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I TECHNOLOGIES ET CULTURE

II. LES GAME STUDIES

II.1. Étudier le jeu

II.1.3. Des mondes

La fin des années 1990 va être marquée par les travaux portant sur la vie dans les mondes en ligne. La démocratisation d’internet et des jeux en ligne multijoueur·euse·s va être le moteur de cet intérêt. Des enquêtes vont ouvrir la voie et démontrer la pertinence d’explorer les mondes en ligne (Dibbell, 1999 ; Turkle, 1994 ; Hine, 2000). L’essentiel des assises théoriques et surtout la manière d’envisager ce terrain se situent davantage du côté de l'anthropologie culturelle (Fine, 1983) qui appréhende le jeu vidéo dans le domaine des loisirs au travers de ses activités. Ce pan des game studies va compter de nombreuses enquêtes au-delà de ces pionnières. Elles s’attachent à comprendre à la fois les univers en ligne et les personnes qui les peuplent (Berry, 2009 ; T.L Taylor, 2006 ; Zabban, 2007). Plus que des œuvres à décoder ou des mécanismes de jeux à comprendre, c’est l’aspect social des univers vidéoludiques qui est, enfin, appréhendé. Les premières explorations dites « virtuelles » ne se sont pas faites sans biais. Si ces travaux ont souligné, par le biais de fines ethnographies, l’aspect foisonnant des activités et leur mode de régulations, ces études, pour les plus anciennes d’entre-elles, restent caractérisées par une opposition structurante entre « réel » (IRL) et « virtuel » (IG ou encore « dans le jeu »). La nécessité de dépasser ce type de segmentation va être aidée par le biais d’explorations qui vont continuer, montrant davantage la richesse de ces mondes et « la complexité de la pratique » (Zabban, op.cit.).

166 Juul, 2005, p. 36, repris par Triclot, 2013. 167 Genvo, 2013, p.15.

Si nous nous centrons sur les game studies à la française, les enquêtes de Manuel Boutet (2010) et Vinciane Zabban (2009, 2011) sont fondatrices dans le domaine se situant dans le sillage des premières ethnographies en ligne. En effet, bien que ces univers apparaissent sous de multiples aspects « socialement inépuisables », la découverte et la description de ces foisonnants espaces ne sont plus à faire. La thèse de Vincent Berry (2009), pionnière en France sur la vie des univers simulés, est exemplaire sur le sujet. Des MUD au MMO168, il retrace les origines

(développement, commercialisation) de ces jeux à partir des années 1980 et les présente (graphismes et mécanismes de jeu) sous leurs différentes formes en détail. Il retrace l’arrivée des premiers regroupements en ligne et leur « façon de jouer »169 (Berry, op.cit.) : « les

guildes », l’apparition d’espaces collectifs de jeu « dans le jeu (maison) et hors du jeu (sites ou forum) » (ibid.) et des canaux de communications alloués à ce type d’interfaces vidéoludiques, de TinyMUD170 (1989) à Ultima Online171 (1997) en passant par Everquest172 (1999). Par le détail

apporté à la description de joueur·euse·s (Berry, op.cit.) ou de temps d’immersion dans ces mondes (Boutet, op.cit. ; Zabban, 2007, 2009, 2011 ; Mauco, 2011), ces analyses participent à montrer la richesse de ces mondes, les sociabilités qui les caractérisent ; tout en sortant ces espaces des dichotomies « en jeu » / « hors-jeu » et « en ligne » / « hors-ligne » dans lesquels elles sont parfois réduites (Zabban, 2012). Il analyse la « nature des relations tissées au sein de

ces univers »173 (Berry, 2009) et les types de sociabilités qui les créent, participent à les

construire et dans tous les cas les font exister au quotidien participant à « l’insertion du jeu

vidéo dans l’espace social et familial des joueurs » 174 (Berry, ibid.).

