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trois ans d’observation participante

2.5. L’expérience ethnographique

Ces trois années d’observation participante à l’Inalco dans une classe de langue bulgare m’ont permis de rendre compte de ce phénomène qui se crée entre les membres. Une véritable « petite famille » se compose avec des personnes qui ont le même problème de silence, le même « trou noir » familial. Au-delà de la langue, il y a une dimension de parole et de compréhension entre personnes qui sont venues combler un manque de langue bulgare et qui ont découvert, en plus de cela, une parole entre personnes qui se posent les mêmes questions. Cette création d’une autre famille défit même le temps universitaire, puisque les étudiants, tous d’âges divers, d’horizons et d’intérêts différents reviennent fidèlement chaque année, dépassant même la licence

(tous ceux qui ont eu leur licence l’année dernière, même s’ils ont validé leurs acquis depuis plus de 3 ans, reviennent encore suivre les cours) pour participer en candidat libre au cours de troisième année, non plus vraiment pour apprendre la langue, mais pour retrouver les professeurs et les élèves quotidiennement.

Il y a effectivement une dimension émotionnelle dans la relation des étudiants de bulgare de l’Inalco, à ce qu’ils vont faire porter aux langues et précisément à la langue bulgare. On peut constater qu’à l’Inalco, des valeurs vont être données aux langues. C’est un discours qui peut être analysé comme culturaliste ou essentialiste, la langue est chargée des valeurs émotionnelles pour certains des étudiants. Les personnes vont faire la démarche d’apprendre le bulgare, non pas pour la langue elle-même, mais pour tout ce qu’ils émettent comme valeurs à travers celle-ci.

Nicolas est venu, en plus d’apprendre la langue de son père, dans un but précis à l’Inalco, traduire des actes de propriétés qui lui ont été transmis en héritage. Notre enseignante de langue appliquée me parlait de la motivation qu’il avait au début de la licence et de l’impossibilité au fur et à mesure de comprendre la langue de son père :

S. : il est venu avec une carte de son père écrite à l’ancienne avec les e à la fin etcetera et il m’a dit voilà j’ai ça je veux apprendre c’est la langue de mon père / il était très très motivé / mais après au bout de d’un an il a / je sais pas il s’est rendu compte que c’est très difficile pour lui ou je sais pas / c’est aussi un cas d’un silence assez particulier / il savait pas du tout des choses pendant jusqu’à ce que Nicole (sa femme) venait en fait ils étaient tous les ans / il me disait cette année on va en Bulgarie cette année on va en Bulgarie et quand leur fils a commencé les grandes écoles en fait je sais pas / Nicole m’a dit en fait maintenant Nicolas me dit peut-être que si papa nous avait rien dit peut-être qu’il avait des choses qui n’étaient pas très agréables et il voulait pas qu’on sache / faut pas aller déterrer comme ça donc oui

Sophia : et les lettres / ils les ont jamais traduites alors ? S. : c’était juste une carte et après il a pas ramené je sais pas44

A travers son analyse, on comprend toute la difficulté affective que Nicolas met dans l’apprentissage du bulgare. La langue est mêlée à l’héritage écrit de son père, à cette histoire

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cachée d’un départ qu’il n’a pas mis en mots de son vivant. Nicolas est venu à l’âge de la retraite à l’Inalco, après une carrière à la RATP, accompagnée de sa femme Nicole, comme un archéologue qui essaierait de déterrer un trésor dans les énigmes familiales laissées et dont il se sent dépositaire. On comprend bien à travers ce récit le changement de motivation entre les premiers temps où Nicolas est stimulé par cette nouvelle quête qu’il s’accorde à l’âge de la retraite lorsqu’il peut avoir du temps pour lui, et l’abandon de cette recherche comme si au plus proche de l’éclairage qu’il pourrait faire sur ce mystère familial, il se résout à ne pas désobéir au silence laissé par son père.

