• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 : PROBLÈME ET INVENTAIRE

Arya 23 Employée Emploi Célib (H) (R) 0 Bac (STMG) Mville Appart S

II.2. Les entretiens

Une pratique n’est pas monolithique et figée dans le temps. Afin de saisir la pratique dans toute sa complexité et sa dynamique, nous pouvons nous inspirer de Paolo Magaudda (2011) et de sa notion de « circuits de pratique » appliquée au secteur de la musique numérique, ses objets et ses supports. Si l’auteur la mobilise afin de retracer les différentes évolutions des usages de la musique et de leurs médiums, elle peut être intéressante pour nous selon l’hypothèse que les jeux en ligne ne sont pas, ou n’ont pas été, les seuls titres auxquels s’adonnent ou se sont adonnées les joueuses de jeux vidéo. En effet, cette notion de « circuits de pratique » représente l’avantage de comprendre comment, et selon quelles étapes, se font les parcours vidéoludiques. Ces rythmes à la fois technologiques et d’usages peuvent affecter les définitions de la pratique qui, en fonction du curseur temporel où nous nous posons, peut varier dans son équipement, ses représentations et les usages qui la composent.

Ces « circuits de pratiques » (Magaudda, ibid.) sont appréhendés par le biais d’entretiens biographiques revenant sur les trajectoires des gameuses. Ces derniers sont pensés à la manière de conversations (De Sardan, op.cit.) par le biais d’un canevas d’entretiens, toujours dans l’optique de réduire au maximum l’artificialité de la situation et d’éviter « la sensation d’interrogatoire ». La durée moyenne de ces conversations, de 3 h 15, reflète cette volonté de laisser libre cours à la parole des enquêtées. L’essentiel des grandes thématiques de ce canevas d’entretiens prend comme entrée les objets vidéoludiques (consoles, jeux) et l’écologie de leur découverte et de pratique (initiateur·ice·s, contextes). L’entrée en matière se fait par le premier jeu joué (voir annexe : canevas d’entretien). Entrer par ce billet présente l’avantage de donner des prises concrètes aux discours et de faciliter, à la manière de la madeleine de Proust,

l’activation de la mémoire des enquêtées (Datchary, 2013). Ce processus est employé tout au long des trajectoires des gameuses, de générations en générations de machines, avec autant d’expériences et d’usages des jeux vidéo révélant des « circuits de pratique vidéoludiques ». Toutefois un entretien par gameuse ne suffit pas. En effet, plusieurs sont nécessaires pour aborder l’ensemble de la trajectoire ou par nécessité d’approfondissement de certains points. Si le premier entretien balaye les thématiques à grands traits, les suivants sont le moyen de revenir en profondeur sur la richesse de ces souvenirs vidéoludiques. Ces entrevues sont également retravaillées dans une optique d’auto-confrontation (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2000). Les propos des gameuses sont repris à deux par le biais des notes de l’enquêtrice et parfois de la retranscription de l’entretien en question. Ce procédé permet de pouvoir accéder à un niveau de données plus fines. Certains sujets qu’il n’avait pas été possible d’aborder (gène, manque de temps, interruption) sont mis de côté et reportés lors de ces phases d’auto-confrontation. Ces dernières se font, pour certains cas, après un long laps de temps, suivant la mise en place du premier entretien. Selon l’expérience de l’enquêtrice, plus le rapport de confiance est stabilisé, plus le niveau de détails et l’exactitude des souvenirs vidéoludique sont élevés.

Selon les points à développer, certaines dimensions sont saisies également dans le cours des parties de jeux. Ces entretiens de type « praxéologique » sont proches de la définition que propose Cyril Lemieux (2018) :

(…) se caractérisent par le fait d’orienter les questions non vers l’individu comme tel, ses stratégies ou sa trajectoire, mais vers les micro-épreuves qui constituent sa pratique (au lieu d’envisager celle-ci comme doxique et routinisée) et vers les processus critiques qui en émergent immanquablement (vers la conflictualité immanente à la pratique, donc), ainsi que vers l’effet sur la gestion de ces derniers des dispositifs matériels et organisationnels dans lesquels, avec d’autres, l’interviewé œuvre »257 - Lemieux

En effet, ces entretiens se déroulent dans le cours de l’action vidéoludique. Selon les configurations, ces derniers sont enregistrés et/ou sont analysés via la prise de notes de l’enquêtrice. Ces entretiens « praxéologiques » se font notamment dans la description du lancement, au cours de la partie de jeu et lors de la phase de débriefing. Durant ces moments, il est demandé aux gameuses de commenter chacune de leurs actions et des clics qu’elles peuvent faire. L’enquêtrice s’étonne alors afin d’accompagner ces phases de description :

Description parties Avav. Avril 2015. 16h24.

Avav : « Alors là, je me prépare, je bois un verre d’eau (rires), je regarde qui y’a de co

(connecté) (silence).

Enquêtrice : Tu es sur quel logiciel ? Tu regardes où ? Avav : Ah ok. Alors je suis sur TS.

Enquêtrice : TS ?

Avav : Oui TeamSpeak pardon. Alors là je regarde si y’a Guen de co, regarde je l’ai mis en haut,

il a un groupe à lui avec qui on joue souvent. Donc il est pas co. Attends, je vais lui envoyer un sms pour savoir s’il va se co.

17h13

Avav : Alors là, tu vois je clique sur les items conseillés à ce moment du jeu je vais pas me

prendre la tête. En haut à droite là. Je vais acheter ça pour finir de construire l’anneau qui est là (elle pointe le clic sur l’objet en question). J’achète mes bottes et voilà, j’attends de respawn258.

Enquêtrice : (elle tape 12s sur TS). Pourquoi tu « te prends pas la tête » ? T’entends quoi par-

là ? C’est quoi ces bottes ? Tu as écrit quoi sur TS là ?

Ces séances de données sont majoritairement mises en place lors du début mais peuvent tout autant intervenir après un certain temps sur le terrain. Elles ont un intérêt double : aller toujours plus loin dans la compréhension du jeu, de la pratique et de ses nombreux mécanismes, mais également à faire émerger des moments critiques et « à comprendre comment de

l’intérieur du monde social des enquêtés la façon dont ceux-ci définissent la situation où ils se trouvent»259 (Lemieux, 2018). Si ces parties commentées en direct apportent de multiples

éléments de compréhension, elles permettent également de capter et déclencher des réflexivités. Ces dernières sont envisagées dans la mesure où c’est « la place des dispositifs et le rôle des

situations qui permettent d’accroître collectivement la réflexivité » 260 (Lemieux, op.cit.). Que

ce soit au cours de l’action ou dans les moments de débriefing avec les gameuses, les données sont constituées en grande partie par ces entretiens sous le mode d’un partage d’expérience aux accents pédagogiques. Ainsi, dans cette perspective, l’enquêtrice n’est pas une magicienne cherchant à perfectionner son sort d’illusio (Bourdieu, 1980) mais plutôt une observatrice curieuse et désireuse d’apprendre des enquêtées selon une posture axée sur le « penser avec » et non le « à propos de » (Puig de la Bellacasa, 2012).

258 Cf. lexique : renaître/revenir dans la partie. 259 Lemieux, 2018, p.18.