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Le plan Freycinet : entre espoirs et désillusions.

Introduction : controverse autour d’un plan.

I. UN PLAN POUR RIEN ? A De l’euphorie à la désillusion.

2. Le plan Freycinet : entre espoirs et désillusions.

a) Vote de la loi : la recherche d’un compromis national pour la cohésion républicaine.

L’élaboration du plan Freycinet semble avoir été principalement motivée par la dépression économique, le programme de grands travaux apparaissait comme un moyen d’atténuer les divergences d’intérêts entre libre-échangistes et protectionnistes. Il s’agissait également de réconcilier les intérêts industriels et ferroviaires par le biais d’une politique de travaux extensifs. Pour ce faire, Charles de Freycinet effectua une série de voyages de septembre à octobre de l’année 1878575. Il présenta ensuite son programme à la Chambre des

députés le 8 novembre 1878576. Les débats furent menés rondement, puisque la loi fut adoptée

dès le 5 août 1879577. Elle visait à répondre au vœu des républicains d’atténuer l’influence des

compagnies ferroviaires ainsi qu’aux aspirations des milieux d’affaires, qu’ils fussent d’ailleurs protectionnistes ou libre-échangistes, qui appelaient à améliorer les différents réseaux de transport dans le but d’atténuer les effets de la dépression économique survenue, comme on l’a vu, dès 1876-1878578. Il s’agissait également de limiter les inégalités régionales,

dont certaines avaient été accentuées par l’extension du réseau ferroviaire. Cet aspect allait constituer un des points faibles de ce programme.

Concernant les chemins de fer, le plan avait été conçu comme un complément aux lignes existantes, soit 17 000 km de voies nouvelles à établir. Le programme envisageait d’améliorer les débouchés maritimes des communications terrestres, prévoyant entre autre l’agrandissement de 76 ports579. Faisant appel à des capitaux considérables, le financement

des dépenses était censé s’accomplir par le biais du budget extraordinaire, lui-même alimenté par des emprunts. Le fait était la situation budgétaire paraissait plutôt favorable au moment de l’élaboration du projet de loi580. Les budgets français connurent de façon récurrente à partir du

574

La Gournerie, Études économique sur l’exploitation des chemins de fer, Paris, Gauthier-Villars, 1880, 182p.

575 Charles de Freycinet, Souvenirs, tome 2 : 1878-1893, Paris, p.7.

576 Projet de loi relatif au classement et à l’amélioration des rivières navigables. Exposé des motifs, annales de la

Chambre des Députés, annexe 862.

577 Le programme Freycinet incluait deux autres lois : celle du 17 juillet 1879 pour les chemins de fer, du 28

juillet 1879 pour les ports intérieurs.

578 C. Lavollée, « Le tarif des douanes et les enquêtes », in Revue des Deux Mondes, février 1878, p.908.

579Bruno Marnot, « La politique des ports maritimes en France de 1860 à 1920 », in Histoire, économie et

société, 1999, 18e année, n°3, pp. 643-658.

milieu des années 1870 des plus-values de recette, ce qui permettait de disposer de réserves pour l’amortissement du nouvel emprunt nécessaire à l’application de ce programme de travaux581. Un des principes majeurs du programme de Freycinet en matière fluviale reposait

sur l’uniformisation du réseau. Lors des discussions devant les députés et des différentes commissions, le ministre déplora effectivement à maintes reprises l’hétérogénéité du réseau navigable. Ce dernier fonctionnait encore sur le plan local, mais le caractère hétérogène de ce mode de transport en prohibait tout développement global. En outre, il distinguait deux types d’ouvrages, les lignes principales et les lignes secondaires582. Cette conception n’était peut-

être pas dépourvue d’arrière-pensées politiques avec des visées électoralistes. En d’autres termes, en promouvant des ouvrages sur toute la France, le projet de loi était susceptible de satisfaire tout le monde, ce qui empêchait d’être accusé de privilégier les régions industrielles dotées de voies navigables, c’est-à-dire principalement celles du Nord et du Nord-Est, et « plus grave » encore la région parisienne. Cet argument allait pourtant servir de cheval de bataille pour les milieux agricoles et ferroviaires. Le non achèvement des travaux envisagés par le programme de travaux publics est ainsi devenu une source de frustrations, voire de jalousies… C’était précisément une des faiblesses que pouvait représenter un plan prétendant englober l’ensemble du territoire.

