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I TECHNOLOGIES ET CULTURE

II. LES GAME STUDIES

II.2. Genre et jeux vidéo

II.2.1. Des représentations de Lara à Bayonetta

La construction du genre se poursuit à travers des technologies de genres variés (le cinéma par exemple) et des discours institutionnels (la théorie par exemple) qui ont le pouvoir de contrôler le champ des significations sociales et donc de produire, promouvoir et « implanter » des représentations du genre (…) »180 - De Lauretis

Souvenons-nous de la section181 centrée sur la playhistoire, les représentations et les gameplay

des premiers personnages féminins dans les jeux vidéo. Ces jeux donnent rarement à jouer des héroïnes au profit de personnages secondaires non jouables toujours dans des situations périlleuses dont il s’agit de les extirper. Des travaux universitaires se sont justement penchés sur ces problématiques. Dès l’arrivée des productions médiatiques, les études féministes majoritairement centrées sur les productions cinématographiques ont démontré comment un tel médium pouvait être structuré par le sexisme (De Lauretis, 1984, 1987, ; Mulvey, 1975). Les analyses des textes, des intrigues, des représentations des corps et des cadrages mettent en lumière comment l’essentiel de l’offre et ses mécanismes filmiques sont à destination de l’assouvissement des désirs masculins hétéronormés, au travers du concept du : male gaze (De Lauretis, op.cit. ; Metz, 1977). Mathieu Triclot fait un inventaire complet des différents instruments laissés par les études cinématographiques de genre dans le chapitre : « où passe le

genre ? Les jeux vidéo au prisme des théories féministes du cinéma » de l’ouvrage « Genre et

jeux vidéo » dirigé par Fanny Lignon (2015). Il rappelle ainsi la dissymétrie des rôles, avec des femmes majoritairement associées à la séduction, avec des rôles et des corps stéréotypés, alors que les hommes, eux, bénéficient d’une palette d’incarnation beaucoup plus large avec des rôles plus profonds (Smith, 1972) :

« Le rôle de la femme dans le film renvoie à peu près toujours à son attraction physique et aux jeux de séduction qu’elle joue avec les personnages masculins. A l’inverse, les hommes ne sont jamais montrés uniquement en relation aux personnages féminins, mais dans une grande variété de rôles»182 - Smith

180 De Lauretis, 2007, p. 75, traduite par Sam Bourcier. 181 I.3.2 du chapitre 1.

Dans cette perspective, les parallèles entre les deux industries (cinéma et jeux vidéo) sont nombreux. La force et les ressemblances de ces derniers sont minutieusement décrites en France avec les travaux d’Alexis Blanchet (2008, 2010, 2012, 2016). En conséquence, les critiques soulevées par les analyses cinématographiques féministes ont été récemment mobilisées dans les études françaises afin d’étudier les productions vidéoludiques en étant équipées de « lunettes du genre » (Lignon, 2015). Dès 2008, côté game studies à la française, Sébastien Genvo reprendra le concept de « masculinité militarisée », originellement de Stephen Kline (2003), (celle-ci étant fortement présente et constituant un genre de jeu à part entière) en démontrant comment elle est liée à des éléments sociohistoriques (guerre froide, financement du secteur par l’armée américaine). La guerre, le combat, la conquête et les représentations qui leur sont associées traversent les productions vidéoludiques et les « significations partagées de

jeu au sein de la communauté »183 (Genvo, 2008). En ce qui concerne les analyses des

personnages féminins, l’éventail analytique est plus mince. Nous allons prendre deux exemples de l’ouvrage cité plus haut, alors centrés sur le sujet en France (Lignon, op.cit.). De Lara Croft (Blanchet, 2012) à Bayonetta (Coville, 2012), ces chapitres soulignent comment les jeux produisent et sont vecteurs de représentations genrées et comment ils ouvrent la voie à des questionnements autour de leur réception.

