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Le vécu du silence des parents

4. Une réflexivité sur la période communiste

Après avoir vu comment Teko pose des conditions dans son discours lorsqu’il me raconte son histoire passée, nous allons observer comment Joro, lui aussi, utilise des procédés énonciatifs pour mettre en mots dans la narration son parcours de vie et plus particulièrement son passage d’Est en Ouest.

Je m’appuie pour cela sur deux corpus, celui d’octobre 2014 pour quelques énoncés significatifs, et principalement sur celui de janvier 2015163.

Le récit de vie de Joro est traversé par des formes marquées d’hétérogénéités. Il crée une distance avec son énoncé. Ce procédé énonciatif par lequel il déclare passer sous silence une chose dont on parle néanmoins, est employé tout au long de son discours :

17. Joro : de Bulgarie / Yougoslavie / oui // avec deux mots / je vais pas rentrer dans les / quelqu’un qui m’a promis à Sofia

163

25. Joro : je peux te dire à Gorica / Nova Gorica / parce que Teko parle de viande / et pour finir une histoire avec la viande

38. Joro : pas le coffre / à l’arrière caché / ils couvrent avec le gonflable le truc gonflable avec le violon et tout ça non mais je peux te dire / on va finir très vite maintenant parce qu’on est presque à la frontière

133. Joro : maintenant je vais arrêter parce qu’on est encore à table

137. Joro : non mais attends / avec deux mots parce que / comme étudiant

152. Joro : mais / on finit maintenant avec quelque chose qu’il connaît

207. Joro : il y a quelque chose / on va / on va arrêter là mais / il y a quelque chose

232. Joro : une seule parenthèse / parce que c’est pas très agréable tout ça

Comme l’a étudié Jacqueline Authier-Revuz, une réflexivité rythme le récit de Joro. Ces énoncés sortis de l’intégralité du texte, mais qui respectent cependant la chronologie du discours de Joro, montrent que sa parole est sans cesse marquée par de la réflexivité sur le dire164. Il commente ainsi ses propres paroles par un ensemble de signaux et d’indicateurs linguistiques.

Dans son récit, Joro apostrophe les personnes présentes : « non mais attend », « on finit oui » ; il emploie aussi à maintes reprises des indices spatio-temporels comme déictiques énonciatifs « on va arrêter là », « on va finir très vite maintenant », « j’ai fini maintenant », « maintenant je vais arrêter », « on finit maintenant ». On remarque que ces indices spatio- temporels sont toujours suivis de la notion de fin de l’histoire racontée. Joro insiste sur le fait que ce qu’il va commencer à raconter sera rapide « en deux mots », et qu’il va passer à un sujet plus agréable « une seule parenthèse / parce que c’est pas très agréable tout ça ». Il minimise ainsi son récit par des ruptures dans son discours avec des supposées ellipses, mais cette figure n’est que rhétorique puisqu’il continue à avancer dans son histoire malgré les négations annoncées.

164 Authier-Revuz J., 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi : Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris,

Joro instaure une connivence avec son auditoire, il influence l’attitude des interlocuteurs, éveille leur attention et attise leur curiosité :

Joro : j’ai appelé en Suède les gens que ils sont voisins de Teko la famille XXX et quelqu’un qui avait déjà une entreprise et il m’a dit viens tout de suite tu vas commencer du travail / on est dans la merde total et on te dit viens oui oui comment oui mais il y a quelque chose j’ai fini maintenant

Alexandra : ah non c’est intéressant165

Joro emploie, tel un conteur-narrateur ces procédés énonciatifs pour associer le public, ici représenté par Alexandra, à son histoire. Il évalue momentanément son propre dire pour raconter son parcours de vie en interaction avec les personnes présentes. Alexandra relance par son « ah non » l’intérêt que porte l’audience à l’histoire racontée. Joro traverse aussi son discours premier par une mise en scène presque théâtrale des événements en fonction de leur chronologie mais aussi des acteurs :

Joro : maintenant on doit faire rentrer dans le jeu Alexandra / oui l’histoire est plus intéressante de toute manière / Teko a eu une possibilité de devenir patron de / comme dans le film de Robert de Niro de Casino oui166

Mais le public averti n’est pas dupe de la manière de raconter de Joro. Cela en est même devenu une plaisanterie répétitive entre l’auditoire présent et Joro :

