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CHAPITRE 3 : PROBLÈME ET INVENTAIRE

Arya 23 Employée Emploi Célib (H) (R) 0 Bac (STMG) Mville Appart S

III. SUIVRE LES INVISIBLES

III.1.1. Immersion à domicile

Une grande part des observations à domicile269 sont centrées sur la pratique « en train de se

faire ». Elles suivent généralement les temps de cette dernière : mises en place de la partie, temps de jeu connecté, éventuelles interruptions et pauses, clôture. La prise de notes se fait tout au long de ces temps. Elle est parfois interrompue par des questions de l’enquêtrice pendant l’action ou après les phases de concentration afin de ne pas les perturber. Si l’enquêtrice pose parfois des questions, il lui arrive de ne pas interférer dans l’action observée. L’attention portée à l’action est, elle aussi, mouvante et dans l’adaptation au terrain. Les séances d’observation peuvent se focaliser sur une dimension (temps de réaction, conversation, rapport au corps, regards) en fonction du déroulement des phases de jeu. La description de la pratique

268 Voir annexe : grille d’observation à domicile.

269 Pour une seule de nos enquêtées il n’a pas été possible de mettre en place des observations à domicile

n’est pas la même selon l’action en train de se faire. La lutte pour augmenter son niveau à

League of Legends, faire un donjon ou pêcher au bord d’un lac dans un MMORPG, ne se donne

pas à voir selon les mêmes indicateurs. Le poste d’observation de l’enquêtrice est invariablement le même. Il se situe à côté des gameuses, légèrement de biais, afin de voir autant les attitudes de jeu que l’écran d’ordinateur. À la manière du « moment pyjama » cité plus haut, la validation de notre présence dans le quotidien des gameuses se manifeste matériellement dans l’attribution d’une chaise personnelle qui ne bouge pas de place d’une séance d’observation à l’autre souvent nommée « la chaise de Jessica ».

Les périodes d’observation se sont déroulées de 2011 à 2018 selon les disponibilités des enquêtées. La proximité géographique est privilégiée dans la mesure où les séances d’observation s’étalent sur de longs moments (séance au minimum de 2h30) et peuvent être programmées à la dernière minute. Les « arrêts maladies », « le mauvais temps », « les week- ends jeu »270, décidés la veille, illustrent la nécessité d’avoir un terrain à proximité de son

enquêtrice. Toutefois, quand la distance est trop élevée pour pouvoir être présente dans l’heure qui suit, les entrevues sont programmées plus à l’avance, de la veille au lendemain, avec la possibilité de les annuler si empêchement. S’adapter au quotidien de la pratique est aussi synonyme de « faire avec » les personnes qui le compose. En cela, les séances d’observation pour les gameuses ne vivant pas seules se font souvent en présence de leur conjoint·e. Si les entretiens avec les gameuses se font toujours en duo (enquêtrice/gameuse), afin de garantir au maximum la libération de la parole, les observations prennent également en compte le jeu en couple. Dans certaines données (observations et entretiens informels) figurent, signalé·e·s comme tel·le·s, les conjoint·e×s des gameuses.

Dans la même dynamique, le regard de l’observatrice s’est également dirigé vers l’agencement du quotidien au moment de jeu. En ce sens, la prise de notes ne s’arrête pas à la fin des parties de jeu mais elle continue entre, pendant et lors des moments de pauses. Concernant la variable des jeux en ligne (M)MOG, l’adaptation est aussi de la partie. En effet, il est difficile de quantifier le temps de jeu tant les dispositifs proposent des « moments de jeux » s’adaptant aux mobilités des acteur·ice·s (smartphones et applications). Le temps de jeu ne s’arrête bien évidemment pas à l’espace de l’ordinateur à domicile, il s’étend également à d’autres pièces de la maison, se transporte et s’invite hors du domicile. Les jeux mobilisés ne sont parfois pas les mêmes. Ils ont tout de même leur place, eux aussi, dans la définition de la pratique vidéoludique. Même s’ils ne constituent pas l’essentiel du matériel empirique, les « moments de jeu » hors de l’espace à domicile font aussi partie du corpus final de données.

Cette démarche cherchant à installer un rapport de confiance qui place au centre l’intime (dans une certaine mesure) de la vie de ces enquêtées ne se fait pas sans biais. Un dispositif vidéo et de captation des écrans de jeu a, par exemple, été envisagé. Néanmoins, devant le coût des technologies en question (caméras, pieds) et l’aspect intimiste de certains moments de jeu, ce dispositif empirique n’a finalement pas été retenu. Cet aspect intrusif peut être résumé en reprenant les propos de Serid lors d’une observation en 2013 : « une caméra chez moi ? Non la télé- réalité ça va aller merci, déjà que le micro (le dictaphone) j’ai du mal ». D’autres limites à notre méthodologie (voir l’encadré ci-dessous et paragraphe suivant) sont inhérentes à notre approche. Les autres sont injectées dans l’analyse aux moments où elles se sont posées.

