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UNE PRATIQUE SUPPORT DE RÉFLEXIVITÉS « L’avantage d’avoir grandi avec Fred et Georges, c’est qu’on finit par penser que

II ADOLESCENCES ET AU-DELÀ

III. UNE PRATIQUE SUPPORT DE RÉFLEXIVITÉS « L’avantage d’avoir grandi avec Fred et Georges, c’est qu’on finit par penser que

tout est possible quand on a suffisamment de culot »375 - J.K Rowling à propos du

personnage de Ginny Weasley

Certains moments des trajectoires des gameuses cristallisent l'absence de femmes dans leurs cercles amicaux par une inadéquation liée à un décalage qu'elles ressentent, pré adolescentes, vis-à-vis « des autres filles », préférant les activités ludiques des garçons. En termes d'intériorisation de valeurs et de rapports au monde, l'influence de cette socialisation, empreinte de masculin, est à questionner, en rupture avec des apprentissages plus différenciés pendant la période de socialisation primaire. Elles se sont construites à l'aide d'un environnement imprégné par la présence d'hommes et la majorité de nos enquêtées se définissent durant la période de leur enfance comme « un peu garçon manqué ». Elles motivent l'emploi de ce terme par des attitudes, à l'image de Loly (voir verbatim ci-dessous) qui, pendant un des entretiens, adopte une posture corporelle qu'elle associe au masculin :

« J’ai toujours été un peu garçon manqué quoi. Tu vois là, par exemple depuis tout à l’heure (me montre ses jambes écartées) je me tiens comme un homme. Après je veux pas dire que je suis un homme hein ? J’aime aussi des trucs de filles, je me mets du vernis. Jamais rouge toujours du noir, je suis dark (sombre) on va dire »376 (entretien avec Loly).

Dans cette continuité, une grande partie de nos enquêtées définissent leurs personnalités comme « fortes », ce qui sous-tend, pour ces dernières, tout un ensemble de représentations, en opposition à leur appréhension dénigrée de ce qu'elles considèrent féminin (Mennesson, 2004). Elles illustrent leur propos par le fait qu'elles affirment leurs opinions face à la critique ou encore adoptent un style vestimentaire en décalage :

« J'ai jamais eu de copines. Je suis toujours entourée de mecs, j'ai quelques copines maintenant mais plus de potes. J'ai un caractère trop fort, ça clache forcément. Les garçons s'écrasent plus, j'ai un caractère particulier, une bouche comme ça. Et les filles, elles n’aiment pas. En général les filles elles sont mignonnes et si et ça... Moi j'ai une grande gueule quoi. Mais bon à un moment j'ai déménagé, et j'avais que des copains tout le temps. C'était plus des jeux en plein air, on faisait des cabanes et après quand je rentrais je jouais à Donkey Kong sur ma Game Boy »377 (entretien avec Lus).

375 J.K Rowling, 2003, Harry Potter et l’ordre du Phénix. 376 Loly, entretien n°1, 2011.

« J'ai plutôt une personnalité en décalage avec les autres, et ça a été toujours le cas. Quand je vois les filles, elles se ressemblent toutes, avec une frange, les sacs sur la main. Moi j'avais mon sac Roxy (marque de sac à destination des filles) c’est tout. Quand j'étais au lycée, j’étais avec des mecs, j'avais le sweater à capuche, des baggys, les gens ils se demandaient d'où je débarquais »378 (entretien avec Asher).

Elles sont ainsi le plus souvent qualifiées par leur entourage de « grandes gueules » et/ou « d'originales ». Ces traits de personnalité qu'elles revendiquent s'éloignent de ceux attribués aux femmes inscrites d'avantage dans la passivité et la discrétion. L'adjectif « forte » englobe un ensemble de qualificatifs en opposition avec la sensibilité entendue dans son aspect infériorisant. Ces traits de caractère font écho aux travaux de G. Felouzis (1990) qui listent les qualités ou caractéristiques attribuées aux filles et aux garçons. Des similitudes apparaissent dans la catégorie « affirmation de soi » où certains qualificatifs attribués aux garçons (courageux, combatif, direct) sont les mêmes que ceux revendiqués par nos enquêtées. Elles s'opposent ainsi aux traits féminins « discrète, timide, docile » dans la construction de leurs attitudes caractérielles en réfutation avec le modèle féminin sexué et révèlent ainsi une inscription profonde au masculin. Tout se passe comme si les garçons manqués bénéficiaient des profits symboliques liés à la participation au monde des hommes (Mennesson, 2005ab). Emmanuelle Zolesio (2012) fait la même observation chez les chirurgiennes qui se décrivent par la fréquentation de cercles d’hommes (fratries, groupe des pairs) avec l’acquisition d’un stock dispositionnel masculin lors des socialisations primaires et secondaires. Les chirurgiennes et leur entourage les décrivent comme ayant un « sale caractère », un « franc parler ». Le « sens de la répartie » et « l’affirmation de soi et de son opinion » sont également des traits de personnalité redondants chez ces femmes. Emmanuelle Zolesio décrit longuement dans quels contextes et comment ces traits de caractère sont favorisés et recherchés dans cette profession. De plus, elle note que les chirurgiennes se distinguent du féminin par l’ensemble de ces traits de caractère, loin de la passivité et de la discrétion, avec une désolidarisation du groupe des filles dès l’enfance. Elle analyse conjointement l’importance du contexte familial et amical comme un environnement favorable à l’acquisition des dispositions socialement construites comme « masculines ». La majorité de son échantillon se décrit également comme « garçon manqué ». Il est intéressant de voir que les positions dans les fratries peuvent, en partie, expliquer ce phénomène. En effet, les chirurgiennes ont majoritairement grandi avec un frère proche de leur âge. Cependant, certaines n’en comptant aucun dans la lignée, dans ce cas s’applique la théorie du « garçon manquant » cristallisant les attentes familiales de réussite professionnelle sur une ou plusieurs des filles de la famille jouant le rôle de fils de substitution. Ce point ne se retrouve pas chez les gameuses. A ce sujet, il est intéressant de voir que l’on ne retrouve pas dans les trajectoires scolaires de notre population des transgressions de genre : par exemple, les femmes

