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II ADOLESCENCES ET AU-DELÀ

II.3. L’entrée dans l’âge adulte

La dernière période évoquée par les gameuses, dans la rétrospective de leurs jeunes années, est celle allant de 15 à 20 ans. Elle correspond aux temps lycéens où la diversification des pratiques culturelles s’intensifie. Le groupe des pairs retrouve une plus grande mixité. Face à ces changements, la pratique vidéoludique va s’adapter aux interstices disponibles dans les emplois du temps lycéens. Face à ce manque de temps, les conjugalités avec des gamer de jeux vidéo apparaissent comme un moyen de remettre un pied dans la pratique vidéoludique. Enfin, la mise en perspective de l’ensemble de ces trajectoires de gameuse traduit la position d’outsider dans la construction d’une personnalité en décalage et nourrie de référentiels alliés au masculin.

II.3.1. Mettre en pause et s’adapter

Le rapport au loisir des femmes pendant cette période est marqué par une diversification. De nombreuses activités, autres que celle de la pratique des jeux vidéo, peuplent les récits de la période du lycée. Dessin, musique, théâtre, sport prennent davantage d’importance dans les

emplois du temps des gameuses. Ces pratiques culturelles sont inscrites dans le partage, comme les jeux vidéo pendant la petite enfance mais, cette fois, uniquement avec le groupe des pairs. La composition de ce dernier retrouve une mixité, comparativement au collège, avec des jeunes hommes qui entrent à nouveau dans l’entourage affinitaire des gameuses.

Au sujet de la pratique vidéoludique, les habitudes de jeux sont variables, avec des pics d’intensité et des phases plus faibles voire inexistantes. Durant le moment du lycée, les pauses momentanées de pratique sont fréquentes. La diversification des pratiques culturelles, comme nous venons de le voir, conduit, dans certaines trajectoires, à un temps consacré au loisir davantage axé sur une activité. Certaines des gameuses de notre population soulignent également comment des temps jusqu’alors privilégiés pour le jeu (vacances scolaires, étés) sont alloués aux premières expériences professionnelles : « Non, je jouais plus l’été, je travaillais

avec ma mère »366 (Opi). L’implication scolaire, particulièrement avant certaines échéances

(évaluations, diplômes) peut également expliquer ces mises en pause momentanées. Le type de formation va, lui aussi, jouer pour Julie qui nous explique que ces temps de jeu au lycée sont rarissimes :

« J’étais au lycée Louise Victoria367 (lycée très réputé dans la région à filières sélectives), il

n’était pas question de jouer aux jeux vidéo, impossible pour moi je n’avais pas le temps. Je regardais mon petit frère jouer par contre. Mais moi là j’ai arrêté. Je pouvais pas tout faire »368

(entretien avec Julie).

Toutefois, hors ces périodes de pause, des pratiques des temps « plus faibles » sont également évoquées. Elles se caractérisent par des parties rapides pendant la semaine, en soirée principalement, sur support portable. L’indisponibilité des supports vidéoludiques (résidence en internat), le manque de temps au profit du travail scolaire et les activités extrascolaires sont aussi, comme en cas d’arrêts, les principales raisons évoquées pour expliquer l’aspect sporadique de la pratique. Un des exemples les plus représentatifs de ce type de pratique s’incarne dans le jeu « snake »369. Il est très populaire chez les gameuses qui nous racontent

qu’avec l’accès à leur premier téléphone portable, elles jouent plusieurs fois par jour au célèbre jeu du serpent qui ne voulait pas se mordre la queue. Au contraire du collège, la pratique ne se fait pas dans la clandestinité. Si elle reste individuelle, elle n’est pas pour autant passée sous silence. La pratique des jeux vidéo retrouve une dimension de partage et s’intensifie avec les premières mises en couple des gameuses.

366 Opi, entretien n°3, 2014,. 367 Nom du lycée anonymisé. 368 Julie, entretien n°1, 2014.

II.3.2. Premiers amours et pratique : le portrait d’Arya

Les pics de pratique sont également notables et concomitants aux premières relations amoureuses des gameuses. L’immersion dans un jeu, s’étalant sur plusieurs mois voire plusieurs années, est directement liée à une initiation conjugale et un partage de cette activité à deux. Ces temps conjugaux de pratique sont marqués par une initiation aux jeux en ligne multijoueur·euse·s jusqu’alors absents des trajectoires vidéoludiques des gameuses. Pour ces dernières, les initiations se font via « le petit ami du moment » et concordent majoritairement avec le départ du domicile parental. Les âges de l’acquisition d’un logement personnel sont variables et dépendants du cursus scolaire emprunté par les gameuses. Suivons la trajectoire d’Arya afin d’illustrer comment les premières expériences amoureuses avec des joueurs de jeux vidéo peuvent être moteur dans la réactivation et l’initiation au MMOG. Elle reprend une partie des points soulevés pendant l’enfance et l’adolescence et montre également une importance de la dimension conjugale dans l’accès aux jeux en ligne.

