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Une plénitude sensorielle

I. Les voyages de Dassoucy

2. Une plénitude sensorielle

Pour rendre compte de l’intensité de son expérience spatiale, Dassoucy a recours à plusieurs procédés, puisqu’il met tous ses sens aux aguets : vue, ouïe, toucher, odorat et goût sont présents. En effet, dès le début de l’œuvre, il goûte à profusion à la vie. Adoptant la philosophie d’Epicure, Dassoucy préfère marcher et refuse de voyager à cheval: ses sensations sont toujours intenses et il exprime le plaisir qu’il éprouve en traversant la Bourgogne. Il est évident, à travers les Aventures, que ce déplacement essentiellement basé sur la quête du bonheur, suscite une communion sensorielle entre le voyageur et la nature :

Quel plaisir, au lieu d’être tiré comme un chat qu’on traîne par la queue, à la suite d’un importun messager, de rester tant qu’on veut et de contempler tant qu’il vous plaît chaque objet qui vous paraît agréable ; de cueillir l’aubépine ou la rose muscade sur un buisson ; si vous êtes altéré, d’étancher votre soif sur la feuillade d’un cabaret ou dans le cristal d’une fontaine, et, si vous êtes las, vous reposer sur les bords d’un étang , d’un ruisseau ou de quelque petite rivière, d’en voir couler les ondes et nager les petits poissons, de passer le chaud du jour tantôt à la fraîcheur des eaux, et tantôt à l’ombre de quelque arbre touffu, et sans craindre qu’on vous ferme les portes d’une ville, s’endormir au doux murmure des zéphyrs ou la musique des oiseaux ! (AMD, 144)

Le « principe du plaisir » qu’exprime Dassoucy lui permet d’expliquer les bienfaits naturels auxquels il goûte. Avant tout, la nature qu’il évoque sans cesse est un élément édifiant du texte. De fait, le temps, contribuant à mettre en valeur la puissance du regard, exhibée grâce au recours aux verbes « contempler » et « voir », est consacré à célébrer la beauté des paysages. Le repos n’inquiète pas le narrateur, qui ne veut que profiter de la paix offerte par le bois de Bourgogne. Il goûte, en effet, à profusion à l’espace dont les composantes proposent un spectacle plaisant. Il exprime la multiplication des sensations qui traduit, d’un passage à l’autre, un accomplissement de

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son être. Continuant son voyage, Dassoucy éprouve un foisonnement démesuré de sensations :

Ainsi, après avoir donné à la nature un peu plus qu’elle ne me demandait, et avoir à grands coups de dents et de verres imposé silence à mes tripes, comme je suis en possession des plaisirs, que certains enfants de rare symphonie, autre que moi ne saurait se donner, je faisais venir mon théorbe et chanter mes pages, et de la même musique dont j’entretiens quelquefois les plus grands monarques, je ravissais les habitants du lieu, entre lesquels il y avait toujours quelque agréable Jacqueline ou quelque gracieuse Alyson, qui n’ayant ouï jamais chose pareille, n’osant entrer dedans ma chambre, écoutait mes chansons de la fenêtre et de la porte, avec autant de ravissement que les enfants mort-nés à travers leurs fenêtres treillissées écoutent les joies du paradis. (AMD, 145-146)

Le champ lexical de l’ouïe envahit celui du plaisir. Cette citation, fort éloquente est une représentation du bonheur, procuré par les sens et assimilé à l’euphorie paradisiaque, où l’extase devient légitime. Le lecteur est plongé, ex abrupto, dans un univers où tout est fait pour lui faire plaisir. Les chansons de Dassoucy, féériques, sont désormais écoutées par les « mort-nés ». Ainsi, même celui qui n’a pas encore vu le jour est capable de les écouter. Les passages qui font des chansons une source de plaisir abondent dans les Aventures: cela montre à quel point Dassoucy s'intéresse à cette activité, qui devient, au fur et à mesure qu’on progresse, un thème majeur de l’œuvre, comme tout ce qui se rattache aux sens.

Comme Dassoucy, Cyrano assimile son errance à l’arrivée du héros au Paradis Terrestre :

Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir d’autre Jardinier que la Nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat ; là, l’incarnant d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre ; là, le Printemps compose toutes les Saisons ; là, ne germe point de plante vénéneuse, que sa naissance ne trahisse sa conversation ; là les ruisseaux.47

Avant d’expliquer l’importance du plaisir procuré par ces mets, il faut dire qu’il s’agit d’un thème omniprésent dans les Aventures et occupe une place majeure dans la

Ces plaisirs sont aussi mis en relief en parlant de la nourriture, quand Dassoucy évoque tous ses sens et détaille la description des plats. Cette citation, du reste fort éloquente, est une représentation imagée des rapports de l’écrivain avec les aliments :

Car enfin est-il un plus grand plaisir au monde que de commander dans son petit empire, d’y être maître de son plat, et d’y recevoir, au sortir de sa broche, une éclanche de mouton encore toute brûlante ? Quel plaisir d’affiler un couteau contre un autre, pour en faire la dissection et cette dissection faite , en voir au fond d’un plat nager les pièces encore demi sanglantes dans une chopine de jus. (AMD, 156)

47Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune, p.

