un rapport du 31 janvier 1859 de la chambre de commerce de Paris décrivait la fin de l’aventure des deux entrepôts parisiens : « Nous avons eu deux entrepôts ; l’un a dû être

fermé, les recettes n’y pouvant couvrir les dépenses ; l’autre après être passé de, main en main, semble toucher à son déclin et ne peut servir à ses actionnaires ni intérêts ni dividende491 ». Si l’aventure des entrepôts liés à la voie d’eau échoua, était-ce dû à « l’industrialisation » de la voie d’eau, conséquence de sa spécialisation dans le transport de masse pour lequel la voie d’eau restait compétitive ? On pourrait répondre positivement, tout en nuançant cette thèse. Si les chemins de fer et le télégraphe ont profondément modifié les pratiques commerciales, pourquoi entreposer des marchandises à Paris ? En effet, cela

491

ACCIP I-3.40 (34), Rapport sur les entrepôts de Paris. Manutention du Commerce près de la Douane de M. Moreno-Henriquès, Directeur de la Manutention du Commerce près la Douane, 18 janvier 1859.

supposait de payer des frais de transport, alors que les conditions techniques et économiques ne l’incitaient plus. La rapidité des transports et des télécommunications autorisaient une adaptabilité bien supérieure face aux fluctuations de la demande… Néanmoins, cette analyse ne saurait satisfaire entièrement : il fallait considérer la réalité de l’état des réseaux existants. Le réseau fluvial apparaissait encore vétuste, décourageant toute velléité de transit par voie d’eau. La route était loin d’offrir les avantages du siècle suivant… Les chemins de fer n’ont par ailleurs jamais vraiment désiré établir un partenariat avec la voie d’eau, mais au contraire, et s’efforcèrent au contraire d’intensifier la concurrence et si possible ralentir les travaux d’infrastructures en faveur de la voie d’eau… La navigation sur la Basse-Seine ne bénéficia réellement de l’innovation décisive que représentait le barrage mobile qu’assez tardivement, et cela, au moment même où la voie ferrée prit son essor. Il était paradoxal que l’on escomptât sur des perspectives de trafic sur la Basse-Seine à un moment où cette route fluviale demeurait, malgré les importants efforts d’aménagement, onéreuse et moins développée qu’en amont. Le réseau fluvial permettait-il réellement le transit vers l’Allemagne ou la Suisse sans aménagement approprié ?

Il fallait encore ajouter une autre donnée : l’ampleur même du marché parisien qui se trouvait en pleine expansion. Cet essor ne favorisait pas nécessairement le transit, car le marché local absorbait les marchandises importées de province ou de l’étranger pour les consommer ou les transformer. Le commerce parisien semblait donc avoir une vocation plus locale qu’internationale492. L’activité économique intra-muros se tournait alors davantage vers

les industries du luxe, l’artisanat… que vers la grosse industrie proprement dite493

. Or, ce type d’activités ressentait moins le besoin de bénéficier d’un transport bon marché, les prix des produits finis justifiant leur qualité… que d’un transport souple, rapide et sûr, même onéreux, les quantités étant relativement faibles, du moins si l’on raisonne en termes de tonnage. En revanche, ces activités s’avéraient susceptibles de suivre les fluctuations de la demande et des prix, c’est-à-dire qu’elles étaient propices à la spéculation. Développer le commerce de transit revenait en définitive à favoriser la concurrence étrangère…

Le manque d’adaptation des modalités commerciales de ces entrepôts était patent, aussi bien de la part de l’Administration, qui imposa souvent des règles irréalistes, voire

492 Jeanne Gaillard, Paris, la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 1997, pp.369-374.

493

Même si cette assertion mérite d’être largement nuancée. En tout cas, il n’existait pas de grandes implantations sidérurgiques comparables au Creusot ou Krupp par exemple. Il existe tout de même des industries

lourdes, à l’instar de la société Ernest Goüin et Cie qui est la première société de construction de matériel

ferroviaire créée à Paris. Cet établissement a été fondé aux Batignolles, par Ernest Goüin en 1846. Par al sutie, elle a laissé la place à la Société de construction des Batignolles en 1871. Voir Rang-Ri Park-Barjot, La Société de construction des Batignolles: Des origines à la Première Guerre mondiale (1846-1914), Presses Paris Sorbonne, 2005, p.544.