Nicole est venue quant à elle apprendre la langue de sa mère avec comme objectif concret de traduire des lettres que celle-ci lui a transmis en héritage. Mais malgré plus de 4 ans à l’Inalco, elle ne s’est attelée qu’à une seule lettre, et ce, avant même de commencer les cours à l’Inalco :

Nicole : j’en ai une partie {des lettres} chez moi mais l’autre partie elle est chez mon père / j’ai pas osé tout prendre / XXX tout piquer

Sophia : et tu as essayé d’en traduire une ou deux

Nicole : ouais / non y en a une je l’ai traduite avec quelqu’un qui parlait le bulgare

S. : ça doit être touchant / je trouve ça tellement touchant parce que maintenant on reçoit plus les lettres / prendre le temps d’écrire

Nicole : la seule / y en a en français en allemand aussi / mais la majorité sont en bulgare / donc tu vois il faudrait que j’arrive vraiment à prendre du temps et à le faire pour déjà comprendre chaque mot // non y en a une seule qu’on m’a aidé / qui est très longue / c’était enfin c’était pas très rigolo comme lettre hein / mais c’est deux oncles dont celui qui a fait 13 ans de prison / qui demandaient à maman de faire venir sa mère / c’était en 62- 63 parce qu’elle était / comment on dit / maniaco dépressive / ils avaient donc été déplacés / ils étaient à Troyan

S. : ce sont des choses / tu sais pas ce que tu vas trouver Nicole : enfin les lettres elles sont plutôt comme ça tu vois Sophia : c’est des demandes / des choses comme ça Nicole : bah cette lettre là en tout cas

Sophia : c’est la seule que tu as traduite ? / t’es tombée sur une pas sympa, si ça se trouve après il y a plein de lettres sympas

Nicole : ouais / faut que je traduise / il faut vraiment que je traduise Sophia : et tu penses que tu vas le faire ou pas ?

Nicole : un jour ouais / enfin oui un jour // bah tiens il faudrait que je les prenne pendant les vacances // tiens ça c’est une bonne idée // faut que je les photocopie XXX

Sophia : c’est marrant / par ce que tu voudrais / enfin / c’est toi qui veux les traduire sinon tu peux les passer à Sneji et en deux secondes elle te les traduit/

Nicole : ah ouais ça c’est sur

Sophia : tu vois ce que je veux dire/ et là tu fais un travail de /// S. : je peux te dire Nicole / ça tu lis pas ça tu peux

(on rigole)

Nicole : ah bah tu sais il y a plein de choses je pense où c’est rien de spécial S. : non mais parfois même rien de spécial

Nicole : ouais c’est sympa / d’abord les dates et puis le /// (…)

S. : c’est marrant / mais bon après c’est vrai que les trucs du passé ça peut te traumatiser / après tu sais pas comment les

Sophia : les interpréter

S. : oui // après si tu as un regard un peu plus distancé //c’est toujours difficile

Nicole : ah en tout cas moi je trouve que c’est pas anodin que ma mère nous les ait laissées Sophia : bien sûr

Nicole : ma mère je trouve que c’est pas anodin qu’elle nous les ait laissées ces lettres // enfin //45

Aujourd’hui, après toutes ces démarches d’apprentissage de langue, Nicole n’a toujours pas poursuivi la traduction de ses messages. Elle prend ces lettres laissées en héritage comme une mission qu’elle doit accomplir : « faut que je traduise / il faut vraiment que je traduise ». Nicole, par l’emploi et la répétition du verbe falloir, se met comme acteur de l’action de la traduction de ces lettres, d’où tout son cheminement pour arriver à cet éclaircissement par l’apprentissage du bulgare à l’Inalco. Elle met en place tout un processus avec plusieurs étapes pour s’atteler à ce travail, tout d’abord trouver du temps : « il faudrait que je les prenne pendant les vacances » ; puis ne pas travailler sur les lettres originales, mais sur des reproductions : « tiens ça c’est une bonne idée // faut que je les photocopie » ; et enfin s’atteler à la tâche comme un Champollion et traduire chaque mot pour ensuite construire les phrases puis le sens de cette correspondance

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maternelle : « il faudrait que j’arrive vraiment à prendre du temps et à le faire pour déjà comprendre chaque mot ».

La langue devient un moyen inclus dans un processus pour accomplir une fonction au-delà de la langue. La langue n’est pas une finalité en soi, elle est, que ce soit pour Nicole, Nicolas ou tous les autres membres de cette famille bulgare de l’Inalco, une méthode, un outil pour arriver à concrétiser un objectif personnel.

