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II. DES OUTILS ET DES HOMMES

II.1. Sciences et mathématiques

« Les cours de chimie permettront aux femmes de confectionner des pot-au-feu»87

- Jules Verne

Sur le champ des possibles pour les hommes et les femmes, l’importance des dimensions matérielles et de leur maniement semblent déterminante. Les innovations techniques et technologiques sont des domaines affiliés au masculin. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que des logiques de légitimité ont empêché les femmes de pousser la porte ou de fréquenter les

kluge rooms. Cela reviendrait à ne pas déconstruire la puissance de l’idéel dans l’informatique,

ses pratiques et ses outils. Nous allons principalement mobiliser deux ouvrages qui sont revenus sur l’appropriation de l’informatique par les hommes et le masculin. Les travaux d’Isabelle Collet (2006), du côté du contexte français, et ceux de Thomas J.Misa (2010) et Janet Abbate (2012), pour le pan anglo-saxon. Au travers d’un long argumentaire historique elles/il démontrent comment l’informatique est associée au domaine des sciences et des

mathématiques. Pour être bon·ne dans le maniement des ordinateurs, il faut exceller dans ces disciplines entrainant une stéréotypisation des machines alliées aux mathématiques. Pourtant, Isabelle Collet88 souligne qu’il n’est pas rare de rencontrer des personnes travaillant dans la

branche ayant fait des études littéraires, perçues comme à l’opposé des sciences et des mathématiques. D’ailleurs, la chercheuse en est elle-même l’illustration : informaticienne de formation, elle consacrera la suite de sa carrière à la recherche en science de l’éducation.

Isabelle Collet propose de nombreux exemples tirés des manuels scolaires ou encore des programmes éducatifs afin de déconstruire l’équation science = masculin89 et par extension :

science/informatique = masculin (Collet, 2006). Dans les représentations, les filières scientifiques restent une affaire d’homme où il se doit d’être : ambitieux, combatif, audacieux, froid, indépendant, avoir un esprit logique, obsessionnel de l’objet au détriment de la relation, exclure la sensibilité. Nous sommes bien évidemment aux antipodes des qualités dites féminines que nous avons listées dans la partie précédente, inscrites dans la docilité, l’émotion et le relationnel. Ces stéréotypes sont reproduits dans l’éducation par les enseignant·e·s (Baudelot et Establet, 2007) et au sein même des familles dans les aspirations parentales sexuées pour leurs enfants. Souvenons-nous de la fameuse « bosse des maths » (rappelée par l’auteure) d’après laquelle être bon·ne en mathématiques relève de « la nature ». En France, cette difformité s’avèrera utile pour intégrer les premières formations dédiées à l’informatique (IUT) où les sciences et les mathématiques vont, dès le départ, faire partie intégrante des formations. Le nom du grand plan sociétal dont elles sont issues finit par résoudre l’équation : le plan calcul (1966). Le même mécanisme d’importance institutionnelle sera effectif aux États-Unis, doublé par le contexte de guerre, dans l’alliance de l’informatique aux mathématiques et au complexe militaro-industriel (Abbate, op.cit. ; Misa, 2010). L’enseignement de l’informatique ne va pas être réservé à des formations spécifiques mais s’étendre à divers degrés dans toutes les étapes du parcours scolaire obligatoire. Pour autant, les auteur·e·s montrent que, malgré ce côtoiement des ordinateurs et ses enseignements, les courbes de diplômé·e·s dans les formations de l’informatique mettent en évidence, de façon intemporelle, une écrasante majorité d’hommes. Si l’on se penche sur les nombreux chiffres avancés dans les analyses revenant sur les filières éducatives et précisément sur celles des diplômé·e·s en informatique, un pic est révélé dans les années 1960 à 198590 et va faire place à une lente déclinaison. Comment expliquer ce déclin ?

Isabelle Collet, Thomas J.Misa (and all) et Janet Abbate sont unanimes sur les facteurs. Elles/il

88 Conférence donnée par Isabelle Collet en 2012 « Opératrices de saisie ou hackeuses » à la BnF, disponible en

podcast :

http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2011/a.c_110303_femmes_et_sciences.html

(consulté septembre 2018).

89 Collet, 2006, p. 17. 90 Collet, op.cit.; Misa, ibid.

pointent principalement les conditions d’enseignement et de travail dans ce qui va devenir une industrie, corrélées à la puissance des représentations culturelles des informaticiens.