Teko : dans les trucs comme ça dans les dictatures hein / tu sais pas comment Joro : mais / on finit maintenant avec quelque chose qu’il connaît

Alexandra : deux heures plus tard / pour finir maintenant / pour faire court (tout le monde rigole) Lili : JORO

165 Interactions avec Joro, tours de parole de 79 à 80 dans les annexes. 166

Joro : on finit oui / et c’est lui qui me propose de devenir dans une société mixte italiano bulgare de devenir la personne qui doit espionner les Bulgares et qui doit donner et j’ai dit à XXX je vais réfléchir c’est une proposition qui est assez intéressante / je vais réfléchir167

Corine : Joro je connais pas bien ton histoire parce que j’ai pas bien compris pourquoi t’as émigré puisque tu faisais partie du Komsomol

Lili : tu connais pas Joro / si tu lui poses la question Sophia : on est foutu

Alexandra : aie aie aie // on en a pour la journée // t’as des chambres ? Joro : avec deux mots

Sophia : quand ça commence avec deux mots on est mal

Joro : l’Allemagne / en Bulgarie on m’a pris mon passeport / moi j’aimais beaucoup Allemagne / j’étais là-bas quelques années168

Joro : on vous a embêté un petit peu avec les histoires comme ça Tout le monde : AH NON

Teko : ça c’est les histoires des réfugiés il y a toujours beaucoup d’histoires tu sais Sophia : bah oui

Teko : on est parti de raconter ça à travers l’histoire que les gens qui font les bandits / parce que nous on sait

Sophia : ça a commencé comme ça avec les frères Kouachi169

Comme ces histoires se performent dans une sphère privée, chacun connaît le mécanisme des procédés discursifs que Joro met en place. Ce leitmotiv entre celui qui raconte et ceux qui écoutent démontrent que ces procédés énonciatifs ne sont plus tant employés par Joro comme un effet pour attirer l’attention sur un sujet important, voire délicat ou polémique, que comme un procédé de cadrage préventif qui limiterait les interprétations d’autrui. On pourrait supposer que Joro, craignant d’aller au devant d’objections possibles, se servirait des procédés énonciatifs comme d’un paravent discursif pour tenter de désamorcer une hypothétique critique.

167 Interactions avec Joro, tours de parole de 151 à 155 dans les annexes. 168 Interactions avec Joro, tours de parole de 354 à 360 dans les annexes. 169

Joro, comme Teko, se méfie des interprétations qui pourraient être faites par d’autres personnes que lui-même. Chacun, dans un contexte d’énonciation différent se protège par des énonciations réflexives comme d’une armure. Par l’utilisation de ces procédés dans sa narration, Joro démontre la difficulté actuelle qu’il a à mettre des mots sur sa période silencieuse. Les actions mises en place dans leur discours pour dire sans avoir dit, pointent le fait que la parole a encore du mal à se livrer sans autocensure, comme si le passé de leurs histoires avait encore un lien avec le présent.

5. La temporalité

A l’intérieur des discours de Teko et Joro sur la période silencieuse du communisme, on peut remarquer que la notion de passé et celle de présent ne se distinguent pas forcément l’une de l’autre. Je fais l’hypothèse qu’il existe un va-et-vient de temporalité dans les récits de vie où le passé a toujours des effets sur le présent de ceux qui racontent.

Pour observer cela, je m’appuierai sur différents instants des corpus de Teko et Joro qui illustrent chacun une facette de ce problème de temporalité.

Le passé a encore des effets sur le présent de Joro lorsqu’il agit aujourd’hui avec des comportements d’une temporalité communiste révolue. L’exemple le plus éloquent est la peur encore d’actualité des espions et des écoutes téléphoniques :

Joro : et le téléphone / c’est elle qui m’a dit ils mettaient un coussin sur le téléphone Alexandra : traumatisés

Joro : oui et ça continue maintenant par exemple XXX / il est sur écoute continuellement Sophia : c’est sur

Teko : ah oui oui

Joro : ça tu sais très bien qu’il est sur écoute // ils n’ont pas changé le système Teko : ils ont gardé le système

Lili : Joro quand il sait que quelqu’un est sur écoute / bon je vais pas te dire ça au téléphone

(Tout le monde rigole)

Alexandra : tu vois ce que je veux dire

Joro : hier j’ai dit il y a quelque chose que je dois te dire mais je peux pas te le dire

