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Figure 10 : Tableau ethnographie en ligne « critique » (terrain 3)

I. LES PREMIERS PAS

I.1. Triptyque des souvenirs

I.1.3. Secondes mains

Cet âge (entre 4 et 8 ans) ne concerne pas toutes les femmes de notre population. Les conditions d’accès aux machines sont un facteur déterminant pointant des disparités. Pour les gameuses issues des familles les plus défavorisées, l’âge d’initiation est plus tardif. Il est dépendant des conditions de vie des foyers. Serid confie ainsi sa difficulté à accéder aux machines suivant l’actualité de leurs sorties durant son enfance. Issue d’une fratrie de 4 enfants avec des parents vivant des minimas sociaux, elle précise :

« La première console c’était la Super Nintendo pareil d’ocaz (d’occasion) et bien après sa sortie, c’est ma petite sœur qui la voulait, gros cadeau du coup j’ai cédé ma part aussi c’était notre cadeau (…) On a eu la PlayStation deux ans après tout le monde, le temps que ça arrive vers chez nous et moins cher sur le * (numéro du journal de vente d’occasion entre particuliers) »311 (entretien avec Serid).

Cette difficulté d’accès est liée au début de la « démocratisation » des machines qui, à l’époque (1989), est à son commencement. Industrialisation ne sous-entend pas pour autant accès à tous les foyers. En effet, la commercialisation des ordinateurs et des consoles de salon se fait à un certain prix qui reste trop conséquent pour certaines familles. Les premières expériences vidéoludiques se font parfois sur des machines de secondes mains avec une génération de retard qui facilite l'acquisition des modèles précédents. Ainsi, comme le montrent les propos de Serid avec l’achat familial de la Super Nintendo, l’initiation aux jeux vidéo dépend des ressources familiales disponibles. Les deux parents de Serid vivent, à l’époque, des minimas sociaux312 et

elle-même et sa sœur cadette vont se cotiser pour demander en cadeau leur première console d’occasion. Par la suite, elles vont toutes deux avoir du mal à suivre l’actualité des évolutions vidéoludiques avec des pratiques marquées par une génération de retard. La volonté et l’envie sont là mais les finances familiales ne suivent pas. Si, dans certains récits, l’ordinateur est évoqué presque naturellement, il est un véritable fait marquant pour les foyers les plus défavorisés313 et devient un membre adoptif de la famille (Pharabod, 2004). Il est issu d’un

projet de l’ensemble des membres du foyer et est fortement attendu. Malgré cette sacralisation et l’envie d’achat, il arrive tard. Ainsi, il n’est souvent pas marquant dans la trajectoire des

gameuses issues de milieux où les sources de revenus dépendent d’un parent et/ou des minimas

sociaux. Toutes les initiations des gameuses de foyers défavorisés se font sur consoles de salon à la différence de celles citées précédemment. La pratique vidéoludique enfantine de Serid témoigne de cette absence enfantine d’ordinateur et se fait hors parc informatique. Elle a même déjà quitté le foyer parental au moment de l’achat, toujours d’occasion, du premier ordinateur familial en 2005. Son plus jeune apprentissage se fait donc exclusivement sur consoles portables, de salon et d’occasion.

La variable économique n’est pas le seul biais qui se pose dans l’accès aux technologies vidéoludiques. Pour les gameuses ayant grandi en zone rurale, la variable géographique314 joue

un rôle dans la richesse du patrimoine qui est composé autant de machines que de titres de jeux

311 Serid, entretien n°1, 2011.

312 Les deux parents de Serid vivent la majeure partie de son enfance avec deux RMI (revenu minimum de solidarité),

ancienne appellation de l’actuel RSA (revenu de solidarité active), auquel s’ajoutent les allocations familiales pour un total de quatre enfants à charge.

313 Sont ici pris en compte les revenus parentaux provenant des minimas sociaux (revenus minimum de l’état et

allocations familiales) mais également les configurations où un·e seul·e des responsables du foyer travaille (salaire ne dépassant pas le SMIC soit 1.149,07e mensuel en décembre 2018).

314 Voir en annexe le tableau « données familiales » qui recense les tailles des endroits où les gameuses grandissent de

vidéo. Outre la logique de seconde main, l’achat des consoles de salon d’occasion de Serid est motivé d’une part par le moindre coût des technologies mais est aussi en lien avec l’absence de commerces à proximité proposant ce type de service315. Ainsi, l’âge d’accès plus tardif, l’achat

des machines à rebours, l’isolement géographique et les difficultés financières influencent la variété des titres vidéoludiques disponibles durant l’enfance. Les fêtes familiales constituent, tout comme pour les catégories moyennes et aisées, des moments d’acquisition des jeux. Néanmoins, le nombre de titres est proportionnellement moins important (2 à 3 maximum par console). Pas de capitalisation vidéoludique pour les gameuses issues de familles défavorisées, une fois bien utilisés, les machines tout comme les titres sont vendus pour pouvoir aider à l’achat des suivants. Certains modèles vintage sont présents sur le terrain, ils sont achetés à l’âge adulte par nostalgie316.