Lara Croft, aventurière archéologue aux proportions longtemps disproportionnées, et Bayonetta, sorcière usant et abusant de sa plastique, ont connu et continuent de connaître un succès commercial et critique. Le choix de citer ces deux personnages et ces deux travaux n’est pas fait par hasard. Parmi les nombreux questionnements qu’ils soulèvent, ils soulignent également la diversité des analyses et des possibles interprétations et réceptions de ces deux héroïnes à succès allant de l’archétype du fantasme hétéronormé à l’incarnation d’un féminisme de combat (Blanchet, op.cit.) en passant par l’hyperbole « kitsh » rappelant les performances des Drag Queens (Coville, op.cit.). C’est autour de Lara Croft que les travaux et les mentions d’une héroïne sont les plus nombreux (Blanchet, 2010, 2015 ; Kennedy, 2002 ; Schleiner, 2001 ; Ichbiah, 1998). Ces engouements pour l’archéologue s’expliquent avant tout par le succès du jeu et le caractère transmédiatique du personnage. En effet, Lara fait partie des rares à avoir des incarnations humaines officielles et des séries de films à son actif : « elle fait figure d’icône

féministe dans une industrie dominée par les personnages masculins »184 (Blanchet, 2015) . Les

propos de son créateur Toby Gard sur les aspects irréalistes des proportions du corps de Lara (poitrine, fessier) sont irrémédiablement mobilisés au titre d’anecdote185. Ces derniers illustrent

la force du male gaze structurel et totalement assumé dans les équipes de conception de réalisation des jeux mettant en scène des femmes. Autre aspect particulièrement intéressant

183 Genvo, 2008, p. 43. 184 Blanchet, 2015, p.39.

185 Traduction proposée par Alexis Blanchet : « Si je dois fixer un cul toute la journée, autant que cela soit un joli

qu’évoquent les travaux, sans réellement les approfondir, sont les logiques de détournement (De Certeau, 1990) dont Lara Croft a fait l’objet. Cris, soupirs, captures d’écran dans des positions suggestives, l’héroïne va inspirer de nombreuses productions amateures. Il n’y a pas de doute que Lara Croft incarne un fantasme hétéronormé dans la mesure où elle se retrouve également au centre de scénarii pornographiques. À titre de comparaison, alors que le fantasme du plombier est un classique, Mario ne bénéficie pas du même succès sur ce type de plateforme et cela même dans des catégories destinées aux visionnages par des femmes.

Il y aurait beaucoup à dire sur les rôles des personnages féminins dans l’histoire des jeux vidéo avec d’autres aventures qui ont fait l’objet de travaux (Genvo, 2015 ; Kafai et al, 2011 ; Krichane, 2015 ; Laurel, 1991 ; Perron, 2015). Toutefois, à l’image du catalogue prolifique de jeux, les études ont encore de multiples pistes à explorer. Les interprétations par les joueur·euse·s sont légions : Lara Croft est loin d’être uniquement critiquée ou détournée, elle s’incarne. Il suffit d’arpenter un salon consacré aux jeux vidéo pour s’en rendre compte (pratique du cosplay). Les dimensions plus positives sont au cœur des jeux à l’image de l’analyse de Bayonetta de Marion Coville (op.cit.) où le gameplay semble se jouer volontairement des métriques vidéoludiques traditionnellement réservées aux personnages féminins. Cependant, la présence des femmes dans les jeux, dans des postures actives et non victimaires, est loin d’être banalisée comme en témoignent les nombreux commentaires sexistes de la presse ou encore les polémiques186 quasi

systématiques à la sortie de jeux mettant en scène des héroïnes loin des stéréotypes de la princesse en détresse. Ces quelques références nous montrent comment les jeux vidéo ont été conçus, et le sont toujours majoritairement, « par des hommes à destination des hommes »187

(Triclot, 2015) et rajoutons même par des hétérosexuels blancs de classe moyenne/supérieure et cisgenre. En effet, le champ de l’intersectionnalité des rapports de domination apparaît, lui aussi, comme un terrain encore peu exploré dans la littérature qui semble avoir pris les représentations des femmes comme principale entrée des rapports de genre.

186 Citons l’une des plus récentes sur le jeu Battlefield V (cf. lexique) qui, dans la bande d’annonce du jeu met, entre

autres, une femme soldat en scène. Si dans les jeux vidéo de ce type, recevoir plusieurs balles sans mourir ne pose pas des souci de réalisme, mettre en scène une femme soldat soulève de vives critiques de cohérence historique. Voir à ce propos l’article de William Audureau disponible en ligne qui fait appel aux travaux des historien·ne·s Julie Le Gac (2014) et Fabrice Virgili (2010) afin de démontrer le non fondement historique de ce faux débat.

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/05/25/la-presence-d-une-femme-soldat-dans-le-jeu-battlefield-v-fait- polemique_5304183_4408996.html (consulté aout 2018).