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narration. A chaque fois qu’il arrive dans une ville, Dassoucy parle de manière plus ou moins détaillée de repas. Les plus fréquents dans le texte sont ceux que font les rois ou les princes qui l’invitent en tant que poète et musicien à leur table. On mange beaucoup dans ce texte et on fait des plats un objet de discorde.

Deux personnages se disputent pour un gigot. Cela montre qu’on aime manger de la viande ou des repas variés qui peuvent contenir du jus de viande. Ces mets variés sont des repas d’aristocrates. Et, même s’il y a plusieurs passages dans les romans où des personnages ont faim, il est étonnant de voir les plats à profusion et le plaisir procuré par l’acte de manger, ce qui s’oppose à l’idée que l’on se fait du héros picaresque qui vole, comme le souligne Marcel Bataillon : « Roman d’une humanité dure dont la faim est le plus pressant, presque le seul besoin. »48

Cela n’est pas sans rappeler le voyage de Chapelle et Bachaumont, qui, eux aussi, rapportent une expérience leur permettant de traduire leurs sensations et de partager leurs découvertes, et c’est d’ailleurs en cette qualité d’explorateurs qu’ils partent à Encausse. On comprend alors que le déplacement constitue pour eux une occasion de profiter des plaisirs de la vie comme « le désir, et plus généralement les appétits, [qui] . Ce n’est pas le cas chez Dassoucy, qui ne vole pas mais qui mange avec ses pages ce qu’il paye ou ce qu’on lui offre quand il se repose pendant son voyage. Il est cependant vrai qu’il paye parfois avec l’argent qu’il gagne au jeu, mange toujours à sa faim et porte une attention démesurée à la nourriture. Il consacre même des vers à un gigot :

Gigot, dont mon âme est ravie, Je te suivrai toute ma vie,

Et t’aimerai jusqu’au tombeau. (AMD, 158)

Cette description fait rire. Il y a certes une disproportion entre, d’un côté, l’objet vénéré et, de l’autre, la versification. Le choix de l’octosyllabe afin de décrire un gigot a comme conséquence d’exagérer la valeur du plat. C’est une exagération qui se répète à plusieurs reprises dans les Aventures. Ainsi, nous pouvons personnifier le gigot, qui devient l’objet de culte de Dassoucy. Le rouge est la couleur du sang et de la chair vive. On peut donc penser que manger la viande symbolise, d’une façon indirecte, les calomnies dont souffre Dassoucy, qui assimile les gens qui parlent de lui à son insu à des anthropophages, puisqu’ils se plaisent à dire du mal de lui. Mais il cherche par tous les moyens à se divertir afin d’oublier sa souffrance.

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tiennent une place fondamentale dans l’œuvre de ces touristes avant l’heure, qui profitent de toutes les satisfactions liées au corps. » 49

La plénitude sensorielle ressentie lors de ses voyages montre une relation étroite entre, d’une part, Chapelle et Bachaumont et, d’autre part, Dassoucy et l’espace dans lequel ils se déplacent. Une harmonie entre Dassoucy et les éléments naturels est aussi mise en évidence. Nous citons à titre d’exemple ses rapports à l’eau et au vent illustrés dans le début des Aventures: « Je suis le héros véritable de mon roman, qui après avoir longtemps vogué entre vent et marée sur une mer orageuse, a finalement attrapé un heureux port » (AMD, 103). Le vent et l’eau symbolisent la souffrance du promeneur et renseignent sur ses longs voyages ainsi que sur les obstacles naturels et humains auxquels il a fait face. En fait, la force des marées ne peut que justifier les difficultés de Dassoucy dans ses relations avec les autres. Le vent, quant à lui, exerce une force violente sur le héros narrateur soumis aux pouvoirs religieux et politique qui mettent en accusation son libertinage. Nous pouvons, de cette façon comprendre les causes qui ont amené Dassoucy à quitter Paris et à entreprendre ce long voyage. Cependant, il serait pour nous réducteur de ne pas définir la réalité des déplacements de ce personnage. Nous nous interrogeons ainsi sur son voyage. S’agit-il de promenade ou d’errance ?