Et c’est peut-être aussi pour cette raison que la langue bulgare parait si compliquée à apprendre, pour ceux qui sont venus chercher un moyen et non une finalité.

Il faut reconnaître l’aspect de blocage dans l’apprentissage du bulgare pour ces personnes. Par exemple, au bout de 3 années, ceux qui ne parlaient pas bulgare au début du processus d’apprentissage sont incapables de parler avec fluidité la langue. Personne n’est devenu « bilingue » à l’issu de la licence. Ce blocage est renforcé par l’institution et les modes d’apprentissages proches de ceux d’une langue morte. Vu le niveau et le « blocage » de certains élèves, les professeurs se sont adaptés, et le français reste la langue principalement utilisée pour faire cours. Il y a un vrai rapport compliqué à la langue au-delà du prétexte de la langue comme l’explique Nicole lors d’une conversation sur le sujet :

Nicole : oui mais moi je trouve que finalement il y a un truc qui s’ouvre pas / tu vois j’arrive pas à apprendre cette langue

Sophia : mais moi non plus Nicole : toi non plus ?

Sophia : mais non qu’est-ce que tu crois / j’était très fière de t’envoyer un message en bulgare (…)

Nicole : j’ai un blocage / mais ça se débloque toi ? Sophia : non pas encore / mais je sens que c’est pas loin (…)

Sophia : mais voilà ouais j’ai un blocage mais ça va se débloquer / mais j’ai mis moins longtemps à comprendre l’italien ou l’anglais que le bulgare // mais c’est très compliqué comme langue

Nicole : le bulgare ? ah ouais / c’est vachement compliqué / la grammaire est vachement compliquée et les verbes c’est HA moi j’ai compris que c’est plus compliqué pour les verbes que le russe / mais moi aussi je sens que j’ai un blocage

(…)

Nicole : moi j’ai ouais ouais un sacré blocage / j’arrive pas à ///46

En l’espace de moins d’une minute le terme « blocage » a été employé 6 fois dans notre conversation. Le bulgare est pour Nicole ou les autres étudiants dans le même cas incarné par une dimension émotionnelle que chacun met derrière la langue. Il y a un aspect de blocage dans l’apprentissage des étudiants. Et toute cette émique sous-entendue par la langue bulgare ne la rend pas neutre et donc chargée de valeur qui parfois prennent le dessus et peuvent desservir l’apprentissage par rapport à la rapidité et à la facilité d’imprégnation de cette langue. C’est le cas de cette « famille de l’Inalco » qui progresse à un rythme particulier par rapport à l’avancement d’autres cours de langues suivis dans l’institution Inalco.

Il y a aussi un aspect divin dans le rapport à la langue bulgare, comme si celle-ci était cachée au sein même de la personne et pouvait se révéler comme par enchantement, sans travail puisqu’elle devrait être un dû, un héritage :

Sophia : et j’attends toujours le déclic

Caroline : oui où tu comprends tout / CA Y EST Sophia : OUI et bin je l’ai toujours pas eu

Caroline : ça va peut-être venir ne perd pas espoir47

Ce « déclic » tant attendu par les personnes entoure de magie le rapport au bulgare, comme si le travail, l’apprentissage et le temps passé à étudier, étaient parallèles à la recherche de cette langue dans quelque chose d’entier, de fini. Se rendre à l’Inalco pour apprendre le bulgare devrait être sans corrélation au travail d’apprentissage de la langue, comme si cette « bulgarité » était inscrite en stigmate et attendrait en silence, à l’intérieur de ceux venus chercher une langue, de surgir instantanément et totalement.

46 Interactions avec Nicole, tours de parole de 315 à 327 dans les annexes. 47

Ces trois années d’observation participante à l’Inalco m’ont permises de rendre compte mais aussi de rentrer et de faire partie de cette famille. C’est toute l’ambiguïté de ma place en tant que chercheur mais aussi participant et membre à part entière de ce groupe. Je suis arrivée dans cette institution avec moi aussi la langue comme « excuse » pour parvenir à concrétiser mon objectif personnel qu’est ma recherche doctorale. Les membres de cette famille sont devenus de manière volontaire, avec intérêt et curiosité, les membres de la famille de ma thèse. Dès le premier jour, lors de la présentation de chacun, j’ai décidé d’insister sur deux points, tout d’abord que j’avais un père d’origine bulgare et une mère d’origine française, que je ne parlais pas le bulgare ni même étais allée en Bulgarie et avais un réel désir de découvrir et d’apprendre le bulgare, mais aussi que je commençais une thèse dont le sujet intéresserait surement certaines personnes inscrites, puisqu’elles-mêmes étaient dans ce processus de questionnement.