Les lignes principales devaient procurer au minimum les dimensions suivantes : 38,50 m de longueur d’écluse, 5,20 m de largeur d’écluse, un mouillage de 2 m ainsi qu’un tirant d’air des ponts de 3,70 m. En fait, cela correspondait au gabarit fixé par le Conseil général des Ponts-et-Chaussées en 1877, lui-même s’inspirant sensiblement des travaux de l’ingénieur Krantz583. De tels navires se montraient capables de transporter 300 t de marchandises. Ce

gabarit constituait un minimum, si bien que rien n’excluait des dimensions supérieures. Formant un ensemble de 5 000 km administré par l’État, les lignes principales ne pouvaient faire l’objet de concession pour un temps limité et celles soumises à ce régime, en 1878, allaient être rachetées progressivement. Il s’agissait des voies du Nord de la France, du bassin de la Seine, du Rhône, etc. Il n’avait pas été fixé de gabarit spécifique pour les lignes secondaires qui, bien que formant un ensemble de 6 880 km, se révélaient de moindre importance. En outre, elles pouvaient être sujettes à une concession temporaire, à des associations ou bien encore à des particuliers.

581

Léon Say, « Le rachat des chemins de fer », in Journal des Économistes, décembre 1881, p.331.

582 « Projet de loi relatif au classement des voies navigables », in Journal Officiel, 4 novembre 1878, annexe 862,

p.11087. 583

Jean-Baptiste Krantz, Note sur l’amélioration de la navigation de la Seine entre Paris et Rouen, Saint-

Le second volet du programme visait à améliorer le réseau existant et le compléter afin de former de grandes lignes de navigation. L’idée maîtresse de Freycinet, reprenant, en réalité, celle de Krantz, consistait à établir une répartition entre les transports tirant parti du meilleur des spécificités de chacun des modes de transport: la batellerie se chargeait des produits encombrants qu’elle semblait la mieux à même de transporter sur de longues distances et à moindre coût, tandis que les chemins de fer s’occupaient des marchandises de valeur, des produits manufacturés, des produits périssables ainsi que des voyageurs584… Le raisonnement

de Freycinet et de ceux qui l’ont aidé à concevoir son projet de loi était que la voie d’eau soulageait les chemins de fer de trafics gênant son exploitation et empêchait de développer correctement la grande vitesse ou le transport de passagers585… Ils envisageaient, pour un

ensemble de 14 600 km, d’améliorer 3 600 km de voies existantes ou en cours de construction et 11 000 km. Ces travaux correspondaient à un total estimé à 4,5 millions de francs, la majorité correspondant aux lignes principales avec l’augmentation du mouillage, l’agrandissement des écluses, travaux divers comme les dragages, consolidation des rives et des perrés, aménagement des digues, exhaussement reconstruction de barrages, établissement de réservoirs d’alimentation etc.

b) Travaux d’aménagement des grandes lignes : tentative de standardisation du réseau des voies navigables :

