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Présentation des familles

3. Anna et sa famille

3.2. Histoire d’Anna et sa famille

Anna est une Française née en 1982 (elle a 33 ans), née d’un père français et d’une mère bulgare, Ludmilla. Elle habite dans le Loiret avec son mari Rodolphe et son petit garçon, Théodore, né le 21 juin 2015.

Originaire de Melun, elle a travaillé dans un lycée comme chargé de médiation et assistante scolaire en mathématiques. Elle a une grande sœur Sophia et un petit frère Alexandre. Ses parents se sont connus dans les années 70 en Bulgarie à Sofia lors d’un voyage professionnel du père ; et sa mère a quitté la Bulgarie en se mariant à cet « étranger » pour venir s’installer en France.

Eduquée en France, Anna parle français avec ses parents et ses frère et sœur ; mais elle parle aussi couramment le bulgare, qu’elle a appris pendant ses vacances en Bulgarie avec ses cousins et autres amis d’enfance bulgares. Sa maîtrise de la langue bulgare est parfaite à l’oral, mais elle a beaucoup de lacunes à l’écrit car elle n’a appris la langue que d’une manière orale. Tout en continuant son travail, elle a repris ses études en parallèle (passant au ¾) et s’est inscrite en licence de bulgare à l’Inalco en 2011, en vue de changer de voie professionnelle et de devenir interprète.

Ses parents sont aujourd’hui divorcés, mais sont en très bon terme et se voient régulièrement. Bien que le nom de famille d’Anna soit français, les prénoms choisis par les parents pour leurs enfants sont plus employés en Bulgarie qu’en France (Sophia, Anna, Alexandre). Les parents n’ont pas transmis la langue de la mère à leurs enfants. La mère a été élevée dans une famille francophone, « ma mère nous parlait en français »71.

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Anna revendique ses origines bulgares, par ses habits, ses parfums à la rose, ses bijoux de créateurs bulgares, ses gouts pour cette nourriture qui lui est si familière et qu’elle maîtrise au quotidien.

La famille d’Anna vit ainsi dans une double culture moderne où les allers-retours entre les deux pays sont fréquents, et permettent une actualisation permanente des connaissances sur la Bulgarie.

Sophia, l’ainée, parle moins bien le bulgare que sa sœur : « si il y en une des deux qui doit parler c’est moi / et dans le taxi c’est moi qui vais devant c’est elle qui va derrière »72.

Sophia me racontait que son parcours linguistique était un aller-retour entre envie et honte. Ses parents lui parlaient en français, mais qu’elle passait ses vacances en Bulgarie dans sa famille maternelle. Quand elle avait 5 ans, elle était en vacances avec ses parents chez ses grands-parents bulgares, son père est tombé malade et sa mère l’a ramené d’urgence en France, laissant Sophia chez ses grands-parents pendant 6 mois. Sophia m’expliquait que c’est à ce moment-là qu’elle a appris le bulgare, elle était même bilingue quand elle est revenue en France. Ses parents continuaient à lui parler en français mais elle leur répondait en bulgare, au grand dam de ses grands-parents paternels se souvient-elle.

Elle a continué à parler le bulgare, mais pas à la maison, en vacances en Bulgarie. Lorsqu’elle fut plus grande, vers 15 ans, elle n’a plus voulu partir en vacances en famille, préférant être avec ses amis et partir avec eux en vacances en France ou ailleurs. Sophia m’expliquait que c’est à ce moment-là que l’écart s’est creusé. Elle savait encore parler mais elle n’avait pas réactualisé son langage, elle avait « un langage de petite fille » alors que ses amis bulgares parlaient une langue plus élaborée. Au fur et à mesure elle s’est tue, et n’a plus voulu parler car elle était « gênée », et avait même honte de parler avec d’autres personnes.

Anna : « Sophia voilà elle a du mal / Sophia tu reconnais qu'elle est pas bulgare / qu’elle est pas à l’aise »73.

Par la suite, elle a eu un petit copain pendant 10 ans, « qui n’était pas fan de la Bulgarie » et elle n’y retournait que rarement et l’écart est devenu encore plus important. Elle comprenait toujours mais ne parlait plus.

72 Interactions avec Anna, tour de parole 120 dans les annexes. 73

De plus, Anna sa petite sœur, et Alex son petit frère qui allaient chaque année en Bulgarie, s’étaient créés une bande de copains bulgares, et parlaient couramment la langue, cela a découragé Sophia.