Assez naturellement la classe entière (étudiants et professeurs) m’a acceptée avec cette double casquette d’acteur/observateur, et le système de la famille de bulgare Inalco s’est ainsi ouvert à moi sans appréhension. S’est mis en place un jeu d’échange de don et contre-don48 entre les membres intéressés et moi-même. Ma recherche allait en effet aussi pouvoir les éclairer sur des interrogations qui leur faisaient sens, et ce travail de construction que j’ai mis en place allait prendre vie dans une dynamique de curiosité mutuelle.

Je bénéficiais d’une bienveillance sur mon travail que je ressentais au quotidien. Cela s’observait par un intérêt lorsque je lançais une discussion portant sur une de mes problématiques, ou bien par leur prise de nouvelles sur l’avancement de mon travail, ou encore sur leur ouverture quant à mes propositions de rendez-vous pour des conversations plus formelles. J’étais donc acceptée entièrement par le groupe avec ma requête qui aurait pu déranger dans un autre contexte, mais ici, dans cette communauté particulière, comme chacun venait avec ces propres « dossiers » à résoudre, ma recherche se mesurait aux mêmes niveaux que celles des autres.

L’Inalco est bien une institution tierce d’un apprentissage cathartique. Il aurait pu être demandé à un membre de la famille de nous apprendre le bulgare, j’aurais pu aller voir mon père

48 Mauss, Marcel, 1925 (2007), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Presse

pour qu’il m’apprenne sa langue maternelle, mais cette démarche n’a été effectuée par aucun de ceux qui se sont retrouvés en classe de bulgare à l’Inalco. Comme s’il fallait, pour trouver cette langue inconnue mais trop proche, passer par une institution tierce, dés-émotionalisée, qui servirait de tampon cathartique entre ce que la personne assigne comme valeur à la langue d’une origine et à soi-même.

Mais est-ce qu’apprendre la langue bulgare est vraiment un essai pour briser le silence ? J’émets pour ma part qu’apprendre une « langue proche » est une stratégie, peut être la première, pour briser un silence. Comme nous avons vu auparavant avec Nicole et Nicolas qui tentent d’apprendre le bulgare pour traduire leurs lettres, il subsiste beaucoup de blocage chez ces personnes « en quête de », et la langue reste l’élément le plus visible et évident aux premiers abords. La langue semble être le code, le cryptogramme qui permettrait par la suite de comprendre une culture mais aussi tout ce qu’on lui fait porter à travers elle.

Même si la recherche de la langue est souvent la première démarche, elle ne résout pas les enjeux sous entendus. On « va » à l’Inalco pour exprimer un problème, un silence qu’il faudrait résoudre par la langue. Mais au bout de trois années d’apprentissage, personne ne parle parfaitement le bulgare et chacun attend ce fameux déclic divin.

Et pourquoi cette langue première ne marche pas ? Pourquoi faut-il trouver en finalité une parole ? Et pourquoi cette parole doit-elle être tierce, à l’extérieur du cercle familial ? Les béquilles sont trouvées ailleurs, avec d’autres personnes qui se posent les mêmes questions. On retourne à l’Inalco pour retrouver cette petite famille qui s’est créée par elle-même.

En définitive, la langue semblerait être une piste utopique par rapport à mon questionnement qui s’interroge sur ce que les enfants font de ce silence légué par leurs parents. Ils cherchent une réponse à celui-ci par la langue mais le cheminement les mène, par déviation, à la parole qui est vivante et dynamique.

Comme la déviation de la langue à la parole, mon idée de recherche par itération au terrain s’est développée à travers la famille Inalco pour m’amener concrètement aux entretiens et aux

corpus par un jeu d’interaction entre le chercheur, la recherche, la petite famille de bulgare à l’Inalco et les paroles émises lors des échanges.