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I TECHNOLOGIES ET CULTURE

I. 2.3 et des pratiques différenciées

I.3. Choisir ses jeux vidéo

Une grande partie des analyses que nous avons mobilisées citent les pratiques vidéoludiques comme pôle statique où se situent les écarts différenciés : « seuls les jeux vidéo et le sport

apparaissent à tous âges masculins, tant en termes de profils des pratiquants que de profils des attachements »141 (Octobre, 2011). D’ailleurs, ces liens ténus de « fan » que les garçons

entretiennent pour les technologies vidéoludiques sont le seul domaine où ces logiques

138 Cette notion désigne à l’adolescence le fait de se replier sur son groupe d’appartenance, un temps d’entre-soi.

Sylvie Octobre donne l’exemple de la période du collège où les groupes de pairs se font majoritairement « entre filles » d’un côté et « entre garçons » de l’autre (Octobre, 2011).

139 « (…) le terme de « passeur »prend tout son sens pour désigner les personnes ayant permis aux passionnés

d’accéder à un monde dont ils ne maîtrisaient pas les codes et dont parfois ils ne connaissaient même pas l’existence : ce sont eux qui, en leur faisant découvrir des œuvres et des artistes qu’ils ignoraient mais aussi des manières de les regarder et d’en parler, leur ont donné les moyens et l’envie d’acquérir cette « culture déclarative » si essentielle dans les milieux culturels » (Donnat, 2009, p.104).

140 Octobre, 2011, p. 35. 141 Octobre, ibid., p. 31.

d’attachements sont semblables à celles visibles chez les filles pour la musique ou encore les séries TV (Octobre, ibid.). Concernant l’ordinateur Sylvie Octobre (ibid.) actualise les écarts d’utilisation que nous avons pu révéler précédemment en avançant une utilisation de l’ordinateur ne présentant pas d’écart significatif :

(…) l’observation des comportements des enfants indique que les niveaux de pratique quotidienne sont similaires pour les garçons et les filles : ainsi, à 11 ans, 13 % des filles et 16 % des garçons utilisent quotidiennement un ordinateur, ils sont respectivement 25 % et 26 % à 13 ans, 57 % pour les deux sexes à 15 ans et 66 % et 71 % à 17 ans. De plus, leurs niveaux d’attachement à la pratique sont également semblables dès 13 ans : à cet âge, 40 % des filles et 44 % des garçons se disent très attachés à cette activité, ils sont respectivement 69 % et 63 % à 15 ans et 75 % et 74 % à 17 ans »142 - Octobre

Si l’utilisation et l’attachement aux ordinateurs apparaissent paritaires chez les enfants et les adolescents, des zones de glissement sont également visibles dans les logiques d’appropriation. En effet, la sociologue démontre un usage généralement caractérisé par la visée conversationnelle d’internet et de l’informatique ainsi qu’une « mutation des stéréotypes » (Octobre, ibid.). Cette dernière est visible chez les garçons via l’investissement des réseaux et des forums (bien qu’elle ne précise pas la nature de ces derniers) et l’ouverture vers des pratiques rédactionnelles. Toutefois, ces formes les plus traditionnelles (journaux intimes, poèmes) médiatisées restent elles majoritairement féminines. Ces résultats sont le reflet « d’un

double mouvement d’accès des filles à des outils « masculins », parce que technologiques, et d’inscription des garçons dans des usages des outils technologiques qui renouvellent des pratiques « féminines »143 (Octobre, ibid.). Plus que les rapports sociaux de genre, ceux de

classe sont également à prendre en compte. En effet, Sylvie Octobre (ibid.) nuance ces résultats avec les classes populaires où l’aspect différencié dans les usages de l’ordinateur est plus marqué. Si l’accès et les appropriations présentent des dynamismes, en revanche, la propriété des machines se transmet comme «‘des vêtements trop petits’ » du frère vers la sœur » (Pasquier, 1999).

