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Le vécu du silence des parents

3. Parler de choses qui ne devaient pas être dites

3.4. Il faut pas en parler, personne peut comprendre

Lors de notre conversation en janvier 2011 d’une heure et demie, Teko me racontait son parcours de vie à travers une chronologie allant de sa petite enfance jusqu’à son arrivée en France. Je lui avais demandé un rendez-vous en tête à tête pour qu’il puisse compléter ma connaissance de son histoire en vue d’écrire un roman inspiré de ses trente premières années. Son récit de vie prend cependant en considération ce que moi écoutant/récepteur pourrais faire de ces paroles, et par métalangage il interdit ou autorise de ce que j’aurais le droit de faire sortir ou non de notre interaction.

J’ai retenu quatre passages du corpus qui marquent bien l’ambivalence entre parler de cette période qui ne devait pas être dite, et mise en garde opérée comme condition de mise en exergue de ces histoires de leur silence :

158 Leguy, Cécile, 2001, Le proverbe chez les Bwa du Mali. Parole africaine en situation d’énonciation, Karthala,

Sophia : oui mais quand vous vous alliez à Varna lui restait à la maison de campagne

Teko : oui il restait parce que il était / ça c’est rare hein / il avait un permis de travailler privé / donc il faisait ça // mais ça c’est politique il faut pas en parler

Sophia : d’accord ///

Teko : donc quand tu dis ça quand le Bulgare lit que le père pouvait travailler dans les années 50 privé / ils vont dire bah dis donc c’est un communiste dur et pur // la réalité c’est quoi / la réalité c’est médecin / il était médecin pendant / médecin / il était médecin et ses copains étaient anti communistes / ils étaient communistes pas anticommunistes / et quand il y avait la guerre ils ont été résistance et quand ils étaient touchés ses copains se cachaient chez mon père et quand la guerre s’est finie ses copains lui ont protégé pour qu’il pas être tué par les communistes / par le peuple par ce qu’il y avait des nettoyages / donc c’était ça / c’était des amis l’un était pas communiste l’autres ont été communistes mais ils ont été restés amis / ils se sont aidés / c’est ça le histoire et ensuite ils sont venus de grands ministres en Bulgarie / de grands de pouvoir de nomenclature et ils ont protégé quelque part de ne pas aller en camp et tout ça / c’est comme ça qu’on était protégé / c’est comme ça qu’on était aussi en Allemagne / c’est eux qui l’ont envoyé parce que lui il s’énervait toujours dans la rue il criait que ce sont des cons et ils ont dit écoute à la fin on peut plus te protéger on va te faire / à la fin on va t’arrêter et on va te tuer donc va partir et il l’ont envoyé en Allemagne

Sophia : et en Allemagne il avait pas de problème à dire tout ça Teko : ah non parce qu’en Allemagne

Sophia : on pouvait être anti communiste

Teko : non il était pas anti communiste / il gueulait pas parce qu’il aimait bien les Allemands // voilà donc ça c’est l’histoire mais c’est spécifique parce que si tu parles dis quelque chose mais pas total / c’est pose une question énorme / comment c’est possible que ils ont vécu comment ils ont vécu / comment c’est possible qu’il est parti en Allemagne avec les premières 8 personnes / 59 c’était la dictature pur et dur / dictature pour partir en Allemagne ou Berlin Est ouvert / il n’y avait pas de mur donc mur c’est 61 / donc ça signifie qu’on était pas communiste mais plus que nomenclature / or on n’était pas // mais c’est bizarre mais c’est comme ça159

(…)

Sophia : donc tu avais passé ton bac

159

Teko : j’ai terminé / j’ai pas passé l’examen /// c’est grâce à ça que je suis pas allé soldat hahaha donc il y a des petits trucs / mais là n’écris pas c’est compliqué160

(…)

Sophia : et donc tu habitais toujours à l’Est mais

Teko : j’étais habitant de l’Ouest je venais à l’Est pour visite hahaha Sophia : et tu habitais à l’Est en fait

Teko : mais j’habitais à l’Est / mais ça tu peux pas l’expliquer personne peut comprendre161

(…)

Teko : non j’ai lu non // et donc voilà tac tac tac et là 71 d’un seul coup ta ta ta et c’est fini Sophia : et c’est fini quoi ?

Teko : ça suffit pour toi jusqu’à là

Sophia : non / juste un dernier truc / et donc là t’as pris ton billet pour aller voir le truc avec ta mère

Teko : donc j’ai eu mon passeport pour aller à l’Ouest tu t’imagines Sophia : tout seul ?