« Elle s’y est remise il y a deux ans » me raconte Anna, Sophia comprend le bulgare mais n’ose plus s’exprimer dans cette langue, elle trouve cela « bête » et elle dit qu’elle devrait passer outre sa timidité, mais elle n’a pas encore franchi le cap.

Sophia me donnait l’exemple lorsqu’elle a accompagné sa sœur comme encadrante d’un voyage organisé d’une école bulgare dans un échange scolaire. Sur place elle avait eu peur que les jeunes élèves se moquent d’elle, car elle parlait comme une enfant et pour cette raison, elle n’a pas parlé bulgare du séjour.

Dans la famille, le français reste la langue de communication principale mais le bulgare est quand même présent par des petites expressions ou des mots remplacés du français au bulgare. Lors du petit-déjeuner de l’anniversaire d’Anna par exemple, j’ai entendu la mère d’Anna lui poser une question en français et elle lui a répondu spontanément « ne znam » (« je ne sais pas »)

L’utilisation du bulgare reste pourtant sporadique dans la vie de Sophia, même lorsqu’elle retourne en Bulgarie, elle laisse sa sœur Anna parler à sa place aux Bulgares. Car Sophia avait renoué des liens avec la Bulgarie mais pas avec la langue bulgare.

Anna : « du coup il y a quelques années elle s'était remise à venir en Bulgarie on avait une espèce de c’est pas un rite / c’est une espèce de / on partait toutes les deux quelques jours dix jours en Bulgarie l’été où l'hiver mais que toute les deux / ou on se faisait une petite semaine à droite soit on restait et on allait se promener à Vitocha / mais c'était que toutes les deux »74.

La grand-mère d’Anna était « une grande couturière » de Sofia dans les années 30, elle avait une maison de couture et était venue vivre en France, et « a travaillé avec les grands de la mode ». Anna me racontait que pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque sa grand-mère était en France, on lui demanda dans un couloir s’il y avait des étrangers dans l’atelier, et elle répondu dans un français parfait qu’il n’y avait que des Français. La grand-mère était très fière de raconter cette histoire, surtout quand on venait à lui parler de son léger accent avec des « r » roulés.

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Sophia confirme l’accent de sa grand-mère. En tout cas pour avoir discuter avec la mère, Ludmilla, je n’ai pas entendu le moindre accent, et il est impossible de savoir qu’elle n’est pas française.

Ludmilla m’a raconté sa rencontre avec son mari français. Lors d’un événement international à Sofia, elle servait de « parcmètre » en face d’un hôtel pour étrangers à Sofia, et devait demander de l’argent aux personnes qui se garaient dans son parking. Anna me racontait qu’« elle s'occupait d'accueillir les Français les étrangers / c'est comme ça qu'elle l’a connu »75. Un jour elle a vu des étudiants étrangers dont un roux, ils ont argumenté sur les places de parking et comme elle parlait français, ils ont commencé à discuter et finalement elle les a invités à venir dîner chez elle, donc chez sa mère qui était toujours ravie de parler français.

Elle parti en 1971 en France. Le fait qu’elle ait un passeport, et un visa lui permettait d’entrer et de sortir quand elle le voulait de la Bulgarie. Et donc ils pouvaient revenir en famille chaque été en Bulgarie, et c’est comme cela qu’Anna, sa grande sœur et son petit frère ont pu profiter aussi de la culture bulgare sur place.

Le père d’Anna est un amoureux de la Bulgarie, chaque été il allait avec plaisir et même encore plus que Ludmilla en Bulgarie. Il s’est fait des relations et même de très bons amis là-bas. « Il aime beaucoup la Bulgarie et il adore faire de la bouffe bulgare il a des assiettes bulgares chez lui / il écoute de la musique bulgare et a des copains bulgares / il est allé se faire refaire les dents avec maman en Bulgarie »76, me confie Anna.

Récemment, il a dit à Ludmilla qu’il voulait s’enfuir, disparaître quelque part, elle lui demanda où, et il dit : « mais à Sofia, BIEN SUR ».

Anna a épousé en aout 2014 Rodolphe qui est français. Il s’occupe d’apprendre à des instructeurs automobiles la conduite de voitures spécifiques. Ensemble depuis 3 ans, Rodolphe accompagne régulièrement Anna en Bulgarie pendant les vacances. Il ne parle pas le bulgare et par exemple lorsqu’ils étaient en Bulgarie dans un marché d’antiquités, Anna qui ne voulait pas

75 Interactions avec Anna, tour de parole 24 dans les annexes. 76

passer pour une touriste et se faire avoir avec des prix d’étrangers, a demandé à Rodolphe de rester silencieux pendant toute la transaction et de se faire passer par l’attitude pour un Bulgare.