La compréhension parentale de la pratique vidéoludique est, elle aussi, à prendre en considération. Chez les familles les plus défavorisées, la volonté d’achat vient invariablement des enfants. Toutefois, la débrouillardise est de mise pour parer les difficultés économiques à l’image des propos de Suzan :

« Oh mes parents les consoles en gros c’était pas leur truc. Vraiment pas. Ils ne voyaient pas l’utilité du truc. Genre presque contre le truc. Du coup, c’est passé d’occasion avec le Mario Kart sur NES. Ils voulaient pas m’acheter d’autres jeux, ça suffit en gros (rires) ça se passait sous le manteau »317 (entretien avec Suzan).

« Sous le manteau » désigne ici le prêt entre ami·e·s. Cette logique est absente des discours des

gameuses ayant grandi dans des foyers plus privilégiés au contraire des milieux plus populaires

où une circulation des jeux est mise en place suite à la première acquisition de machines. Cette logique de circulation se donne également à voir entre sœurs et frères. Toutefois, il est intéressant de noter que, dans ce cas précis, la possession du patrimoine vidéoludique n’est jamais exclusivement féminine mais inscrite dans le partage entre enfants. L’acquisition n’est pas pour autant égalitaire. Les gameuses ne sont que rarement les uniques propriétaires du patrimoine vidéoludique contrairement à leurs frères. Comme des « habits trop petits » (Pasquier, 1999), les jeux vidéo se transmettent en général du frère vers la sœur (pour 4 sur 6

gameuses issues de foyers défavorisés).

Ces conditions d’accès montrent l’importance de la situation économique et géographique dans les initiations à la pratique vidéoludique des gameuses. Quatre variables se distinguent alors : l’âge d’entrée dans la pratique, le jeu sur ordinateur, la variété du patrimoine

315 Elle passe son enfance dans un village isolé des infrastructures urbaines classiques (commerces, culture) et à 250

kilomètres d’un magasin de jeux vidéo.

316 Soldol, Serid, Kawai ou encore Lola nous expliquent qu’elles écument souvent les vide-greniers et/ou les sites de

vente entre particuliers à la recherche des machines de leur enfance.

vidéoludique et la capacité ou non à suivre l’actualité des sorties des machines. Elles sont investies, comme nous l’avons vu, de manière différenciée selon la localisation des foyers, leurs ressources et la technophilie paternelle. Ces points ouvrent des questionnements sur les conditions des initiations enfantines. Si nous avons évoqué les accès différenciés aux machines et aux jeux, l’environnement de pratique est, lui aussi, à prendre en compte dans cette caractérisation de la pratique durant l’enfance. En effet, comme il ne suffit pas de jouer à un moment donné de sa trajectoire ou encore de posséder des technologies vidéoludiques pour devenir une gameuse, revenons plus en détail sur le peuplement et les manières dont s’agencent ces environnements de pratique durant l’enfance.

I.2. Passeurs

Quand le père n’apparait pas comme le principal moteur des premières années de la pratique, le poids de la fratrie est déterminant. En effet, c’est également par la figure du frère que la passation s’effectue dans certains récits des gameuses (8 sur 25). Le frère remplace le père en l’absence de technophilie paternelle. Quand il est plus âgé, il est celui qui est regardé et fait figure de référent en matière de jeux vidéo et plus largement dans le domaine technologique. Toutefois, quand ils sont les cadets, les découvertes des gameuses ne se font pas avant pour autant et restent paternelles. Ainsi, une grande part de l’initiation de 4 à 10 ans passe par « les hommes de la famille ». Ils peuvent être également issus du cercle familial plus large à l’image des oncles et des cousins. Quand on détaille plus finement les trajectoires, certains passeurs d’abord oubliés réapparaissent. C’est le cas pour Lus et Serid :

« En fait, oui j’ai pas tout à fait commencé par la NES (la Super Nintendo). Mon oncle il nous gardait moi et ma sœur les samedis, souvent il nous laissait devant la Saturn avec des jeux méga violent d’ailleurs, on était petites pour ça mais bon c’était pratique pour eux. (…) on passait des après-midi de jeu chez lui avec Fanny (sa petite sœur) »

« Le tout premier du tout premier c’est le jeu avec le petit bonhomme qui doit pas tomber dans l’eau (Parachute), tu sais sur Game and Watch318. Mon oncle qui me l’avait donné

d’ailleurs »319 (entretien avec Serid).

« En fait c’était pas exactement à l’école avec mes petits copains comme je t’avais dit, c’est mes cousins qui avaient des consoles, quand j’allais chez eux je jouais et ça m’a donné envie »320

(entretien avec Lus).

Cet accès aux outils vidéoludiques via une figure masculine s’accompagne également d’une transmission de savoirs. Pères, frères et les autres apparaissent dans la petite enfance comme des référents de pratique. Une certaine fascination pour ces derniers se dégage des récits

318 Les Game and Watch sont des jeux électroniques de poche commercialisés par Nintendo entre 1980 et 1991. Ils

permettent de jouer et incluent un seul jeu.

319 Serid, entretien 3, 2014. 320 Lus, entretien 2, 2014.

narrant cette période. Certaines enquêtes, comme nous l’avons vu321, font les mêmes

observations dans le domaine des pratiques culturelles. Sylvie Octobre (2011) souligne ainsi l’importance du cercle familial dans la transmission des pratiques culturelles. Olivier Donnat, avec la figure aux provenances multiples du « passeur », appuie l’importance de la famille : « les

chiffres relatifs à l’identité du « passeur » confirment en outre l’importance des transmissions effectuées dans le cadre familial pour toutes les activités »322 (Donnat, op.cit.).