• Aucun résultat trouvé

Figure 10 : Tableau ethnographie en ligne « critique » (terrain 3)

I. LES PREMIERS PAS

I.3. Écologies enfantines

Les données recueillies sur l'initiation aux technologies ne donnent que peu d’éléments à propos des contextes concrets d'utilisation des jeux vidéo pendant l’enfance. Comme nous l’avons vu, l’essentiel de la pratique des filles, qui deviendront des gameuses par la suite, se fait sur ordinateur et/ou via les consoles de salon par l’intermédiaire de passeurs masculins. Les temps

330 Une enquêtée a grandi sans sa mère. Le niveau de diplôme des mères s’étend majoritairement du brevet avec une

majorité entre le bac et le DEUG (bac +2), 2 mères vont au-delà du master. Elles exercent des activités dans les domaines de l’administration, du commerce, l’enseignement le secteur médical. Voir tableau « données familiales » colonne « professions des parents » présent en annexe.

de jeu alloués demeurent égaux dans la fratrie durant l’enfance et la préadolescence. La seule exigence qui puisse limiter la pratique vidéoludique, comme spécifié plus haut, et qui émane majoritairement des mères, est l’investissement scolaire. Le temps de jeu durant la semaine succède généralement au retour de l’école et dure jusqu’au début de la soirée, entrecoupé de moments consacrés à la prise des repas et aux devoirs. Les instants vidéoludiques hebdomadaires sont alors partagés entre frères et sœurs qui, tour à tour, s’échangent les manettes passant ainsi de joueur·euse·s à spectateur·ice·s.

À ce temps fraternel et sororal s’ajoute celui des week-ends où les hommes plus âgés (père, oncles) rejoignent les parties. C’est essentiellement durant ces moments que les gameuses entre 4 et 11 ans jouent pendant l’enfance et le début de l’adolescence. Ces instants vidéoludiques sont ainsi marqués par des autruis significatifs qui accompagnent la pratique et son apprentissage. Oncles, cousins, frères, père mais aussi parfois amis sont présents dans les récits des gameuses. Elles décrivent ces moments de partage de l’activité comme des instants privilégiés avec « les passeurs » en question. Les jeux vidéo et les apprentissages indispensables qu’ils induisent s’inscrivent donc dans un loisir familial et plus rarement entre proches. Les gameuses insistent sur cette dimension dans le récit de leurs premiers pas vidéoludiques. C’est avant tout le désir d'avoir une activité commune avec le ou les passeurs qui semble avoir enclenché l’adoption de ce loisir.

Le rôle des parents dans les rapports à la culture a déjà été pointé dans de nombreux travaux de sociologie des pratiques culturelles. Cependant, peu l’analysent sous l’angle de la socialisation genrée. À ce sujet, Sylvie Octobre souligne les univers culturels différenciés entre filles et garçons et le poids des parents dans les transmissions culturelles de leurs enfants.

« L’observation de ces systèmes de différenciations et de leurs facteurs explicatifs permet de préciser le rôle des mères et des pères dans le jeu de la transmission culturelle face à leurs filles et leurs fils et dans la définition des périmètres culturels des unes et des autres, non pas seulement en termes de position dans un univers culturel mais de trajectoires culturelles de la fin de l’enfance à la grande adolescence. »331 - Octobre

Cette délimitation parentale des univers culturels s’applique ici aux gameuses de jeux vidéo en ligne qui vont continuer de jouer à l’âge adulte. Toutefois, l’auteure souligne également le rôle des mères qui peut peser dans l’adoption de certains loisirs. Ici, pour les jeux vidéo, il demeure inexistant avec une transmission qui émane des pères mais qui s’opère toutefois indifféremment entre filles et fils. Deux filles uniques sont dans notre population. Pour Asher, les temps consacrés à la pratique suivent les mêmes cadres et prérogatives dégagés pour les classes

supérieures. Cependant, le partage paternel va être plus long et dense et s’étendre à l’adolescence. Pour la seule gameuse de notre échantillon qui grandit avec sa mère (Lus), ces temps de pratique sont essentiellement individuels avec des instants de partage lors des visites familiales où ses cousins sont présents.

La dimension collective et familiale de la pratique des jeux vidéo se matérialise également dans les souvenirs des espaces de jeu. Pour celles qui commencent la pratique sur le poste informatique, toutes racontent comment ce dernier est pensé dans les foyers vers une utilisation partagée. L’espace de jeu n’est jamais individuel et se situe dans les pièces communes des lieux de vie aménagées pour renforcer une certaine immersion. Des sièges délimitent l’espace informatique centré vers l’écran de l’ordinateur. Quand le coin informatique n’est pas délimité par des meubles dédiés (chaise du bureau, disposition en angle) et intégré dans le salon, il peut être légèrement et volontairement en retrait (en haut d’une mezzanine par exemple). La disposition informatique semble dans les deux cas pensée pour offrir des conditions matérielles propices à la mise à l’écart de l’activité : concentration et isolement sonore (casques) mais aussi physique du reste de la maison. À l’arrivée des consoles de salon (7-11 ans), il est remplacé par un écran informatique ou migre vers le téléviseur du foyer, modifiant ainsi le rapport à la pratique. Dès lors, on assiste à un effacement progressif des pères dont la pratique semble de moins en moins diversifiée que celle de leurs enfants. L’évolution des technologies vidéoludiques vers les supports consoles (salon et portable) ne semble pas susciter, pour eux, le même intérêt avec une pratique qui reste majoritairement cantonnée à l’ordinateur. La séparation des espaces de jeu ne signifie pas pour autant une utilisation plus individuelle. En effet, malgré des préférences différenciées et la multiplication des lieux, les pratiques enfantines demeurent caractérisées en majorité, au cours de la petite enfance, par le partage dans le cadre d'une activité entre les enfants du foyer.