n’investissent pas ou très peu des domaines professionnels en lien avec les technologies numériques. Le décalage ressenti envers le groupe des filles et une inscription dans certains domaines dominés par les hommes ne semblent pas être des facteurs entraînant des conséquences biographiques allant au-delà de la pratique vidéoludique. À contrario, Isabelle Collet (2006), dans ses travaux sur les informaticiennes, montre à quel point ces deux dimensions (décalage groupe des filles et inscription dans des pratiques masculines) peuvent influer sur les trajectoires professionnelles de femmes informaticiennes.

Le développement des goûts culturels et les socialisations traversées, articulés ensemble, montrent la réflexivité de ces femmes sur les identités de genre. L’adoption de pratiques allouées au masculin, comme les jeux vidéo, semble avoir une fonction distinctive. Ce phénomène se retrouve notamment dans les travaux d'Isabelle Collet (ibid.). Elle constate que les informaticiennes sont des « filles exceptionnelles car entre deux genres »379 qui adoptent des

conduites « contre le féminin, sans adopter totalement le masculin »380, ce qui est tout à fait

adaptable pour les gameuses de notre population. Souvenons-nous des propos de Loly : « je ne

peux pas dire que je suis un homme »381 qui introduisent ce point et nuancent ce basculement vers le

masculin. Les gameuses piochent et composent avec ce dernier à leur avantage (Mennesson,2005a). L’enfance et une partie de l’adolescence des gameuses nous permettent de voir comment l’adoption d’une pratique culturelle peut être support de réflexivités et à la fois mettre en tension (distinction) et rendre plus fluides (adoption d’une partie des attitudes masculines) les identités de genre. Ces résultats concordent avec un positionnement en tant qu’outsider grâce à l’adoption d’une pratique culturelle inscrite au masculin par les épreuves et les environnements qu’elle sous-tend, apparaissant comme des actants dans les trajectoires rendant plus labiles des rapports de genre. Dans cette perceptive, les travaux de Sherry Turkle (1984) mettent en valeur cette considération des technologies qui obligent à repenser la façon dont on se représente à soi-même ; elle voit dans l’ordinateur notamment une « seconde nature » réflexive, subjective, qui dépasse la nature technique de l’objet. Dans cette coévolution jeunes filles/machines, ce qui nous intéresse plus particulièrement, ce sont les « modes de faire personnalité » (Jouët, 1993) qu'elle sous-tend et la mise en tension du genre qu’elle donne à voir chez les gameuses. Ainsi, « il en résulte que

l’identité ne peut plus être seulement une relation organique et biologique à soi, mais aussi un processus distribué, multimodal et hautement médiatique et médiatisé »382 (Frau-Meigs, 2011).

379 Collet, 2006, p.260. 380 Ibid., p. 273. 381 Loly, op.cit.

Les souvenirs des gameuses peuvent, comme nous l’avons vu, se séquencer en périodes de socialisations différenciées calquées sur les temps scolaires. Ces derniers sont le théâtre de différents types d’épreuves donnant à voir autant de contextes matériels jouant sur la pratique des jeux vidéo. Ils sont le reflet de nombreuses dynamiques. L’enfance est marquée par des temps importants où les jeux vidéo sont la pratique majoritaire des foyers. L’entrée au collège constitue le moment où la socialisation différenciée semble se rappeler aux gameuses et passer en particulier par le groupe des pairs et le rapport aux loisirs. Symboles d’une pratique masculine, les jeux vidéo sont alors en partie délaissés. Il est intéressant de voir comment les inscriptions culturelles peuvent cristalliser des tensions genrées dans le rapport au groupe des pairs, ici le groupe des filles. Toutefois, le rejet de ce dernier n’est pas sans nuance, à l’image de Cpa (voir encadré n°5). L’entrée dans l’âge adulte est, lui, particulièrement significatif d’un regain de pratique avec les premières mises en couple des gameuses (portrait d’Arya). Il se dégage des récits de notre population de gameuses certains points récurrents conditionnant la pérennité de la pratique vidéoludique qui semblent former autant d’étapes obligatoires dans les « carrières des gameuses ». Côtoyer et s’inscrire dans la pratique vidéoludique engendre l’acquisition d’un capital dispositionnel (Zolesio, 2012) affilié au masculin. Les gameuses donnent plutôt à voir des logiques d’outsider du genre. Nous ne sommes pas, avec les trajectoires de gameuses, dans une perspective purement béckérienne. La déviance n’est pas totale. Nous sommes davantage dans l’adoption d’une pratique masculine par le biais de passeurs. Évoluer dans ces environnements vidéoludiques n’engendre pas une forte stigmatisation et une marginalisation mais plutôt des décalages, une position à part et des tensions genrées. En effet, devenir une gameuse de jeux vidéo se fait par le biais d’une distinction et une mise à distance des stéréotypes sexués. Toutefois, l’ensemble de ces résultats peut trouver des nuances mises en perspective avec la généalogie des équipements qui les sous-tend. Nous pouvons émettre l’hypothèse que devenir une gameuse après les années 2000 soulève d’autres appuis matériels, types d’épreuves et mécanismes.

Il est maintenant temps de voir, en continuant la filature dans le cours de l’action, comment cette posture d’outsider se manifeste au-delà des discours dans le quotidien des pratiques et comment elle est sollicitée.