(Tout le monde rigole)

Lili : mais à chaque fois tu me fais le coup toi aussi / quand tu es en Bulgarie et que tu as quelque chose d’important à dire

Teko : il dit attend Lili dit de ne pas le dire au téléphone170

Comme nous l’avons évoqué avant, le traumatisme de l’impossibilité d’avoir une vie privée pendant la période communiste a des répercussions jusqu’à aujourd’hui. Une réalité reconnue en Bulgarie avant 1989 se retrouve dans le quotidien de Joro. Il replonge dans le temps de l’action et passe pour cela au présent pour rendre compte de l’actualité de ce qui est raconté pour lui. La peur des espions est toujours active : « hier j’ai dit il y a quelque chose que je dois te dire mais je peux pas te le dire ». Au téléphone, Joro retient sa parole, comme il le faisait jadis, et ce, même si sa femme lui rappelle la temporalité dans laquelle il se trouve : « et je dis mais arrête Joro ». Teko et Joro restent persuadé que le présent dans lequel nous sommes n’est pas aussi lisse qu’il paraît, mais qu’un monde parallèle continue d’exister et d’agir encore aujourd’hui : « Joro : ça tu sais très bien qu’il est sur écoute // ils n’ont pas changé le système ; Teko : ils ont gardé le système ».

Le présent serait une continuité du passé et celui-ci ne serait pas totalement innocent au dire de Teko et Joro.

Ce problème de temporalité dans le discours est encore plus éloquent chez Teko qui n’a pas réactualisé ses informations sur la Bulgarie. En effet, après être parti à l’Ouest dans les années 70, il n’est jamais retourné dans son pays de naissance et ne s’informe sur celui-ci qu’à travers des formes abstraites comme les media ou les histoires que Joro ou d’autres Bulgares lui racontent. Par le fait de ne pas avoir confronté sa mémoire avec la réalité de la Bulgarie d’aujourd’hui, Teko vit toujours dans un monde où les actions passées peuvent encore avoir des effets, un impact sur le présent.

170

De plus, Teko a perdu la notion du temps et de l’éloignement entre les événements vécus à l’époque et le ici et maintenant. Toujours lors du diner de novembre 2014, Joro sort une photo prise quelques mois auparavant de l’entrée de l’immeuble où Teko habitait lors de son enfance. Autour de la photo d’un immeuble non entretenu et tagué, Teko confronte ses souvenirs à une réalité factuelle :

Teko : ha / ça c’est l’entrée de chez nous Sophia : oh NON / avec des tags partout Teko : qu’est ce qui est marqué ? Lili : c’est quoi Joro ?

Teko : c’est là où j’habitais // c’est l’entrée Alexandra : oh mince

Teko : oui

Lili : mais vous les avez vu

Teko: (traduit les tags « kolkoto ci teup / tolko ci i grozen ») autant tu es con autant tu es aussi moche

(Tout le monde rigole)…

Teko : et ça c’est le rez-de-chaussée où habitait le policier qui écrivait les rapports / chaque quand il y a un rez-de-chaussée

Sophia : « umri chumkar » meurt / c’est quoi chumkar ? Teko : chumkar c’est euh

Joro : c’est euh résistance

Teko : les fenêtres sont en train de tomber (il rigole) horreur Lili : tu as vu les poubelles un peu en bas

Teko : non mais attends

Sophia (à Joro) : tu pourras m’envoyer la photo

Teko : et un seul photo / njama drugi ? (il n’y en pas d’autres) Joro : j’ai enlevé l’autre

Teko : mais pourquoi

Lili : je ne sais pas si je les ai gardées Sophia : ça c’est la porte

Teko : oui / et là où tu vois là c’était marqué le nom de mon grand-père // oui en dessous de ça / là il y a un truc blanc / là il y avait un plaque de mon grand-père / c’était l’immeuble de mon grand-père / mais elle est enlevée

Photo 1 entrée de l'immeuble en question

Sophia : et c’était toujours le numéro 43 Teko : 43A oui

Sophia : et bein les tagueurs ils ont pas fait de jolies choses

Joro : oui parce que si il y avait les plaques / ton papa pouvait faire comme le roi bulgare / il pouvait dire ça c’est à moi

Teko : mais il y avait les plaques / quand on était encore là il y avait les plaques // personne n’enlevait / quand on était là c’était là // il a été enlevé prochainement il y a tout en blanc encore Joro : oui ?