Encadré n°3 : Démystifier la recherche idéale

Une recherche et son protocole empirique comporte un certain nombre de biais. La recherche idéale n’existe pas (Naudier et Simonet, 2011). Si l’ethnographie à domicile présente des avantages considérables (pratiques en train de se faire, agencement au quotidien, rapport de confiance), elle présente également un certain nombre de limites. En effet, la recherche de la familiarité au terrain et l’instauration de la confiance engendrent, dans certain cas, un brouillage du statut de la chercheuse comme l’illustre cet extrait de note de terrain.

Notes de terrain, cahier noir, juin 2016 :

21h (prise de note dans le bus) : Je viens de passer 3h chez Avav. La séance d’observation été prévue depuis deux jours, ça ne s’est pas passé comme prévu. Dès mon arrivée Avav me demande de ne pas prendre de notes ni d’enregistrer, elle me dit qu’aujourd’hui : « elle n’a pas envie de jouer, mais envie de te parler ». Elle me propose de m’asseoir en face d’elle en me disant qu’elle a des « choses à me dire ». Son ton est grave, son visage est triste. Les lumières sont tamisées. Le thé est prêt. Tout semble pensé en attendant ma venue. (…)

Avav m’a longuement parlé de ses problèmes conjugaux en me demandant mon avis personnel sur la situation. Elle a subi une agression perpétrée la veille par des ami×e×s de son ex conjoint et a passé une partie de sa nuit au commissariat. Elle n’a pas pour autant annulé la séance d’observation accordant une importance à ma lecture de la situation : « tu le connais, je t’ai déjà parlé de lui, tu l’as vu, tu vois comment je suis, tu en penses quoi ? ». Avav a également longuement évoqué le rapport qu’elle avait avec sa mère et m’a raconté son histoire qui explique en partie ses représentations de sa pratique des jeux vidéo. Cette situation est singulière dans notre recueil de données. Toutefois elle exemplifie bien à la fois la fonction de confidente informelle due à notre longue présence au domicile des enquêtées mais aussi la notion de don/contre-don (Mauss, 1925) propre à toute démarche ethnographique. Il consiste ici à parfois endosser une position de « conseillère informelle » à la demande des enquêtées. Cette posture consiste majoritairement à écouter sans prendre de note ni enregistrer. Cependant avec l’accord des enquêtées ces éléments sont retranscrits après coup et intégrés à l’analyse. À l’image de la situation de Avav, ce type de biais dans le rôle de la chercheuse conduit tout autant à accéder à d’autres types de données non recensées jusqu’alors (histoire de sa mère). Ainsi, l’instauration de la relation de confiance ne se fait pas sans empathie. La chercheuse devient elle-même un outil de sa propre méthodologie (Baszanger et Dodier, op.cit.) par le cheminement de son intégration même sur le terrain où le temps passé avec les enquêtées conduit certes à dépasser, dans une certaine mesure son statut purement « enquêtrice » en se rapprochant davantage de celui d’ethnographe partageant (dans ce cas précis un temps d’écoute) avec les personnes en présence sur le terrain. L’essentiel consiste donc à faire « un travail conscient de l'observateur qui doit, tout à la fois, maîtriser les relations émotionnelles qu'il entretient avec ce qu'il observe et développer une acuité introspective importante pour tirer parti du processus de transformation qu'il subit du fait de sa présence continue sur le terrain » (Baszanger et Dodier, op.cit.p.44).

Une des autres limites à nos données s’incarne dans la non-représentativité de notre population. Pour nous, la représentativité soulève plusieurs problèmes. Nous sommes conscientes que notre population nous ressemble. La posture des savoirs situés et la « polyphonie des mondes » (Angeli Aguiton, 2012 ; Haraway, 2012) prônent la prise en compte de l’ensemble des rapports de dominations (classe, race et genre). Si les situations économiques sont variées, nos enquêtées sont, à une écrasante majorité, blanches et hétérosexuelles (une seule personne racisée, 4 femmes non-hétérosexuelles), toutes cisgenres. Concernant la race et l’identité trans271, notre

propre condition de chercheuse blanche cisgenre entre en ligne de compte dans la composition des femmes prises en compte au sein de notre population. En effet, les savoirs situés ne sont pas indissociables du positionnement depuis lequel la recherche se fait. De par notre condition personnelle, nos rencontres ne nous ont pas permis d’intégrer davantage de femmes racisées et de femmes trans et/ou personnes non-binaires à notre population d’enquêtées. Il n’était pas pour autant question de « forcer l’intégration ou de la chercher à tout prix » allant vers des

gameuses racisées et/ou trans par souci de ce que nous pouvons nommer la « représentativité

intéressée ». Notre recherche n’a pas non plus pour optique de traiter de l’ensemble des conditions des femmes gameuses. Elle est, avant tout, située et à l’image de l’accès au terrain, interdépendante de la chercheuse qui le met en place. Il n’est pas question d’éluder l’existence de ces femmes, l’intersectionnalité des rapports de domination est approchée dans notre recherche par la multiplicité des terrains qui la composent.