II.1.1. Professionnalisation : double peine

« (…) dans les sociétés modernes, la division sexuée de l’accès aux techniques est fondée sur un rapport à la nature défini différemment au féminin et au masculin – soumission pour les femmes, maîtrise pour les hommes – et non plus sur un rapport de pouvoir direct des hommes sur les femmes légitimées par un mythe des origines ou un ordre des dieux. C’est la définition du féminin comme lié à la nature qui fonde l’exclusion des femmes de la légitimité technique. Or l’un des clivages majeurs entre professions masculines et féminines repose sur la technicité reconnue du métier »91 - Daune-Richard

Alors pourquoi le pic a-t-il lentement fondu ? Statistiquement, les chiffres français et américains pointent l’informatique comme un des secteurs les moins plébiscités par les femmes. Si l’on regarde, au sommet de la hiérarchie le faible pourcentage de diplômé×e×s qui se retrouvent en haut de l’échelle des responsabilités, les postes de managers et de chefs d’équipe sont, à une écrasante majorité, détenus par des hommes92. À la manière d’autres secteurs, l’arrivée des

enfants (Chaudeau et Fouquet, 1981 ; Glaude, 1999 ; Ricroch et Roumier, 2011 ; Zolesio, 2012) est un facteur de stagnation voire un décrochage dans les carrières des femmes. L’imaginaire social autour de la maternité et ses prérogatives (élevage des enfants) semble également être invoqué comme frein à l’ascension des femmes dans le secteur :

« Avant comme maintenant, les interruptions dans les carrières ou les licenciements sont dus aux exigences de la vie familiale qui dégrade l’image des femmes et en fait des travailleuses de moindre valeur et moins fiables. En conséquence à la variable maternelle, elles sont perçues moins légitimes et compétentes à diriger du personnel, plus spécifiquement des hommes, aussi efficacement que les hommes managers »93 - Haigh

Retour à la variable biologique pour la classe des femmes perçue d’ailleurs comme uniforme et par sa potentialité à enfanter. Si des freins semblent se poser à elles avant leur arrivée dans le milieu professionnel de l’informatique, la survie des femmes dans le secteur n’est donc pas garantie non plus et leurs places ne sont jamais totalement les mêmes que celles des hommes. Dans la période d’avènement de l’informatique, s’ajoutent donc à la force des représentations, les conditions des femmes sur le marché du travail qui sont marquées par une ségrégation sexuée entre hommes et femmes autant au niveau des salaires que dans les postes occupés

91 Daune-Richard, 2003, p.141. 92 Collet ; Misa, op.cit.

93 Traduction personnelle de Thomas Haigh : « Then, as now, career interruption or termination due to the demands

of family present a major reason for women’s downgraded image, in the aggregate, as valuable and reliable workers. In addition, there is the less tangible issue of women’s perceived inability to manage personnel, especially male personnel, as effectively as male managers » (Misa, 2010, p. 69).

(Birkelund, Crompton et Le Feuvre, 1999). Si l’on se penche sur les études sur la féminisation des professions dites supérieures, particulièrement celles du droit et de la médecine (Boigeol, 2007 ; Le Feuvre et Lapeyre, 2005 ; Neil, 2002), bien qu’elles s’opèrent toujours selon des logiques différenciées (avocates : en général, non associées dans les cabinets ; spécialités médicales), elles montrent une progression des courbes de mixité au sein des métiers les plus valorisés socialement. Ces avancées ne touchent pas le secteur de l’informatique qui semble particulièrement hermétique à davantage de mixité. La médecine et le droit ne sont pas comparables sur le plan des représentations. Quand bien même ces trois secteurs sont réputés pour l’investissement temporel, l’informatique ne semble pas bénéficier du même prestige auprès des femmes.

II.1.2. Une culture et ses mythes

« Pour comprendre les expériences des femmes en informatique, nous devons examiner les identités de genre, y compris les masculinités et les féminités et leurs relations avec les cultures professionnelles spécifiques et frontières historiques plus larges. L’informatique n’a jamais été un monde sans femmes, et l’analyse du genre en informatique ne peut se faire sans celle de la masculinité »94 - Haigh

