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II ADOLESCENCES ET AU-DELÀ

CHAPITRE 5 UNE PRATIQUE

Continuons à détailler les « histoires de pratique » des gameuses. Les périodes allant de l’adolescence à l’entrée dans l’âge adulte soulignent l’importance de multiples variables. Elles semblent conditionner les rythmes de pratique vidéoludique des femmes de notre population. L’accès au matériel vidéoludique, comme sa variété, n’est pas égalitaire et apparaît dépendant des conditions de vie des foyers et de leur localisation. Les écologies des initiations montrent l’importance des passeurs, du partage des temps qui leur sont accordés. En effet, au travers des discours, nous avons identifié une première épreuve, survenant à la période du collège, entrainant un certain isolement des gameuses. Si avant celle-ci, la pratique est partagée et régulière, elle s’effiloche et se tait à l’entrée dans l’adolescence. Ce premier type d’injonction et de ralentissement appuie la nécessité d’analyser de concert le genre et la pratique vidéoludique. En effet, pour certaines de nos enquêtées, il n’est pas possible d’assumer le fait de jouer au jeux vidéo dans certains types d’espaces. Outre l’aspect quantitatif des références vidéoludiques, qui reste heuristique, il est indispensable de comprendre les ressorts des socialisations ludiques afin de déceler comment s’exercent les injonctions de genre et le poids de l’appareil normatif sur les apprenties gameuses.

Avant de se plonger dans le quotidien de notre population, continuons à nous appuyer sur les points vus précédemment. Partons de ce que nous venons de voir mais également de certaines pistes laissées dans les chapitres 1 et 2. L’appropriation masculine des outils et des technologies démontrée au travers de la littérature383 et la grande présence des hommes dans les trajectoires

de l’enfance à l’entrée dans l’âge adulte, nous conduisent à interroger le poids de la domination dans le quotidien des pratiques des gameuses. De plus, la partie consacrée aux game studies384

montre, que ce soit du côté des représentations dans les jeux ou de leurs représentants les plus mis en avant (geeks, hackers) que le public cible de l’industrie vidéoludique est le joueur HBMC385 et ses attentes supposées. Les femmes sont, elles, cantonnées dans des sections de jeux

à part (girl et purple game). Remémorons-nous également les points soulevés lors du chapitre 1 par les femmes dans l’industrie du jeu (force des stéréotypes, adoption de codes virils, carrière vécue comme un combat) ou encore de l’effet Danielle386. L’ensemble de ces apports nous amène

à penser que la présence des femmes dans cet univers est loin de se faire sans tensions de genre. Qu’en est-il pour celles qui adoptent cette pratique ? Si les récits des trajectoires donnent à voir un apprentissage qui se fait sans accroc, la force de la socialisation sexuée entraine un certain délaissement de la pratique des jeux vidéo chez les jeunes femmes. Continuons notre

383 Voir chapitre 2 : section I « Technologies et culture ». 384 Voir chapitre 2 : section II « Les game studies ».

385 Hétérosexuel, Blanc de classe Moyenne ou supérieure Cisgenre. 386 Voir chapitre 1 : section II.2 « Matilda et l’informatique ».

approfondissement des « histoires de pratique » des gameuses en mettant la focale désormais sur leur quotidien et en interrogeant la force de son cadre genré. Des épreuves comme celles que nous avons identifiées dans les récits sont-elles visibles ? Afin de se donner les moyens de répondre à cette question, la manière de regarder et de comprendre la pratique des gameuses reste la même que dans le chapitre précédent. Nous allons porter attention aux écologies de jeu en détaillant les espaces et la manière dont elles sont peuplés. Quels types d’appuis matériels sont présents sur le terrain ? Comment ces derniers sous-tendent-ils la pratique ? Comment la définir ? En quoi consiste-t-elle au quotidien et selon quelles modalités se donne-t-elle à voir ? Les gameuses jouent-elles selon les indicateurs stylistiques (répétition, rythmicité, importance de l’environnement et ses prises, partage, dimension collective) dégagés par Manuel Boutet (op.cit.) ?

I. S’ADAPTER

Avant de revenir sur nos données de terrain dans l’optique de continuer à définir ce qu’est une

gameuse de jeux vidéo, nous allons revenir sur les autres principaux acteurs au cœur de ce

propos : les jeux. En effet, certains points de descriptions des mécanismes des jeux sont indispensables afin de comprendre la pratique. Les acronymes (M)MOG ou encore MMORPG, présents tout au long du propos, traduisent notre volonté de prendre en compte les jeux en ligne multijoueur·euse·s. Certains titres reviennent fréquemment, eux aussi, à l’image de World of

Warcraft et League of Legends dans les chapitres précédents. Pourtant, bien que ces derniers

aient en commun la dimension de jouer avec autrui en temps réel, ils ne sous-tendent pas les mêmes dynamiques de jeu. Une question se pose alors : pourquoi les appréhender ensemble ? C’est par nos données de terrain que nous allons répondre. Une fois ce point clarifié, nous allons présenter les jeux au travers des mécaniques vidéoludiques qui les sous-tendent, composant, elles aussi, une grande partie de nos prises et du cadre de nos données empiriques.