Face à l’engouement pour les jeux vidéo à tout âge, certains travaux ont adopté la même entrée par les pratiques culturelles et les rapports sociaux de genre (Lignon, 2013 ; Pasquier, 2010). Ils sont intéressants dans la mesure où leurs analyses apparaissent en continuité avec celles plus générales sur les univers culturels. Nous retrouvons l’importance du « faire ensemble » pour les garçons au travers de l’exemple des LAN et des pratiques de jeu pour les adolescentes plus solitaires avec un rapport passionnel qui se conjugue davantage au masculin (Pasquier, 2010). Fanny Lignon (op.cit.) part du constat que les femmes jouent de plus en plus aux jeux vidéo

142 Ibid., p.34. 143 Ibid., p. 35.

(chiffres entre 33 et 50%). Elle va porter son attention dans son enquête sur les adolescent·e·s (de 13 à 19 ans). Si la progression des filles et des femmes dans le domaine est nette la régularité de la pratique et le temps qui lui sont alloués présentent des écarts. En effet, les adolescentes arrêtent de jouer plus tôt et y consacrent par jour moins de temps comparativement aux garçons et jeunes hommes. Les types et partenaires de jeux ne sont également pas les mêmes. Fanny Lignon souligne, contrairement aux analyses vues précédemment, l’importance pour les filles de partager la pratique vidéoludique dans leurs cercles familiaux, celle des garçons reste invariablement tournée vers les cercles affinitaires et l’extérieur. Au sujet des types de genre plébiscités certains pôles demeurent opposés : les « jeux de garçons » (action, combat, tirs, infiltration) hérités du rough-and-trumble (Brougère, 2003) et les « jeux de filles » autour de l’aspect convivial et domestique (danse, musique, puzzle, gestion). Ces derniers sont en continuité avec les univers ludiques différenciés que nous avons déjà mentionnés. Du côté des données autour des univers vidéoludiques, les écarts stéréotypés sont également marqués opposant la guerre et le sport du côté masculin à l’humour et la vie sentimentale/quotidienne du côté féminin. Malgré cela, l’auteure montre, elle aussi, des zones de glissement dans la mesure où les jeunes filles ont des univers vidéoludiques plus variés que ceux des garçons et dans le cas des jeux de sport « n’hésitent pas à aller sur le terrain des garçons, en précisant que, l’inverse

ne se vérifie aucunement »144 (Lignon, op.cit.). L’héroic fantasy, l’espionnage, l’honneur et la

science-fiction sont, eux, appréciés de façon mixte.

Il est intéressant de voir comment les rapports à la culture sont marqués par les rapports de genre. Ils donnent tout autant à voir dans l’adoption des pratiques des étapes et un poids dans cette dernière du groupe des pairs. À ce sujet, il semble indispensable de comprendre la pratique des jeux vidéo en saisissant l’importance des rapports à la culture qu’elle véhicule/produit et surtout dans la place et l’importance de cette dernière dans les trajectoires culturelles des individus. L’ensemble de ces dimensions n’est pas indépendant des environnements autant d’initiation que de « quotidiens de pratique » composés de multiples acteur·ice·s comme le mettent en valeur les analyses de la sociologie rapport à la culture de l’enfance et l’adolescence. Cependant des zones d’ombre persistent. Les échantillons mobilisés dans ces enquêtes semblent poser le biais de l’hétéronormativité notamment concernant les analyses incluant les parents. Bien que les familles monoparentales soient parfois prises en compte, il apparaît indispensable de prendre en considération plus largement les manières de « faire famille » (Gross, 2007) en dehors du binaire « papa/maman ». Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’accès à davantage de représentativité en dehors du modèle traditionnel pourrait constituer des pistes à explorer dans l’analyse des rapports de transmission à la culture et les dynamismes de « la fabrique sexuée » du soi (Octobre, 2011). Enfin, resituer les pratiques vidéoludiques dans celles plus

larges des rapports à la culture montre à quel point elles n’ont rien de « spontanées » (Berry, 2008a) mais sont liées à des logiques et un paysage ludique plus large.

I.3.1. Culture en ligne

« Comprendre la culture vidéoludique aujourd’hui, c’est sortir d’une vision strictement économique des produits pour en saisir les logiques culturelles et sociales »145 - Berry