Une des grandes idées du plan Freycinet résidait dans la création de grandes lignes de navigation intérieures comparables aux lignes de chemins de fer, Paris constituant le centre de gravité du trafic global et par conséquent de l’ensemble du réseau. L’aménagement des grandes lignes de navigation fut donc méthodiquement entrepris. La ligne du Nord de Paris à la frontière avec la Belgique et aux ports de la mer du Nord fut régularisée pour une dizaine de millions de francs, tandis que l’on paracheva la ligne des Ardennes par l’Aisne. On entreprit, bien entendu, et ce qui nous intéresse le plus ici, des travaux d’amélioration de la navigabilité de la Seine. Sur la Haute-Seine qui formait l’exutoire des lignes de Lyon et de la Loire, le mouillage avait été porté jusqu’à Montereau à deux mètres pour un coût d’environ cinq millions de francs586. Les pouvoirs publics intensifièrent leurs travaux pour relier la

capitale à la mer, c’est-à-dire doter la Basse-Seine des meilleures conditions de navigation possibles.

584 Lettre au Président de la République dans le Journal Officiel du 16 janvier 1878.

585

Journal Officiel, 4 novembre 1878, p.11087.

Ce fut chose accomplie avec la loi du 6 avril 1878 qui prescrivit l’établissement d’un mouillage de 3,20 m entre Paris et Rouen. Au préalable, trois importantes entreprises avaient été déclarées d’utilité publique avant que ne fût adoptée de manière définitive la loi du 5 août 1879. Ces travaux se répartissaient de la manière suivante 587:

1. Aménagements pour obtenir un mouillage de 3,20 m entre Paris et Rouen (loi du 6 avril 1878) : 32 000 000 francs588

;

2. Aménagements pour un mouillage de 2 m entre Montereau et Paris (loi du 13 juin 1878) : 3 500 000 francs589

3. Travaux pour obtenir un mouillage de 2 m entre Montereau et Marcilly (loi du 2 avril

1879) : 5 millions francs Total : 40 500 000 francs.

Les dépenses pour les travaux concernant la traversée de Paris furent confirmées par la loi du 21 juillet 1880 qui autorisa une dépense de 10,5 millions de francs en vue de porter le mouillage à 3,20m sur cette section. La décision ministérielle du 5 novembre de la même année répartit les travaux à effectuer entre les divers services d’ingénieurs. Elle affecta au service de la Navigation de la Seine la somme de 3,9 millions francs, la construction de l’écluse et du barrage de Suresnes s’élevant à elle-seule à 3,3 millions, le reste revenant à des travaux de dragages en aval de Paris (120 000 francs), de réfection de ports en aval de la capitale (80 000)590.

Tous ces chiffres montrent l’ampleur des aménagements réalisés sur la Basse-Seine qui représentaient près de 80% du total des travaux591. Sur le parcours de 243 km entre Paris

et la mer, le nombre d’écluses se vit ramené au nombre de neuf592. Ces barrages furent dotés

de deux écluses, l’une de 41,60m destinée aux chalands isolés et l’autre de 141 mètres pour

587 Michèle Merger, « La Seine dans la traversée de Paris et ses canaux annexes : une activité portuaire à l’image

d’une capitale (1800-1939) », dans Paris et ses réseaux : naissance d’un mode de vie urbain, XIX e

-XXe siècles, pp.349-386, sous la direction de François Caron, Jean Derens, Luc Passion et Philippe Cebron de Lisle, Paris, Direction des affaires culturelles et Université de Paris-IV Sorbonne Centre de recherche en histoire de l’innovation, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, 1990, p. 358.

588

Il s’agit des 6e (entre Paris et l’embouchure du canal Saint-Denis), 7e (entre la Briche et Conflans-Sainte-

Honorine) et 8e sections (entre Conflans et Rouen).

589 Soit respectivement les 3e et 4e sections de la Seine, en amont de Paris.

590 Le reste consistait en la part proportionnelle à la somme à valoir générale. Voir Annuaire statistique de la

Ville de Paris, année 1886, p.94.

591

A.P., D7S4 1, Entretien du chenal de navigation entre Rouen et Paris (1871-1894) ; A.P. D7S4/2 : Affaires

générales : Amélioration de la Seine entre Paris et Rouen (1871-1890).