Arya a 23 ans, elle a fréquenté un temps l’université et est aujourd’hui employée dans un commerce en lien avec la culture geek. Son temps de jeu actuel est essentiellement mobilisé par le FPS370 (jeu de tir à la première personne) en ligne Call Of Duty et les RPG371 (le tout sur

console). Elle joue depuis l’âge de 4 ans, principalement accompagnée durant la petite enfance par son frère et sa sœur. Son accès précoce s’explique par ces moments de partage fraternel et sororal. En effet, Arya est la dernière d’une famille nombreuse (4 enfants) où les ainé·e·s gardent les plus jeunes. Ses parents ne travaillent que par périodes (intérim). Son accès au patrimoine vidéoludique se fait par héritage via les ainé×e×s. Elle affectionne particulièrement les jeux d’aventure et les RPG (jeux de rôle) par les possibilités d'exploration qu’ils lui offrent. Elle nous décrit apprendre beaucoup en regardant son frère et sa sœur jouer. Les jeux vidéo sont le principal loisir des enfants du foyer.

Durant le collège, la pratique s’affaiblit et se déplace du salon à sa chambre sur support portable, essentiellement avec les trois premières éditions du jeu Pokémon sur Game Boy. Sa volonté à l’époque, comme elle la qualifie, est de faire ces trois jeux « à fond ». Attraper tous les Pokémons et les faire monter de niveau le plus vite possible est son principal objectif pendant ces années de collège où elle ne partage que très peu ce loisir avec son cercle amical (composé essentiellement de filles de son âge). Elle se décrit avec le sentiment d’être à part et, en empruntant ses mots, de « jouer à la fille ». Souvenez-vous d’elle l’enquêtée « vampire »372 qui

passe deux de ses étés à lire dans sa chambre et des complexes physiques qu’elle décrit à cet âge.

370 First Person Shooter.

371 Role Playing Game. Cf. lexique.

À l’entrée au lycée, en classe de seconde, lors de sa première histoire sentimentale « stable »373,

elle découvre, par le biais de Jules, le MMORPG Dofus. Jusqu’alors, elle n’avait jamais joué à ce type de jeu où l’interaction avec autrui est obligatoire. Habituée à jouer essentiellement sur console et en solo, son petit ami de l’époque l’accompagne dans les premières heures de jeu. Il possède, lui, au contraire d’Arya, son propre ordinateur portable. Son brevet en poche, elle insiste pour en avoir un à son tour. Ses ainé·e·s et ses parents se cotisent pour le lui acheter. Sa pratique de Dofus s'étale sur deux ans (troisième et seconde) et elle dépasse même le niveau de Jules. Elle décrit la période de vacance entre la fin du collège et le début du lycée comme : « l’été Dofus ». Sa rupture avec Jules (fin de sa première seconde) signe l’arrêt progressif et son divorce (leurs personnages sont mariés) dans et avec le jeu pour un retour vers des supports privilégiés pendant la préadolescence et l’enfance. Dans son discours, sa séparation et son redoublement de sa classe de seconde vont être évoqués comme les principaux facteurs de ralentissement de sa pratique.

Un deuxième petit ami va, lui aussi, être le marqueur d’un tournant dans la variété des dispositifs vidéoludiques adoptés. Sa rencontre, un an après, en classe de première, avec Bruce, joueur de Call Of Duty374, enclenche son intérêt pour ce jeu, pour lequel elle n’avait manifesté

auparavant aucune curiosité car trop éloigné de ses préférences habituelles. En effet, ce jeu de tir en vue subjective qui met en scène deux camps s’affrontant dans un univers militaire est une première dans la trajectoire de jeu d’Arya. Noël et les anniversaires sont des occasions d’acquérir l’équipement indispensable à ce type de jeu : grand écran de télévision personnelle, casque. Elle installe le tout dans sa chambre dans l’optique de partager ce loisir avec Bruce. Ils consacrent leurs week-ends à des parties en équipe où elle est la seule joueuse. Auparavant étrangère au gameplay, elle s’entraîne et atteignent en une seule année, un niveau équivalent à ses partenaires de jeu. L’implication scolaire n’est ici pas évoquée comme cause de ralentissement, bien au contraire. Arya entame un cursus qu’elle définit comme « plus facile » qui lui demande moins d’implication et de temps de travail personnel. À la mort prématurée de Bruce (19 ans), concomitante à son entrée à l’université, elle continue à pratiquer avec certains de ses anciens partenaires de jeu mais avec moins d'intensité.

La trajectoire de la jeunesse d’Arya montre les différents types de variations de sa pratique des jeux vidéo. La fidélité vidéoludique et le développement des goûts personnels marquent l’enfance avec des goûts (RPG sur consoles) qui restent visibles tout au long des autres périodes. Cependant, les rencontres faites durant sa scolarité sont autant de situations l’emmenant vers d’autres possibilités en termes de dispositifs et de titres. L’initiation masculine se trouve illustrée dans le rapport d’Arya aux jeux vidéo. Son temps de jeu accompagné par des hommes

373 La présentation aux parents est évoquée comme indicateur central de la pérennité de la relation. 374 Cf. lexique.

est majoritaire et son initiation aux jeux en ligne et ses pics de pratique se font selon des logiques amoureuses.

III. UNE PRATIQUE SUPPORT DE RÉFLEXIVITÉS