Depuis le début de ce propos, nous utilisons donc la terminologie « pratique culturelle » dans notre appréhension des jeux vidéo sans pour autant, ou du moins pas directement, nous être attardée sur sa signification appliquée à notre objet. Si la dénomination « pratique » fera l’objet d’un chapitre, celle de « culture » a déjà été située. En effet, nous sommes déjà revenu sur les héritages et les origines des technologies vidéoludiques en soulignant les liens avec certains des référentiels culturels de leur histoire : hacking, littérature (science-fiction, fantasy), cinéma et des univers militaires. Nous avons pu le voir ces influences sont beaucoup plus nombreuses et ne sont pas simplement de l’ordre des représentations mais caractérisent intrinsèquement la culture des jeux vidéo. Détailler l’ensemble des nombreuses ramifications culturelles qui composent cette dernière est un exercice qui a déjà été entrepris (Berry, 2008ab, 2009 ; Peyron, 2011 ; Zabban, 2011). Vincent Berry dans son article « une cyberculture ludique collaborative et paradoxale » (Berry, 2008b) aborde en détail les nombreux bras articulés de la culture vidéoludique et plus particulièrement celle des jeux en ligne. Il ajoute à ceux que nous avons révélés, celle des jeux de rôles sur plateaux et l’univers de fiction médiéval fantastique. Il précise également l’importance des logiques compétitives et communautaires des MUD146

l’affrontement et la créativité vont de pair. Logique de regroupement d’une part, « avec

l’émergence des « clans » et des communautés virtuelles de joueurs »147 (Berry, ibid.) combinée

aux multiples possibilités de production de contenus. Les frontières entre production vidéoludique et réception apparaissent minces dès les origines, souvenons-nous de l’exemple de

Spacewar qui « s’inscrit déjà dans un processus de circulation culturelle »148; internet va, lui,

étendre les possibles en matière de détournement et de participation des joueur·euse·s faisant d’eux et d’elles des « faiseur de mondes » (Trémel, 2001) ou plus « exactement des artisans du

digital »149 (Berry, op.cit.).

145 Berry, 2008a, p. 41.

146 Abréviation de Multi User Domains : « qui s’apparentent à des environnements textuels permettant des

regroupements de joueurs autour et dans un seul et même univers de jeu » (Berry, 2008b. p.57).

147 Ibid. p. 58.

148 Berry, 2008a, p. 23. 149 Berry, 2008b, p.59.

Vincent Berry (2008b) distingue quatre types de productions pouvant être réalisées à partir d’un jeu vidéo :

« 1 – des détournements ludiques : la transformation d’un jeu vers un autre type de jeu. L’exemple le plus le plus célèbre est celui du jeu Counter-Strike ;


2 – des détournements idéologiques : on transforme un jeu moins dans une intention de divertissement que dans une logique d’apprentissage, de formation ou de propagande ;

3 – des modifications artistiques et culturelles : amélioration graphique, créations de « skins », d’avatars, de textes, de vidéo, etc. ;


4 – des détournements économiques : une économie souterraine ou parallèle se développe au sein ou parfois autour de jeux : ventes de personnages, ventes d’objets »150 - Berry

Ces détournements, ces tests151 et modifications, ne sont plus l’apanage des plus expert·e·s et

apparaissent courants dans les modes de consommation des univers ludiques en ligne. Ces pratiques « méta-ludiques » sont mêmes encouragées par les producteur·ice·s de jeu prenant appui sur ces productions, ces critiques et appropriations, non sans quelques tensions (Berry, ibid.). L’aspect communautaire est, lui aussi, valorisé par le biais de regroupements prévus et entretenus par le dispositif vidéoludique (guilde, ami·e·s, canaux de discussions) et au-delà de l’interface du jeu par les joueur·euse·s eux/elles-mêmes (forums, sites, réseaux sociaux). Ces communautés et leurs supports sont des facteurs décisifs dans le succès et la pérennité. Un univers en ligne persistant n’est rien sans une population active.

Étudier les pratiques des jeux vidéo en ligne doit se faire dans l’appréhension de ses circuits (Kline et al, 2003 ; Berry, op.cit.) avec les logiques ludiques, matérielles, culturelles et expérimentales qui les caractérisent. Il sera intéressant de mettre en perspective ces fondements, du point de vue des pratiques individuelles, équipée des lunettes du genre afin de saisir dans quelle mesure la convergence culturelle (Jenkins, 2008) est traversées par des logiques genrées.

150 Ibid. p.59.

151 L’auteur souligne à ce sujet l’importance des tests par les joueur·euse·s des jeux en ligne dans leur version « béta »

processus qui consiste à sélectionner un échantillon de personnes afin qu’elles puissent évaluer le jeu et donner leur avis sur ce dernier avant sa sortie officielle.