592 La pente naturelle de 25,50 m présentée par la Seine, depuis l’amont de Paris jusqu’à l’écluse de Port-à-

l’Anglais sur une longueur de 225 km était rachetée par neuf barrages à écluses, installés à Suresnes, Bougival, Andrésy, Méricourt, Villez, la Garenne, Poses et Martot.

les convois de plusieurs péniches593. En effet, la loi du 6 avril 1878 avait porté à 3,20 m le

mouillage du bief parisien compris entre les écluses de Port-à-l’Anglais et de Suresnes. Ce tirant d’eau fut atteint définitivement sur toute l’étendue du bief le 15 septembre 1886. Chacune des retenues était formée par plusieurs barrages comportant une ou plusieurs passes navigables594

. Parmi ces grands barrages, on peut citer le barrage de Suresnes et celui de Marty595. Le premier avait été envisagé afin de remplacer le barrage mobile à fermettes et à

aiguilles, établi antérieurement en 1866596 et qui n’offrait qu’un tirant d’eau de 2,20 m dans la

traversée de Paris comme l’avait prévu la loi du 21 juillet 1880. L’exécution de travaux d’une telle ampleur eut tout de même un coût, à savoir que les dépenses passèrent rapidement à près de 67 millions de francs, par rapport à la quarantaine de millions prévue initialement. Malgré tout, il s’agissait d’un axe majeur pour l’approvisionnement de la capitale et qui pouvait justifier de tels sacrifices, car ces aménagements contribuaient simultanément à la prospérité des ports normands et des industries des départements du Nord de la France.

La navigation de la Seine connut ainsi une mutation profonde, le mouillage n’étant jamais inférieur à 3,20 m et aucun chômage n’était plus à craindre en période de basses eaux. La durée du trajet de Rouen à Paris se voyait ramenée à trois jours, voire plus pour les convois toués ou remorqués, et elle n’excédait pas 28 à 30 heures pour les porteurs à vapeur isolés ou automoteurs!…Même si les chemins de halage se trouvaient dans un état acceptable, leur usage se bornait tout au plus à la traversée. Le prix du fret a considérablement profité de ces aménagements passant de 12 à 15 francs en 1840 à de 4 à 5 francs à la remonte en 1890, et à 2,75 francs et 3,50 francs à la descente. Il s’est produit une augmentation de plus de la moitié dans le tonnage remorqué : 389 tonnes-kilométriques alors qu’en 1881, avant l’exécution de ces derniers travaux, ce dernier n’excédait pas 227 millions T.-K.597.

Il s’agit d’une évolution majeure. En effet, les conditions antérieures de la navigation rendaient pénible et onéreuse la remontée des bateaux des ports de Seine inférieure vers la capitale. Néanmoins, grâce aux travaux de dragage, à l’installation de barrages éclusés, à la motorisation des péniches, la remontée se trouvait dans une large mesure facilitée et plus apte à répondre au transport de marchandises à plus forte valeur ajoutée.

593 Les barrages mobiles employés étaient de deux types, soit du système à fermettes pivotantes, s’enfonçant

dans le lit du fleuve, comme les lames d’un éventail, suivant l’agencement mis au point par l’ingénieur Poirée, soit du type du pont supérieur supportant un cadre oscillant se relevant horizontalement et hors de l’eau.

594 La Nature, 29 juillet 1890, p.116.

595 « Les travaux de canalisation de la Seine entre Paris et la mer. », La Nature, 5 mars 1890, pp.275-276.

596 Voir premier chapitre.

597 Alfred Picard, Traité des chemins de fer : économie politique, commerce, finances, administration, droit,

Figure 8 Profil en long de la Seine canalisée après les aménagements effectués entre Paris et Rouen en 1886.

Source : François Beaudoin, « La canalisation de la Seine par barrages mobiles éclusés au XIXe siècle », dans les

Cahiers du Musée de la batellerie, n°2, décembre 1988, p. 19.