Teko : oui maintenant c’est enlevé // E be ski pod 43 (et bien regarde sous 43)171

Parti il y a pourtant plus de 40 ans, Teko a du mal à réaliser les décennies qui le séparent de ses souvenirs. Face à la photo, sa première réaction est la constatation de la décrépitude du lieu « les fenêtres sont en train de tomber (il rigole) horreur ». Puis il constate qu’une plaque au nom de son grand-père a été « enlevée », il remarque cependant des traces blanches sur le mur qui seraient une preuve de l’enlèvement récent de la plaque : « mais il y avait les plaques / quand on était encore là il y avait les plaques // personne n’enlevait / quand on était là c’était là // il a été enlevé prochainement il y a tout en blanc encore »

Pour Teko, les plaques sur le mur et la présence de sa famille dans l’immeuble sont liées : « quand on était là c’était là », et le fait que ces plaques n’aient été enlevées que récemment selon lui, montre la confusion de temporalité dans laquelle Teko se trouve. De plus, Teko fait un lapsus et emploie le terme « prochainement » à la place de « récemment », ce qui inclut une notion de futur dans l’enlèvement des plaques, donc d’une action qui ne serait pas encore accomplie.

Parce que Teko n’a pas remis à jour ses informations sur la Bulgarie en y retournant, la notion de passé est indéfinie. Une action révolue dans un passé lointain reste pour Teko un passé proche et encore palpable. Le passé se mélange même au présent dans le cas de son adresse sur son passeport bulgare qu’il a fait faire très récemment (il y a 5 ans) :

Teko (en parlant de son passeport bulgare) : mais moi est ce que j’ai un appartement à Sofia ? non // j’ai donné mon adresse dans l’époque // moi sur mon passeport c’est l’adresse de Sofia où j’habitais

171

Sur son passeport, l’adresse qui justifie sa domiciliation est la même qu’à l’époque où il habitait en Bulgarie donc dans les années 50 et 60. Le temps en Bulgarie semble s’être arrêté pour lui au moment où il a émigré à l’Ouest. Une fluctuation s’opère entre l’ici et maintenant, c’est-à-dire en France dans les années 2010 et le là-bas et avant, c’est-à-dire en Bulgarie il y a plus de quarante ans.

Dans sa chronologie tout événement passé en Bulgarie serait à la frontière de son présent en France, comme si le temps était resté figé en Bulgarie jusqu’à aujourd’hui. L’espace-temps serait suspendu sur deux lignes de temporalité parallèles, l’une en France et l’autre en Bulgarie, et selon le déplacement de Teko d’un espace à l’autre, le temps s'immobiliserait sur la ligne abandonnée.

Figure 2 Temporalité parallèle de Teko entre la Bulgarie et la France

J’espère avoir démontré dans ce chapitre qu’il y a bien une mise en mots de cette période silencieuse qu’est celle du communisme bulgare. La première génération exilée en France raconte, mais cette transmission reste marquée par un mode de relation antérieure qui est celui de l’expérience subjective du communisme. La parole de ce difficile à dire doit vaincre des processus de censure et d’autocensure pour enfin se délier et se donner dans l’intimité de la famille. A travers l’étude de cas de Joro et Teko, il a été possible d’observer les différentes conditions de production des discours pour qu’il y ait une mise en mots de ce qui ne devait pas

être dit. Il a aussi été analysé que malgré l’installation d’un cercle de confiance, la parole restait cependant marquée, lors de l’événement du dire, par des processus de défense vis-à-vis d’un jugement externe et non contrôlé. La concomitance des expériences de Joro et Teko ainsi que leurs parcours exceptionnels, par rapport à d’autres trajectoires qui seraient passées par des chemins plus conventionnels (comme c’est le cas des parents d’Anna, Caroline ou Nicolas R., Cyril et Sylvie), jouent un rôle sur leur amitié mais aussi sur leur manière de raconter ces événements traversés.

Après cette étude du lien qui existe entre la notion de silence et celle de récit, nous allons maintenant essayer de comprendre comment dans les histoires élaborées par la première génération l’invention et la créativité ont réussi à pallier la censure et l’interdiction du dire dans le régime communiste.

Chapitre 5 :