I.1. Situations de migrations vidéoludiques

Si cette recherche, sous sa forme finale, se centre essentiellement sur les jeux en ligne multijoueur·euse·s sur ordinateur et console, cela n’a pas été toujours le cas. En effet, l’actualité des pratiques est venue bousculer nos choix empiriques initiaux. Si les partis-pris de recherche sont toujours liés aux mondes sociaux et, dans une certaine mesure, à leurs temporalités, dans notre cas, ils structurent le protocole empirique. En effet, au moment où ce travail de thèse a été entamé (2012), les MMORPG constituaient l’essentiel des titres pris en compte dans cette

enquête puisque joués par les gameuses (11 sur 11) et présents sur le terrain. Cependant, certaines d’entre elles ont migré vers le jeu League of Legends entre 2012 et 2015 (6 sur 11). Ce dernier est un MOBA387 (arène de bataille en ligne multijoueur·euse·s) où le temps de jeu reste

partagé avec autrui. L’incarnation d’un personnage, la création d’un avatar et l’exploration ne constituent plus des mécanismes de jeu centraux. Nous avons fait le choix de ne pas arrêter le suivi de leur pratique pour autant. Nous avons décidé de le prendre en considération plutôt que de considérer d’emblée l’engouement pour le jeu League of Legends comme passager et hors de nos préoccupations puisqu’appartenant à une autre classification de jeu. Ainsi pour nous, les titres en ligne multijoueur·euse·s ne s’excluent pas entre eux. Nous avons alors choisi cette classification générale comme principal critère avec le temps consacré à la pratique. Pour rappel, ce dernier prend en compte généralement 2 h par jour. Les migrations d’un jeu à un autre sont rarement définitives. Nous sommes davantage face à des « situations de migration », terme plus dynamique à l’image de la fluidité des aventures vidéoludiques. Les propos de Matho échangés avec l’enquêtrice et nos notes de terrain prises quelques mois après l’observation en question illustrent ces situations de migration :

Matho : Je lance.

Enquêtrice : Mais attends, tu lances quoi là ?

Matho : Ah oui, non mais je t’avais pas dit je me suis mise à LoL (League of Legends). Tu vas voir c’est bien. Je vais te montrer. Je suis désolée …

Enquêtrice : Non pas de quoi, joues, joues, et WOW [World of Warcraft] ? Matho : J’ai arrêté.

Notes de terrain : Après vérification Matho n’a pas totalement arrêté de jouer à WOW elle s’y connecte pour « faire le quotidien » (son expression), elle paie toujours son abonnement. Janvier 2015.

Notes de terrain : En dehors des plages de soirées (19h-23h) Matho joue à WOW : fin d’après- midi et weekend quand ses coéquipiers ne sont pas connectés sur LoL. Elle me montre en quoi consiste « faire le quotidien » et ses activités maintenant que son temps de jeu se fait sans ses camarades habituels » (observation chez Matho, avril 2015).

Les raisons de ces changements sont principalement dues à « un effet de groupe ». Les partenaires de jeu sont moteurs dans les découvertes d’autres aventures vidéoludiques. Les autres gameuses qui n’ont pas migré vers le jeu League of Legends continuent à jouer en ligne au titre initialement observé (7 sur 25) ou à un autre (M)MOG et suivent les groupes avec lesquelles les habitudes de jeu sont installées (4 sur 25). Nos données restent donc centrées sur la pratique des jeux en ligne multijoueur·euse·s en y incluant un nombre de titres variés et leurs dynamiques de pratique. Ces situations de migrations ludiques sont au cœur de notre approche. Elles sont le reflet de notre démarche qui s’inscrit dans « un suivi au plus près de la pratique » avec pour critères principaux : le temps de jeu en ligne multijoueur·euse·s et

le temps alloué à sa pratique. Notre démarche consiste à partir des pratiques en train de se faire. Au lieu de prendre en considération strictement les MMORPG, nous avons opté pour une posture en adéquation à la pratique en ligne de notre population. Cette manière de procéder s’inscrit dans un rapport inductif au terrain.

Avant de revenir sur ces temps et ces écrans, il est indispensable de présenter les jeux pris en compte dans l’enquête. Concentrons-nous sur les principaux titres et types de jeux appréhendés sur le terrain. Ils ont en commun la dimension en ligne multijoueur×euse×s. Par souci de clarté, nous avons regroupé les 8 jeux observés en trois catégories : les MMOG-RPG388 (4/8), les autres

jeux en ligne (MOG)389 (3/8) et League of Legends (MOBA)390. Cette segmentation regroupe les

trois jeux principaux et/ou majoritaires de notre population. L’ensemble des titres observés par

gameuse est disponible dans le tableau qui suit.

Les jeux présents ci-dessus ne sont pas les seuls apparaissant sur le terrain, même s’ils sont les seuls revendiqués par les gameuses. En effet, en regardant de plus près, nous découvrons que le temps de jeu est ponctué par d’autres titres qui mobilisent les temps d’attente. Les enquêtées ne les évoquent pas de manière spontanée, l’enquêtrice les relèvent pendant les temps

388 L’abréviation MMOG désigne les jeux en ligne massivement multijoueur×euse×s. Ces jeux peuvent également être

caractérisés par une dimension role play (RPG pour role playing game).

389 Multiplayer online games : jeux en ligne multijoueur×euse×s.

390 Multiplayer Online Battle Arena : jeux en ligne multijoueur×euse×s en arène.