Cette « seconde vague175 » d’analyses, d’où partent les premières formes de collectifs de

recherche s’affiliant aux game studies anglo-saxonnes, semble depuis ses débuts s’évertuer à déconstruire l’imaginaire social autour de la pratique des jeux vidéo alors nourris de stéréotypes176. À ce sujet, certaines introductions d’ouvrage font référence en revenant sur « la

figure de l’adolescent accro et isolé » (Berry, 2012 ; Rufat, Ter Minassian, dir., op.cit.). Cette dernière va longuement occuper le devant de la scène médiatique et constituer les principaux points à déconstruire pour les premières générations de chercheur·e·s. Les premières phrases du prologue à propos des jeux vidéo : « ça n’est pas une sous culture » 177 ainsi que le titre choisi par

168 Massively Multiplayer Online : jeu multijoueur·euse·s en ligne. 169 Berry, op.cit., p.35.

170 « En 1989, un étudiant de l’université Carnegie Mellon (Pennsylvanie) développe « TinyMUD » qui, à la

différence des autres jeux, ne repose pas sur l’affrontement. Au lieu de combattre des créatures, les participants travaillent ensemble à développer et étendre le monde à l’aide d’un programme simple » (Berry, 2009, p.33).

171 Cf. lexique. Jeu en ligne multijoueur·euse s’inspirant largement de l’univers médiéval fantasque. La thèse de

Vincent Berry (2009b) offre une description et une analyse détaillée de celui-ci.

172 Cf. lexique et Berry (ibid.). 173 Berry, 2009b, p.21. 174 Berry, ibid., p.15.

175 Le terme « seconde vague » est employé en rapport avec des travaux qui ont marqué le début des analyses sur les

jeux vidéo : Trémel, 1999 ; Le Diberder, 1993.

176 Uniquement pour les enfants, pathologisation des pratiques, pauvreté des univers. 177 Traduction personnelle : « this is not a subculture » (Herz, 1997, p.6).

J.C Herz : Joystick nation (1997) sont révélateurs de ces générations ayant grandi avec les jeux vidéo. Ils soulignent à quel point cette pratique est inscrite dans le patrimoine culturel américain en réaffirmant son caractère culturellement légitime par la révocation du qualificatif « subculture ». Cette citation, empreinte de nostalgie et de légitimation, reflète le parti-pris des premiers écrits sur les jeux vidéo et leurs pratiques qui semblent impulsées par la familiarité d’une génération de plus en plus attachée aux technologies vidéoludiques. Du côté académique, cet attachement se lit au travers de certaines trajectoires de chercheur·e×s à l’image de celle de Sherry Turkle et de ses nombreux ouvrages et articles (1984, 1986, 1994, 1995) où la vie dans les mondes vidéoludiques possède une place centrale. Dans le dernier ouvrage de sa longue carrière (2017), le clin d’œil à cet attachement générationnel est présent dès les premières pages :

« Les enfants jouaient au morpion avec leurs jouets électroniques, les missiles de jeux vidéo se chargeaient des astéroïdes envahisseurs, et les programmes « intelligents » pouvaient retarder la fin de leurs sérieux matchs d'échecs. Les premiers ordinateurs personnels étaient achetés par des personnes appelées amateurs. Les gens qui les ont achetés ou construits, souvent expérimentés dans la programmation, ont souvent créé leurs propres simples jeux. Personne ne savait commenter utiliser les ordinateurs d’une autre façon »178 - Turkle

Que ce soit du côté des courants de la narratologie, celui de la ludologie ou encore dans ceux culturels et sociaux179, l’essentiel des travaux se sont évertués à montrer la richesse multi-située

de cet objet dans une volonté de le légitimer. Ces différents courants ne restent toutefois jamais totalement distincts. En effet, la plupart des travaux ne sont pas cloisonnés et reconnaissent les apports heuristiques des études voisines. Cette complémentarité des angles dans l’appréhension de l’objet jeu vidéo se donne à voir particulièrement si l’on regarde l’alliance de ce dernier au genre.