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Présentation des familles

5. Elizabeth et sa famille

5.1. Mon histoire avec Elizabeth

J’ai connu Elizabeth en plusieurs étapes, à trois échelons différents.

Tout d’abord par ses livres. Au début de ma recherche, j’ai recueilli en tant que sources écrites, trois livres de cette comédienne et dramaturge française « d’origine bulgare » : Mon père

qui fonctionnait par périodes culinaires et autres107 ; Les drôles. Un mille-phrases108 ; et Mémoire pleine109. Elle met à l’écrit ses souvenirs de jeunesse dans la singularité d’être née de deux parents bulgares émigrés. Ces « autofictions » racontent son enfance de petite Française aux parents bulgares dans le sud de la France, jusqu’à son voyage, plein de déceptions, dans la Bulgarie fraichement capitaliste.

Par la suite, je suis allée voir deux fois une pièce de théâtre qu’Elizabeth a écrite et dont elle est l’unique interprète sur scène, en février 2013 au théâtre ouvert, et en février 2014 au théâtre Lucernaire : Les tribulations d’une étrangère d’origine. Cette pièce est une mise en scène de son roman, Mémoire pleine. Comme elle résume elle-même cette pièce dans le fascicule donné avant la représentation :

« Élisabeth Mazev raconte l’histoire d’une petite fille née en France de parents réfugiés politiques bulgares. Seule en scène, la comédienne rejoue des scènes de sa vie, de ses trois ans et demi à l’âge adulte : la chanson bulgare chorégraphiée par sa mère pour le spectacle de fin d’année, les longs périples estivaux en DS break passés à tourner autour de la Bulgarie, sans pouvoir pénétrer “ le plus fidèle satellite de l’Union Soviétique ”, le voyage décevant, plus tard, dans un pays qui s’engouffre dans le capitalisme sauvage, ou elle cherche à retrouver ce que tous les Bulgares tentent de fuir… ».

Son spectacle m’a interpelé par les rapprochements évidents avec mon sujet de recherche. Même si ses deux parents sont bulgares, la question du silence et de la mise en mots (et de la mise en scène) de son histoire illustre que le nœud autour de la transmission et du devoir dire et de taire, fait sens aussi dans cette autre configuration familiale. C’est à la sortie de cette

107 Mazev, Elizabeth, 1993, Mon père qui fonctionnait par périodes culinaires et autres, Les solitaires intempestifs,

Paris.

108 Mazev, Elizabeth, 2014, Les drôles. Un mille-phrases, Les solitaires intempestifs, Paris. 109

représentation que j’ai voulu ouvrir mon étude à d’autres parcours parallèles en relation directe avec la problématique de ma recherche. Je m’appuie donc sur ses écrits et ses dires pour aborder des thématiques comme, les relations entre l’individu et le souvenir, l’intimité et l’histoire, mais aussi le besoin de se raconter, de se mettre en scène, d’aller puiser dans son histoire privée pour exprimer des interrogations universelles : « parce que j’ai la prétention de vouloir raconter le grand en racontant le tout petit […] de raconter tout le monde en me racontant moi ».

En juin 2016, j’ai donc réussi à contacter Elizabeth Mazev par l’intermédiaire de Facebook. Je lui ai envoyé un message, sans savoir si j’aurais un retour de sa part :

« Je m'appelle Sophia, j'écris une thèse en anthropologie, j'ai un père bulgare et une mère française, et je me ferais une joie de vous rencontrer

Chère Elizabeth,

Je vous écris sans savoir réellement si ce message vous parviendra, ni même si j'aurais une réponse de votre part, ah la magie de Facebook

Je suis doctorante en anthropologie et je fais une thèse qui, je suis sure vous intéressera par son sujet :

« La transmission des silences et des non-dits dans les histoires de parcours de vie dans les familles dont un membre est issu de la migration de la Bulgarie communiste »

Et oui, quelle idée ? Pourquoi donc me suis-je lancée dans cette histoire de silence et de recherche de parole ?? Peut être car je me pose ces questions d'une manière aussi personnelle, et je tente d'y voir plus clair, non pas comme vous en écrivant une pièce de théâtre (que je suis allée voir deux fois. Formidable merci beaucoup pour ce beau moment très riche pour moi mais aussi ma thèse), mais en faisant une recherche scientifique.

Mon père est d'origine bulgare et ma mère française, mais je ne parle pas le bulgare que je m'efforce d'apprendre (Assimil et j'ai même fait une licence à l'Inalco) pour tenter de répondre à ces silences (de langue, de parole, de non-dit etc.) tant bien que mal

Bref je me disais que ça aurait été un honneur de discuter de tout cela avec vous, soit au téléphone, soit autour d'un café

Je suis sur Paris, vous pouvez me répondre par écrit évidemment, mais je vous laisse aussi mon numéro de téléphone

En espérant vous lire ou vous entendre bientôt Bonne fin de journée

Cordialement »

Par cette approche, j’exprimais l’envie de la rencontrer ainsi que les connivences qu’elle pouvait avoir avec mon sujet de recherche. Et dès le lendemain, elle me fit part de sa curiosité quant à ma recherche, et nous avons convenu d’un rendez-vous dans la semaine.

Le 10 juin 2016, nous nous sommes retrouvées à la sortie du métro Pigalle, à 14 heures. Cela correspondait finalement à la troisième étape de rapprochement : l’échange direct. Elizabeth m’a proposé de « monter » vers Montmartre. Nous marchons donc jusqu’à la place des Abbesses où nous nous arrêtons à la terrasse d’un café. L’échange que nous avons eu a duré plus de deux heures. Autour d’une eau gazeuse, Elizabeth et moi discutions avec intérêt d’un grand nombre de sujets : le parcours de vie de ses parents, la transmission qu’elle a reçue et qu’elle a donnée à son tour, la création artistique autour de « d’éléments autobiographiques ». Comme elle le souligne elle-même : « c’est quelque chose / un endroit que j’interroge beaucoup celui de la / culture en héritage / de quelle culture / quelle forme de / qu’est-ce qui est à qui / qu’est-ce qui est / à acquérir / qu’est-ce qui est un poids et qu’est-ce qui est un moteur ».

La discussion que j’ai eue avec Elizabeth correspondait à la fin de mon terrain, elle s’est rajoutée à postériori, alors que je pensais mon corpus clos. Alors que j’avançais dans ma réflexion, il me paraissait plus qu’évident qu’Elizabeth avait sa place au sein de ma recherche, et le fait qu’elle accepte de collaborer à cette réflexion a enrichi incontestablement mon étude.