Les machines ne sont pas neutres. Ses objets, outre des kilomètres de câblage (pour les plus anciennes) et de lignes de code, vont être associés à des imaginaires et des représentations. Jusqu’alors nous n’avons pas évoqué les grandes étapes de l’histoire de l’informatique. Nous allons le faire en partie, ici, en revenant sur l’importance de son volet idéel. Ce dernier se retrouve dans le parallèle entre informatique, mythes et thèmes majeurs de la science-fiction (Breton, 2012) : création dans le but de dépassement des capacités humaines à la recherche de toujours plus de contrôle et de puissance, intelligence artificielle, détournements et bricolages techniques farfelus. Nous retrouvons également le terreau militaire déjà souligné dans la playhistoire avec l’Enigma de Turing et son rôle dans la seconde guerre mondiale. Ce contexte de naissance militaro-industriel, les volontés de transgressions aux origines de la cybernétique, la dimension de gouvernance conférée aux machines ont fortement influencé les imaginaires de l’informatique tout comme ceux de la science-fiction. La figure du passionné d’informatique va être nourrie de ces référentiels et ces environnements et cela n’est pas un hasard si les étudiant·e·s en informatique d’Isabelle Collet citent la science-fiction comme genre littéraire de prédilection. Cet aspect transmédiatique se retrouve dans la culture des jeux vidéo (Berry, 2008ab) et va être une des composantes fondamentales de la figure du geek où face à ses pairs la maitrise, toujours elle, d’un certain nombre de référentiels culturels est gage d’une plus

94 Traduction personnelle : « To understand the experiences of women in computing, we must look at gender

identities, including both masculinities and femininities, and their relationships to specific occupational cultures and broader historical trends. Computing was never a world without women, and the analysis of gender in computing can never be a world without masculinity » in Misa, 2010, p.69.

grande crédibilité. Nous y reviendrons plus tard dans le développement autour des pratiques des jeux.

Si l’on revient à l’informatique, la force des représentations est telle que des stéréotypes se sont érigés en véritables archétypes de l’informaticien se déclinant selon un ensemble de caractéristiques. Isabelle Collet (op.cit.) parlera elle de « prototype » de l’informaticien en mettant en lumière ces dernières par le biais des résultats de son questionnaire. Ils montrent des récurrences et des variations selon le genre des étudiant·e·s qu’elle interroge dans le domaine. Tout d’abord les occurrences partagées. Un informaticien est consciencieux, logique, a l’esprit pratique, est travailleur et persévérant. Il est également doté de fortes compétences en mathématiques et dans le domaine technique et porte unanimement des lunettes. Les étudiants, eux, rajouteront qu’il aime lire de la science-fiction et jouer à des jeux ; les apprenties informaticiennes, quant à elles, le décriront en plus comme une personne peu émotive, ambitieuse et peu sportive. Ainsi, le lien entre les mathématiques et les habilités techniques est toujours vif au moment de l’enquête de la chercheuse, il est allié à des qualités affiliées au masculin, inscrites dans la combativité. Seule divergence genrée : les hommes mettent en avant des aspects qu’ils considèrent culturels au contraire des femmes qui mettent en avant des traits physiques et d’autres qualités loin de celles traditionnellement attribuées au féminin. Les étudiantes en informatique ne sont pas les seules à voir les informaticiens sous ces traits grossiers. Ils vont largement construire l’imaginaire social du passionné des technologies numériques qui délaisse son apparence physique au profit du lien avec les machines et plus particulièrement de celui qu’il entretient avec son ordinateur.

L’ordinateur est perçu comme un objet de puissance dont il s’agit de perfectionner la maîtrise. Cela prend du temps. Sherry Turkle (1984) reviendra sur ce rapport intime des hommes avec leur machine. Il est personnifié au travers de l’ordinateur, souvent identifié à la troisième personne (Collet, 2006), notamment via les longues nuits passées en coprésence. L’engagement envers l’ordinateur doit être et est perçu comme total chez les informaticiens et leurs machines. Si un lien quasi mystique s’établit entre la machine et son adepte, il en va de même pour les contextes de travail et de création où les informaticiens sont décrits comme d’habiles wizzards (sorciers) de l’informatique (Abbate, 2012). C’est dans ces environnements feutrés et ces longs tête-à-tête techniques que l’histoire des innovations est racontée, où l’investissement en temps et la fascination pour l’outil sont primordiaux et valorisés dans la profession. Souvenons-nous de la figure du hacker évoquée plus haut par le biais de l’analyse de Mathieu Triclot (2012) ; l’informaticien, le hacker et le nerd montrent d’évidents liens de gémellité :

« L’histoire de l’ordinateur « nerd » est souvent associée à celle de l’ordinateur personnel. Une puissante mythologie s’est développée autour du rôle du nerd solitaire et de « l’accidentelle » création de l’industrie du PC. La présence de

l’adolescent blanc masculin est souvent représentée comme caractéristique essentielle de la réussite d’une start-up. La culture nerd est supposée dominante dans la plupart des départements moderne de science »95 - N.Ensemenger