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trois ans d’observation participante

3. Les entretiens

3.4. Expériences de terrain

3.4.1. Les ratés

Lors de mes différentes entrevues, il m’est arrivé d’avoir des « ratés ». J’entends par cela que l’échange qui s’est mis en place lors des discussions, ne correspondait pas forcément à ce à quoi je pouvais m’attendre en premier lieu.

J’ai vécu un réel quiproquo lors de ma discussion avec Al en janvier 2014. Je croisais souvent Al dans les couloirs de l’Inalco, et nous discutions de sujets variés en compagnie d’autres étudiants. J’avais connaissance du fait que son père était un écrivain bulgare et que celui-ci était décédé en 2009. Mais je ne savais pas qu’Al n’avait jamais vu son père, et que les seules histoires qu’il connaissait lui venaient soit de sa mère soit des livres que son père avait écrits.

Sophia : raconte-moi un peu ta vie / non mais franchement ça m’intéresse énormément par ce que on a voilà moi aussi mon père est bulgare mais moi il ne m’a pas parlé bulgare

Al : vous vous êtes jamais vu du coup ? Sophia : quoi ? ah si si si bien sûr {…}

Sophia : est-ce que tu connais les histoires de tes parents / de ton père surtout / euh et en plus ton père c’est un peut particulier parce qu’il a écrit aussi un livre sur son histoire

Al : oui oui /

Sophia : donc est-ce que Al : je l’ai lu

Sophia : tu l’as lu ? et est-ce qu’il t’a raconté aussi ces choses-là ? enfin il te racontait ces histoires ou tu l’as juste lu ?

Al : non je l’ai lu parce que je l’ai jamais vu en fait Sophia : comment ça ?

Al : j’ai jamais vu mon père

Sophia : t’as jamais vu ton père ? ah je savais pas {…}

Sophia : ah je ne savais pas que tu n’avais jamais vu ton père Al : non je ne l’avais jamais vu54

Ce léger malaise provoqué par cette situation délicate prouve l’importance de se confronter aux sources premières que sont les personnes qui composent la recherche. Ce récit de vie que m’a apporté Al lors de cette entrevue fut quant à lui encore plus riche que ce que je m’étais figurée. Il faut savoir admettre, comme le souligne Olivier de Sardan, « les détours et les digressions de

54

l’interlocuteur, comme ses hésitations ou ses contradictions. (…) Et loin de dédaigner l’anecdote, il (le chercheur) la sollicitera, car c’est elle qui “parle”, en ouvrant de nouvelles pistes »55.

Mais la richesse des informations recueillies ne s’est pas avérée toujours convaincante lors de mes entrevues.

Bien qu’Arnaud corresponde à ma recherche et m’ait déjà apporté des éléments pertinents à d’autres moments d’imprégnation, lors mes échanges enregistrés en mai 2015, la discussion sur mon sujet de recherche n’arrivait pas « à prendre », et je n’ai pas réussi à récolter de données profitables.

Les ratés peuvent aussi survenir par les moyens de collecte. La technologie peut être le meilleur allié du chercheur mais aussi sa plus grande frustration. J’étais très contente d’avoir pris la décision de commencer à enregistrer les moments de conversations sur l’enregistreur intégré de mon téléphone. Je réalisais avec Al le premier entretien sur mon téléphone. Lors d’une synchronisation sur mon ordinateur, j’ai ainsi perdu cet enregistrement sans être allée au bout de la transcription. J’ai donc perdu la moitié de l’entretien d’Al. Cette erreur de manipulation m’a permis par la suite de redoubler de prudence, et je m’envoyais par mail les entretiens avant de sauvegarder le tout sur d’autres supports.

3.4.2. Les échanges de longue durée

J’ai connu aussi à l’inverse de celles réalisées avec Arnaud ou de Nicolas R., des entrevues qui se sont prolongées dans le temps, comme si elles n’arriveraient pas à saturation. Ce fut le cas avec Caroline. Notre échange enregistré a duré plus de 7 heures. D’un simple rendez-vous pour un café le matin, nous sommes restées à discuter jusqu’à la fin de l’après-midi. Le thème principal de la conversation restait le même, à savoir celui de mon sujet de recherche, mais les lieux et les activités se modifiaient. Du café-brasserie, nous nous sommes promenées dans la rue, puis avons fait les courses au supermarché pour le déjeuner, puis la conversation a continué dans la cuisine pendant la préparation d’un plat typique bulgare : le tarator (sorte de soupe froide au

55 Olivier de Sardan, Jean-Pierre, « la politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête

yaourt, concombres et noix), pour se transformer en thé dans le salon en fin de journée. Je passais donc la journée entière avec Caroline, sans que le sujet ne se tarisse. Cette entrevue prolongée a permis d’aborder plusieurs fois les mêmes questions pour obtenir des informations nouvelles ou complémentaires. Je ne suis partie de chez elle que lorsque nous avions convenu, elle et moi, « avoir fait le tour » de la problématique et être arrivées au principe de saturation, comme le nomme Olivier de Sardan.

3.4.3. La question de l’anonymisation

Tout au long de ma recherche, les questions de l’anonymisation et de la confidentialité m’ont préoccupée. En effet, le sujet même de ma thèse repose sur l’ambigüité existant entre parole et silence, entre autocensure et transmission de la part de ceux avec qui je conversais. Cependant, le fait de me donner leur autorisation d’enregistrer nos conversations était dans le même temps une permission tacite pour retranscrire la parole donnée hors de l’instant échangé. Jamais lors de toutes mes rencontres, on ne m’a demandé de ne pas restituer leurs propos ou bien jamais on ne m’a questionnée pour savoir ce que j’allais faire de ces enregistrements. Par moments quand le récit de vie raconté était trop intime, on m’a conviée à ne pas retranscrire une partie de la conversation, comme c’était le cas avec Anna sur un sujet particulier : « ça par contre tu le garderas pour toi // ».

J’ai fait le choix de « nettoyer » les corpus proposés en annexe – s’ils n’étaient pas pertinents au sein de ma recherche – des passages que j’estimais relever de l’intime et de la confidence. J’espère avoir ainsi livré les interactions dans leur essence tout en respectant la vie privée de mes interlocuteurs.

Il en est de même avec la question de l’anonymisation. Le choix des prénoms reçus et l’onomastique sont des données importantes dans mon étude. J’ai décidé pour cela de garder les prénoms des enfants de la seconde génération car ce thème avait été abordé à de nombreuses reprises lors de nos échanges et correspond même à une de mes sous-parties (Partie 4, chapitre 12.1). Cependant, je voulais respecter aussi le souhait de certaines personnes à vouloir rester dans l’anonymat, étant donné leur malaise vis-à-vis de l’extériorisation de leur vie privée. J’ai pour cela changé les prénoms ou surnoms des parents de la première génération avec des pseudonymes

proches ou similaires pour ne pas non plus déformer l’origine et la vraisemblance des nominations (le prénom Desislav n’aurait pas été modifié par exemple en Jean-Michel, mais en Svetoslav). Néanmoins pour les personnes qui sont aussi des personnalités connues, leur nom de famille n’a pas été retiré car leurs œuvres publiques ont aussi leur importance dans ma recherche, comme c’est le cas de la comédienne Elizabeth Mazev.