injustes face aux entrepôts maritimes par exemple, et trop soucieuse de contrôler le commerce de la capitale, mais aussi peut-être de la part de concessionnaires manquant d’esprit commercial. Les carences gestionnaires des concessionnaires paraissaient évidentes, ou bien relevant de « délires » modernisateurs, ils ne semblaient guère s’interroger sur l’évolution du marché et comment réagir face aux flux commerciaux ou bien visant plus à un enrichissement personnel... Cette avidité jouait elle-même sur ces représentations fantasmagoriques… Paris apparaissait tel un « monstre » en plein essor dévorant les ressources, démographiques, intellectuelles et économiques du pays. Le tracé du chemin de fer en étoile est bien connu, mais il en allait de même sur le plan hydrographique. La capitale apparaît remarquablement placée à la confluence de quatre grands cours d’eau, les canaux renforçant encore cet état de fait. Pourtant, le transit par voie fluviale ne connut pas l’essor escompté.

En 1844, les actionnaires découvrirent dans les caisses du concessionnaire, M. Thomas un déficit de 60 000 francs… On lui associa alors un cogérant qui combla le déficit, un certain M. Louis Jonnart, fils de l’Inspecteur des Douanes qui avait assisté à l’ouverture de l’entrepôt. Ce dernier demeura l’unique gérant suite au décès de M. Thomas494. Le personnage ne semblait guère armé pour relever l’établissement déficitaire : « C’est un homme faible, peu

propre à conduire un établissement en mauvais état, et qui eut trouvé la ruine, sans l’intervention de son père dont l’habileté est bien connue495

». De manière prévisible, la gestion de M. Jonnart ne fit que peu de progrès au cours des huit années qui suivirent, même si les actionnaires touchèrent quelques intérêts et dividendes… M. Louis Jonnart céda ses droits de gérant pour une indemnité de 200 000 francs à MM. Cusin, Legendre et Cie. banquiers de leur état. Ces derniers modifièrent immédiatement, et en profondeur, grâce à un décret du 8 octobre 1852, la Société des entrepôts, en portant son capital de 1 500 000 à 50 000 000 francs496… Situé dans le quartier de l’Europe, la société prit alors le nom prestigieux de « Dock Louis Napoléon ». La gestion de ces derniers se révéla encore plus catastrophique, car leur objectifs reposaient sur des bases beaucoup moins réalistes : « MM. Cusin, Legendre

494 L’entrepôt des Marais avait été adjugé le 23 juillet 1833 pour une durée de 81 ans à Albert Thomas. La

première pierre avait été posée, en grande pompe, le 29 juillet 1833, en présence du roi Louis-Philippe.

L’ouverture pour la réception des marchandises survint le 1er avril 1834, alors même que les travaux n’avaient

pas été achevés. Voir : Claire Lemercier, « La Chambre de Commerce de Paris, 1803-1852. Un « corps consultatif » entre représentation et information économiques », sous la direction de Gilles Postal-Vinay, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), 2001, pp.618-624 ; Sara Von Saurma, « Les entrepôts du canal Saint-Martin », in Béatrice Andia, Simon Texier (dir.), Les Canaux de Paris, Délégation à l’action artistique de Paris, Paris, 1994, pp.118-132.

495 ACCIP I-3.40 (34), Rapport sur les entrepôts de Paris..., op. cit.

496

Sur l’histoire des Docks Napoléon, consulter : Jeanne Gaillard, Paris, la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 1997, pp.369-374.

et Cie, on le sait, n’eurent pas précisément en vue la prospérité des Docks Napoléon, et cet écart des plus simples, loin du succès, les amena de chûte en chûte à engloutir 10 millions nets de capital, à rendre les 15 autres millions difficiles à réaliser, et enfin à s’asseoir sur les bancs de la police correctionnelle497 ». La volonté des gérants visait à s’appuyer sur la proximité de la ligne du havre pour faire de Paris une plaque-tournante entre les continents européens et américains. Les banquiers fondaient leurs espoirs sur la découverte de l’or californien et les progrès des exportations parisiennes vers l’autre rive de l’Atlantique. Le dessein était sans doute trop vaste pour le commerce, et se déconnectait des attentes des industriels de l’ouest parisien qui avaient pourtant émis le vœu de créer un entrepôt plus proche de leurs activités que celui du Marais. Dans ces conditions, l’affaire des Docks Napoléon tourna court. La chambre de commerce de Paris s’était, quant à elle, opposée à l’idée, car ses membres n’estimaient pas possible l’établissement d’un second entrepôt, à la lumière de l’expérience récente. Un décret daté du 19 décembre 1855, retira à la Société Cusin, Legendre & Cie, le privilège d’ouvrir des docks498… Les dits « Docks Napoléon » furent mis entre les mains de trois liquidateurs provisoires, un médecin, un agent de change et un avocat499 .