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DEUXIEME PARTIE Dassoucy le libre penseur

Chapitre 1 : Le libertinage des mœurs

1. Le cycle du jeu

En parlant des cartes, le narrateur commence par en énumérer les différents genres, types et jeux, dont il cite le « Belle et flux », le « Trente-et-un » et le « Triomphe », à la manière d’un grand connaisseur. Il n’arrête pas de s’adonner au jeu. Au début de ses aventures, il rencontre « le tueur de bourse », appelé aussi, « le tueur de temps » et se prête à un premier jeu de cartes qui lui coûte la fortune mise de côté pour faire face aux périples du voyage. Puis, arrivé à Orange, au mariage du comte Donat [Dohna], le voyageur rencontre son prétendu « cousin le prieur de Carpentras ».

Au commencement, il brosse le portrait d’un homme d’église malgré les soupçons que suscite l’emplâtre sur l’œil : il se soumet aux stéréotypes établis concernant les personnes de ce genre. Il relate ensuite toutes les disgrâces vécues avant son arrivée au mariage. Le narrateur décrit la cérémonie, attend le dîner et observe le prieur préoccupé par son bréviaire. Il joue avec lui au piquet et, après sa perte, Dassoucy lui propose d’essayer un autre jeu en espérant prendre sa revanche. Les expressions utilisées lors de cette scène constituent un jeu de mots ; Dassoucy déclare :

De sorte qu’étant piqué, et ce jeu ne s’accordant point au désir que j’avais de lui gagner vitement son argent et lui crever l’autre œil, je lui demandai à jouer au Brelan. (AMD, 263)

Le narrateur adopte l’humour afin de se distancier du prieur : il a l’air de se référer à une démarche rigoureuse pour filouter le prieur. L’emploi de la proposition circonstancielle de conséquence semble introduire un raisonnement logique et affirmer la rigueur de la démonstration. Cependant, nous constatons que cette dernière n’est pas rigoureuse et que la conséquence est absurde, « lui gagner vitement son argent et lui crever l’autre

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œil ». A ce propos, le narrateur manifeste sa prise de position burlesque, mettant en valeur le vol et la violence.

En Italie, Dassoucy est encore dépouillé à cause de sa passion pour le jeu de cartes. Il raconte son aventure avec le Provençal et ses deux amis. En effet, lorsqu’il les invite, ils lui proposent de s’adonner au piquet. Il accepte volontiers en se moquant de son propre comportement :

Ce qu’ils firent. Car après avoir joué (non sans scrupule) contre cette étrange sorte de gens, et m’être tiré du jeu avec deux pistoles de perte, l’un d’eux voyant que ce n’était pas la raison que je leur emportasse ainsi leur argent, parce que, selon leur supputation, après avoir soupé à mes dépens, ils doivent avoir soupé chacun pour leur part au moins cinquante pistoles de reste, l’un deux tira de sa poche un jeu de cartes, disant qu’il ne voulait rien du mien, et que, si je voulais, il me donnerait ma revanche au trente et quarante : […] Cette perte considérable m’engagea ensuite dans le jeu ; où je fis si bien, qu’en moins de quinze jours je vis mon fonds réduit à trente pistoles qui ne durèrent guère. Car je trouvai bientôt un autre ami aussi méchant et aussi perfide que celui-ci ; qui sans employer d’autre filou que soi-même, me les sut bien attraper sans l’aide d’autrui. ( AI, 317, éd. Colombey, 318 / 423,424, éd. Bertrand)

Dassoucy décide de perdre quelque temps en jouant avec le Provençal et il découvre que les amis qui l’accompagnent participent au vol dissimulé par le jeu. Lors de son séjour en Italie, il apprend qu’il affronte une bande de filous. Il nous plonge dans l’univers culturel de l’époque en expliquant aussi méticuleusement les règles du jeu, sa perte et les réactions de ses adversaires.

Il évoque dans ce passage la vanité de ses compagnons, ingrats à l’égard de son hospitalité, et leur attachement à l’argent. La haute fréquence des connecteurs comme «car », « parce que », « si » exprime comiquement la logique de son désir et l’enchaînement de sa logique du plaisir. Il cherche également à exprimer sa fierté et son courage en tant que joueur. Pour souligner son audace, il recourt à l’expression « aussi méchant et aussi perfide », où l’adverbe d’intensité « aussi » permet d’expliquer la contradiction entre le portrait du nouveau filou et le désir inassouvi de Dassoucy pour le jeu. Et pour insister sur son attachement au jeu, bien qu’il constate sa perte, il fait apparaître « un autre ami ». L’emploi de l’antiphrase sur laquelle repose l’ironie permet de montrer la réelle identité de la personne décrite. En fait, de cette manière, le narrateur insiste sur la façon dont il met en évidence sa propre bêtise face à ces filous. Il va au paroxysme de l’addiction :

Et comme un précipice attire l’autre, ayant ouï dire qu’il y avait dans Avignon une excellente voix de dessus dont je pourrais facilement disposer, au lieu de suivre par le col de ses montagnes cet agréable torrent qui mène à Turin, je m’embarquai avec Molière sur le Rhône, qui mène en Avignon, où, étant arrivé avec quarante pistoles de reste du débris de mon naufrage comme un joueur ne saurait vivre sans cartes non plus qu’un matelot sans tabac […] (AMD, 205)

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Quoique Dassoucy soit un condamné, il dévie de son objectif de prendre la fuite vers l’Italie et fait son portrait de vagabond errant. Ce statut d’antihéros fait apparaître un personnage qui s’adonne au vice en se voulant provocateur et volontiers scandaleux. Dès lors, il mène une vie en marge des lois en s’octroyant une étiquette identitaire libertine, sans avoir peur de faire face aux punitions affligées à ce genre de comportement.

Nous visons par cette étude du rapport du héros aux tentations à mettre en valeur les épisodes, où, non sans violence, le narrateur se présente comme un individu marginal, contredisant les attaques virulentes de ses détracteurs. Vices favoris des libertins de son époque, quoiqu’ils soient la représentation de la faute dans la religion chrétienne, le jeu et le vin sont à interpréter comme sources illusoires de plaisir, responsables de la perte qu’il exprime à la fin de ses aventures. Mylène Benard affirme dans ce contexte que : « Le jeu symbolise, outre le statut de victime du héros, les aléas de la Fortune qui tantôt favorise Dassoucy et tantôt le persécute »5