Au mois d’aout 2014, Anna s’est mariée avec son fiancé Rodolphe en France dans la petite ville où ils résident à une heure de Paris. Le mariage religieux s’est déroulé à l’église catholique et toute la fête qui a suivi s’inscrivait dans les codes d’un mariage français, malgré quelques invités bulgares et une playlist musicale incluant des musiques bulgares, et quelques plats bulgares pour le buffet comme la chopska salata « d’ailleurs pour faire une bonne chopska au mariage on va devoir remporter des bonnes tomates de Bulgarie »77. Je n’ai pu me rendre à son mariage, mais j’ai pu voir les photos de celui-ci et elle m’a raconté par la suite les événements de son mariage. Ce mariage montre bien le fait qu’Anna s’assume en tant que Française et Bulgare, elle n’a pas besoin de rendre compte de ses origines par un folklore, mais elle s’est adaptée pour cet événement au lieu et à la personne qu’elle a épousée, sans renier sa bulgarité, puisque celle-ci est intégrée en elle.

En juin 2015, ils ont donné naissance à un petit garçon. Quand j’avais discuté avec Anna et Rodolphe des prénoms éventuels pour leur enfant, il n’y avait pas une volonté particulière de prénommer leur enfant avec un prénom à consonance bulgare. Mais le jour de la naissance quand ils ont présenté leur vœux sur facebook, j’ai pu observer que le prénom donné à leur fils sonnait plus bulgare que français, Théodore, bien que d’origine grec, ce prénom est assez commun en Bulgarie, surtout dans sa forme longue, alors qu’en France, Théo est plus utilisé. Avec le nom de famille de Rodolphe qui est marqué français, le prénom Théodore équilibre la double culture de l’enfant si cher à Anna.

3.3. Morceaux choisis de nos différentes conversations

Sophia : et toi en fait ton côté / tu te sens Française et Bulgare ou Bulgare et Française tu te sens quoi toi ?

Anna : je me sens / je me sens les deux / et effectivement je pense que d'avoir je trouve qu'effectivement le fait d'avoir ces deux trucs moi je trouve que ça m'a ouvert vachement plus que quand t'as / je trouve que c'est beaucoup plus riche que quand tu as une seule famille au

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même endroit / la même nationalité / pour la langue pour les différences // mais / non non les deux // après tu as une manière différente je crois de penser de réfléchir quand t'es là-bas / enfin je suis contente quand je suis en vacances là-bas d’être en vacances si tu veux

Sophia : tu ne te verrais pas habiter là-bas

Anna : bah habiter oui / mais c'est tellement compliqué financièrement / il faut deux boulots et il faut faire les conserves pour avoir du pognon / il faut que tu / enfin les gens se rendent service mais / euh mais / c'est dérisoire / mon oncle avec la mort de ma tante je crois qu'il récupère en plus l’équivalent de 40 € / enfin tu fais rien // moi j'ai toujours honte quand on va faire des grosses courses les premiers jours / quand ma meilleure amie était à la maison

Sophia : oui parce que c'est le salaire

Anna : bah non pas complètement le salaire mais / c en n’est pas loin / donc effectivement si tu veux sortir tu sais que / tu vas lui offrir parce que tu as envie qu'elle profite et tu profites avec elle parce que / mais tout est comme ça // je sais que si tu veux te faire opérer moi je sais qu'avec ma frangine / maman avait donné beaucoup de sous j'avais donné des sous / bon j'ai pas donné 15 000 non plus / mais j'ai donné je sais pas 200 leva / et je pense que mon oncle si ma mère n'était pas derrière depuis des années / il aurait plus rien / il aurait pas de quoi manger

Sophia : et qu'est-ce qu'il fait ton oncle ?