Teko : tout seul oui162

Ces quatre morceaux que j’ai sélectionnés dans le corpus de Teko attestent des conditions de possibilité de diffusion de la parole. Teko émet des injonctions dans son discours qui expriment toute sa difficulté du dire et du manque de confiance qu’il a dans la réception par autrui de ces histoires personnelles.

« Mais ça c’est politique il faut pas en parler » ; « mais là n’écris pas c’est compliqué » ; « mais ça tu peux pas l’expliquer personne peut comprendre ». L’impératif ponctue dans ces trois extraits la fin de l’histoire qu’il raconte. Ces ordres me sont adressés à l’égard du monde extérieur. Il me raconte à moi mais il me donne en même temps un mode d’emploi de méfiance et

160 Interactions avec Teko, tours de parole de 42 à 43 dans les annexes. 161 Interactions avec Teko, tours de parole de 105 à 107 dans les annexes. 162

de tenue de ma parole vis-à-vis des autres qui pourraient juger sans connaître : « personne peut comprendre ».

La conjonction de concession « mais » renforcée par « là » et « ça » indique une précision, une correction, une remise en question par rapport à ce qui vient d’être énoncé dans la même phrase. Les raisons à l’origine de ces conditions dans son discours sont multiples, mais l’idée omniprésente est que la « réalité » est trop compliquée pour pouvoir être exprimée brièvement. Moi, faisant partie de l’intérieur du cercle, j’ai eu le temps de comprendre, par le savoir qui m’a été dilué sur du long terme, pour ne pas déformer sa réalité, mais « le Bulgare », lui ,risque de mal interpréter.

Pour Teko, les conditions de son silence extérieur viennent du fait qu’il préfère ne rien dire plutôt que « ils » ne déforment sa réalité. « Parce que si tu parles dis quelque chose mais pas total / c’est pose une question énorme ». Teko confronte « ça c’est l’histoire » avec l’interprétation qu’il sous-entend que les autres pourraient faire : « comment c’est possible » répété à deux reprises ; « ils vont dire bah dis donc ». Il met en place une hétérogénéité énonciative avec un discours rapporté présupposé du « Bulgare » qui jugerait les événements de son passé d’une façon erronée car son histoire est « spécifique », et Teko se méfie des généralités faites par les autres, pour cela il préfère garder le silence car soit on doit tout dire, soit rien du tout.

Le dernier extrait que j’ai tiré de l’interaction insiste sur le jeu de négociation mis en place entre Teko et moi-même pour réussir à mettre des mots sur cette période qui ne se donne pas forcément spontanément. Teko tente d’abréger la fin de l’interaction « et donc voilà tac tac tac et là 71 d’un seul coup ta ta ta et c’est fini »

C’est à Teko de choisir s’il raconte ou pas ses histoires. Normalement lors de diners ou de discussions, c’est lui qui en vient librement à parler de cette période, mais lors de cette interaction, je lui ai demandé de me raconter, ce qui ne correspond pas à une situation normale où il est habitué à exprimer son passé silencieux. Il joue donc de son pouvoir de détenteur de savoir pour clore ou continuer cette discussion « ça suffit pour toi jusqu’à là ». Même si je suis l’initiatrice de ce tête à tête, il montre par cette tentative d’arrêter de raconter qu’il est le seul à décider de continuer ou non cette discussion. Pourtant cette menace de retourner au silence n’a pas coupé l’interaction puisque sur 49 pages retranscrites, cet événement s’est produit à la page

29. J’ai cependant dû relancer sa parole en insistant sur ma curiosité et sur la fin éventuellement possible de notre discussion : « Non / juste un dernier truc ».

A travers les études de cas de Teko et Joro, on constate que la première génération raconte finalement et à sa manière son passé communiste, elle met en mots et extériorise ses histoires de cette période qui se devait être silencieuse. Cependant, pour que cette parole puisse sortir du silence, certaines règles sont à respecter. Il faut que la personne qui raconte se sente libre de parler, pour cela, la notion de sphère privée et de cercle de confiance sont des conditions primordiales pour la transmission de la parole. Le passé silencieux n’est pas spécifiquement dissimulé à l’intérieur des familles que j’ai pu rencontrer, la première génération raconte même abondamment ces histoires, mais à condition de savoir si la personne qui écoute sera digne de respecter ces lois du silence et du secret.

Toutefois, à l’intérieur des histoires silencieuses, les narrateurs que sont Joro et Teko mettent eux-mêmes une distance avec leurs énoncés de cette période communiste.