Les principaux titres les plus cités sont à ranger du côté des classiques des jeux de rôles et de stratégies ou de plateforme : Age of Empires, Final Fantasy, Super Mario. Nous sommes déjà revenus sur Age of Empires précédemment (jeu de gestion de ressource et de peuplades). Pour les deux derniers, bien qu’ils soient différents ces jeux ont un point commun : l’aventure. Il s’agit de faire avancer un personnage dans un univers fictif. Poursuivant la même logique d’importance de l’initiation et du partage, les titres phares gravés dans la mémoire des

gameuses sont souvent associés à leur père, frères ou plus généralement au passeur masculin à

l’origine de leur découverte. Un terreau sentimental semble subsister en matière de jeu mettant en scène des univers fantastiques où l’exploration, les énigmes, le farming332 et les collections

sont au cœur des dynamiques de ces jeux. Le souvenir de cet attachement se traduit parfois par

332 De l’anglais farmer (agriculteur·ice) qui signifie passer des heures à faire évoluer son personnage et ses capacités

un temps de jeu « revival » où les gameuses décident de rejouer au jeu phare de leur enfance : « j’ai commencé aussi par Day Of the Tentacle333 avec mon père et mon frère, je viens de le racheter sur

Steam334 aujourd’hui pour le refaire »335 (entretien avec Gtan). Day Of the Tentacle est un jeu où la

collecte d’objets et la résolution de mystère est au centre. Il amène par exemple à collecter de l’huile, de l’or et du vinaigre disséminés dans diverses pièces et endroits pour pouvoir ensuite créer une batterie. Ensuite, il est primordial pour l’avancement dans le jeu de recharger cette dernière à l’aide d’un cerf-volant afin de remettre le courant dans les cabanes/toilettes qui, outre leur usage habituel, servent aussi dans le jeu à voyager dans le temps336.

Encadré n°4 : Jouer entres sœurs

A ce sujet, évoquons la seule exception à ce partage uniquement entre sœurs. Serid raconte le duo qu’elle forme avec sa petite sœur l’accompagnant pendant ses heures de jeu. Elle évoque particulièrement Final Fantasy 9, carnet de notes à la main, où elle aide sa sœur à retenir les nombreuses informations nécessaires à l’avancement. Final Fantasy 9 est un jeu de rôle dans un univers médiéval fantastique se jouant au tour par tour proposant de jouer et de gérer plusieurs personnages aux différentes capacités. La progression se fait au travers de différentes quêtes essentiellement par l’expérience accumulée (combats, missions, découvertes géographiques) et la gestion des ressources (armes, potions) qui accroissent les capacités des protagonistes :

« Je jouais avec ma sœur, on fouillait tous les recoins du jeu, elle prenait des notes, c’est pas facile de retenir tout à l’époque y’avait pas de guide on faisait ça façon artisanale (…) Ma sœur elle aimait pas le level up, je lui disais toujours d’en faire plus : allez fait du leveling (le fait d’acquérir de l’expérience). Allé, allé ! On faisait des séances entières de level up, je te dis pas les jeux on les finissait à 100% » - Serid

Serid, comme nous l’avons déjà vu, est issue d’une famille défavorisée. L’acquisition de la première console de jeu (Super Nintendo) se fait d’occasion, à Noël, avec une génération de retard où les deux sœurs décident de faire cadeau commun afin acquérir la machine. La logique est la même pour le jeu et la machine en question. Elles revendent la Super Nintendo et se cotisent toutes deux pour pouvoir acquérir la PlayStation 1 et le jeu en question. La famille ne possède à l’époque que deux télévisions. Une définie comme « la grande » et l’autre dans la chambre parentale nommée « la petite ». Suite à la grande consommation du téléviseur par les parents, la console est installée à l’étage dans l’espace de ces dernier×e×s. Les deux sœurs se complètent dans le récit de Serid et passent une grande partie de leurs moments à jouer ensemble faisant face toutes deux à la difficulté de certains jeux et l’impossibilité d’obtenir de l’aide extérieure. Si c’est Fanny qui tient majoritairement les manettes, Serid participe tout autant au temps de jeu, prodiguant des conseils et notant les informations nécessaires à l’avancée avec une volonté d’exhaustivité, « faire tous les recoins du jeu ». Elle encourage également sa sœur à vaincre le plus de monstres possible, mécanisme qu’elle nomme « leveling ». Ce système d’avancement où l’évolution des capacités est au cœur de l’expérience de jeu comme Final Fantasy 9 permettant de faire avancer plus facilement son personnage. Ces longs temps passés à jouer dans les souvenirs de Serid, outre l’intérêt manifeste et le goût développé pour ce type de jeu, peuvent également s’expliquer par la pauvreté du patrimoine vidéoludique de la famille conséquemment au manque de moyens financier. Si, pour les autres gameuses, il est plus difficile de se souvenir de l’ensemble des titres à disposition pendant l’enfance, Serid n’en possède que très peu par édition de machine, ce qui semble faciliter sa mémoire.