Anna : il était taxi // et c'est un métier qui rapportait très très très bien à une certaine époque / mais qui là ça fait je crois / sauf si là les prix ont changé / mais je crois que ça fait trois ans que le tarif stagne / alors que l'essence a augmenté alors que tout a augmenté

Sophia : donc c'est plus rentable quoi

Anna : non je suis contente d'y aller là / tu vois vendredi je vais y aller / j'ai HATE mais je suis aussi contente quand je rentre

Sophia : et quand tu es là-bas tu penses que les gens te voient un petit peu comme une Française ou comme une Bulgare

Anna : non non non ils ne me voient pas comme une Française / dans la rue quand je me promène on peut plutôt me parler en russe / Rodolphe aussi on peut lui parler en russe78

(…)

Anna : tous les étés on allait là-bas et on y restait un mois Sophia : avant 89 aussi

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Anna : alors moi j'ai dû / bah ouais mais je devais avoir / je suis de 82 / je sais pas / je devais avoir 7 / 8 ans // et si tu veux ma grand-mère ne nous parlait qu’en français / avec un petit accent mais elle nous parlait en français

Sophia : et ta mère aussi

Anna : ma mère nous parlait en français / on avait beaucoup d’amis de nos parents qui nous parlaient en français / et là-bas en fait tout au début / il y avait une espèce de grande terrasse et je voyais que les gamins ils jouaient en bas / et en face ils étaient en train de construire une grande maison / et les gamins jouaient / et du coup je suis descendue / une première fois / une deuxième fois / une troisième fois

Sophia : et tu comprenais rien alors à ce moment-là

Anna : ah bah au début non je comprenais pas grand-chose / et puis petit à petit / tu sais les gamins quand ils apprennent / tu joues à la dînette et le café et de thé

Sophia : tu avais huit ans

Anna : oui c'est ça / et puis petit à petit tu crée des liens même si au début effectivement tu parles pas la même langue mais enfin tu mets des gamins qui ne se connaissent pas / ils arrivent quand même à communiquer à jouer ensemble / et donc ça a commencé comme ça / et puis petit à petit bah j'ai grandi en apprenant d'autres mots / après ils m’ont appris à écrire et puis à lire et puis Sophia : franchement je trouve ça fou que tu aies appris comme ça avec des amis de vacances Anna : c’est ça j’avais un petit carnet dans lequel je mettais les fruits les légumes / on allait faire les courses ensemble et j'achetais comme ça / et comme ça que j'ai fait mes premières boîtes / et du coup je suis passé par la tchalga / désolée / parce qu'effectivement à l'époque mes amis écoutaient ce genre de choses mais ça m'a aussi malheureusement appris des / parce que tu apprends aussi à travers les chansons / tu vois que les constructions de phrases / des choses qui restent / et j'ai aussi appris comme ça // maman nous embarquait tous par ce que au début on avait le camping-car et après on y allait avec de gros espaces et on allait dans une plage à l’époque qui était privée et tu payais au nombre de personnes qui avaient dans ta voiture / enfant / grand / et comme à chaque fois maman elle ramenait je ne sais pas combien de gamins / et bien on était quelques-uns dans le coffre cachés / ça permettait que tout le monde ait une glace / un parasol / qu'on fasse du pédalo / on allait dans la piscine et voilà79

(…)

Sophia : et ta meilleure amie alors

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Anna : alors elle est partie / c'est rigolo parce que / par exemple c'est moi qui lui a appris à nager / comme une bonne partie des autres gamins

Sophia : ils t'apprenaient la langue et toi tu leur apprenais à nager

Anna : c'est ça mais je lui ai appris des chansons française / Joe Dassin du Julien Clerc et effectivement à force de nous avoir côtoyé aussi // je me rappelle à l'époque elle rêvait que je lui ramène un big mac / c'était le truc de fou pour un ados là-bas / depuis maintenant il y en a à peu près partout / et je m’étais dit attends si j’achète le big mac avant de prendre l'avion il sera froid / mais c'était un truc de dingue / on en parlait pendant des heures / du coup elle a fini par / donc elle était championne de tir au pistolet donc à la base elle a grandi à Varna elle était au club de Varna après elle est venue dans un club à Sofia et habitait dans ces baraques d'étudiants qui sont blindés de cafards ou tu n'as pas d'eau chaude tu n'as pas de machin / on s'était retrouvée à la fin de l'été et elle avait une mine décomposée / elle était fatiguée / elle était pas bien / elle me racontait ses histoires de cafards qui avaient qui avaient mis bas dans ses vêtements / et moi ça me dégoûtait de la voir dans cette situation / du coup j'avais demandé à maman si on pouvait la prendre avec nous une semaine à l’appart pour qu'elle prenne un peu un peu son souffle / et finalement ça s’est transformé en bah dis-lui de rester à la maison / du coup nous on avait quelqu'un la maison / elle elle est en plein centre-ville / euh le truc du loyer s’était surtout pour payer son électricité donc voilà il n’y avait pas d'histoires de loyer réel c’était juste à payer ses consommations et du coup elle est venue habiter à l’appart pendant cinq ans80