333 Cf. lexique.

334 Steam est une plateforme en ligne développée par Valve et disponible depuis septembre 2003. Elle permet

d’acheter et de jouer à des jeux vidéo.

335 Gtan, 2016, entretien n°2.

Ces premiers jeux semblent conditionner, en grande partie, la construction de leur goût en matière de gameplay et de narrations vidéoludiques. Elles plébiscitent ces jeux pour la réflexion qu’ils offrent en termes d’énigmes à résoudre et de possibilités d’implication pour les spectateur·ice·s des parties.

Chez les gameuses, le partage entre frères et sœurs est important (20 sur 25), l’écart d’âge entre elles et eux ne dépasse pas les 4 ans. Cependant, la trajectoire de Serid nous permet de voir que si le temps de jeu avec les frères et sœurs est majoritaire, il semble également dépendre de la position dans la fratrie des enfants. En effet, Serid et sa sœur n’ont que 2 ans d’écart entre elles et ne partageront pas ce temps vidéoludique avec leur frère qui a 12 ans de différence avec sa sœur ainée. Toutefois les logiques de transmission (Pasquier, 1999) du frère vers la sœur s’inversent avec Serid lorsque son frère joue, des années après elle, à Final Fantasy 9.

Le rapport de transmission parentale caractérise une incitation des 4 à 8 ans. En cas d’absence de disponibilité des machines dans la sphère familiale, la découverte est plus tardive (8-10 ans) et ne part pas des parents mais des gameuses elles-mêmes, motivées par la constitution du groupe des pairs concomitant au début de la scolarisation. La découverte de la pratique des jeux vidéo reste exclusivement masculine. Le temps de jeu est largement partagé avec les frères (16 sur 25 gameuses) et peut l’être uniquement avec ces derniers pour 10 foyers où nos enquêtées sont la seule fille de la famille. Il peut retrouver davantage de mixité avec certaines sœurs dans les familles comptant au moins une fille et un garçon en plus de la gameuse interrogée (10 sur 25). Toutefois, dans ces cas, elles ne jouent pas automatiquement avec leur sœur pour 6 sur 10 d’entre elles et uniquement avec leur ou les frères. Les sœurs non joueuses sont décrites comme montrant peu d’intérêt pour ce type de loisir et sont parfois plus âgées (2 d’entre elles) et/ou ne vivent pas sous le même toit (2 sont issues de famille où la garde se fait par intermittence). Acha est la seule gameuse qui occupe une position de cadette dans son foyer uniquement composé de filles. Sa grande sœur n’a jamais joué et est déjà partie du domicile quand elle découvre chez des amis la pratique des jeux vidéo. Elle est la seule de notre population qui endosse le rôle de passeuse auprès de sa petite sœur avec qui elle ne partage pas le temps de jeu. Pour des raisons d’écart d’âge (5 années), Acha préfère jouer avec ses amis. Néanmoins, elle accorde des temps à sa petite sœur pour lui faire découvrir cette pratique en jouant avec elle à des jeux de courses de voitures337. D’autres configurations, à l’image de celle de Serid, sont du registre de l’exception au

sein de notre population où le temps de jeu se fait uniquement entre sœurs. En l’absence de fratries, dans les familles avec une fille unique, le temps de jeu se fait avec le père (Asher) et/ou individuellement (Lus) plus ponctuellement accompagné des membres de la famille élargie, à l’image des cousins (Lus et Asher). À la manière des guides de haute montagne décrites par

337 Acha nous précise que sa sœur à selon ses dires « vite lâché le truc » et n’a pas poursuivi sa pratique vidéoludique

Christine Mennesson (2005b) nous retrouvons l’importance de la socialisation primaire dans les contextes d’initiation à la pratique vidéoludique, si celle-ci se fait plus tardivement elle est prise en charge par le groupe des pairs et/ou des membres de la famille éloignée.

Outre cette prise en charge masculine du média, il est intéressant de voir comment l’adoption de pratiques investies par les hommes n’est pas totale ni continue. La période suivante allant vers l’adolescence est particulièrement marquante d’un ralentissement de pratique des jeux vidéo. Dans les trajectoires des gameuses, ce dernier est concomitant d’un basculement vers « le monde des filles ». En effet, suivre les différentes trajectoires de notre population permet de mesurer la force de la socialisation différenciée à l’entrée au collège et ses répercussions dans les rapports à la culture influant directement la construction individuelle des goûts et les pratiques culturelles en conséquence.