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La réflexion du personnage sur l’écriture

Chapitre 3 : Du héros à l’antihéros

II. Le regard du héros sur lui-même

1. La réflexion du personnage sur l’écriture

Avant de commenter les réflexions de Dassoucy sur son œuvre, il importe de mettre en relief la présence de cet élément chez les autres auteurs, Sorel, Scarron et Furetière. L’écriture est pour eux un art qui n’est pas accessible à tout le monde. Elle est aussi un moyen de représentation réaliste de la société. Pour critiquer les auteurs de son temps, qu’il considère comme des imitateurs, Sorel met en relief un personnage qui prétend que la pratique de l’écriture chez lui est naturelle :

Je mets des paroles avec des paroles sur des sujets qui s’offrent à mon esprit, répondis-je, mais je les arrange si mal que je ne crois pas que l’on doive appeler cela de la poésie. (Fr, 241)

En écrivant, Sorel se fait le secrétaire d’un personnage supposé réel et nommé Francion. Caché derrière le pseudonyme Du Parc, Sorel n’est que le narrateur de l’histoire de Francion. Francion est l’auteur du « livre d’amour » dédié à Philémon, d’un livre sur « les divertissements » et de « pièces ». La nature du récit de Sorel est en harmonie avec l’être de son héros parce que le processus de l’écriture va en parallèle avec une tentative de découverte de soi. En effet, au début des aventures, Francion se déclare poète critique, il se voue au roman et à la philosophie dans la seconde partie de son œuvre afin de mettre en relief une immense expérience littéraire. Toutefois le héros de l’émancipation tel que l’entend Sorel ne s’identifie pas à l’auteur et la relation entre l’écrivain et le héros garde une certaine distance.

Pour Ragotin l’écriture se définit comme un exercice quotidien puisqu’il déclare:

Je brouille un peu du papier aussi bien que les autres ; mais si je faisais des vers aussi bons la moitié que ceux que vous venez de lire, je ne serai pas réduit à tirer le diable par la queue et je vivrai de mes rentes aussi bien que Mondori. (RC, 48)

Une affinité se construit entre le Provincial qui tente de se faire une carrière dans le théâtre et le comédien étranger qui profite de ce que lui offre le premier. Débarquant dans un cabaret, La Rancune découvre un autre trait de Ragotin, l’extravagance, en l’occurrence. Le comportement abracadabrant de Ragotin continue surtout avec l’effet du vin sur le personnage qui se prend pour un grand poète dont le talent conduira à la fortune. Pour ridiculiser le statut de l’ « écrivain Ragotin », Scarron recourt à la représentation d’un bouffon. Face à ces réflexions de Sorel et de Scarron sur leurs écrits, en vue d’élucider leur conception de l’écriture, Furetière vient en présenter une autre. La démarche de ce dernier amène à prendre note de la présence d’écrits médiocres, tandis que les autres se contentent de la laisser entendre par le comportement

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ridicule des personnages. Furetière dit lors d’une conversation entre Charoselles, Hyppolite et Laurence:

- C’est là où je vous attendais (interrompit Charoselles), puisque je tiens que la plus nécessaire qualité à un poète pour se mettre en réputation, c’est de hanter la cour ; ou d’y avoir été nourri : car un poète bourgeois ou vivant bourgeoisement y est peu considéré. (RB, 165)

Une représentation des rapports entre les personnages ne pouvait manquer d’une réflexion sur le statut de l’écrivain dans la société bourgeoise. Pour Charoselles, le succès de l’écrivain est dû à sa fréquentation de la Cour. Il offre de la sorte une critique de la société bourgeoise. Furetière fait voir de cette façon, qu’il est désormais inutile de relater de hauts faits comme dans les épopées et l’héritage gréco-latin. Sa description de Charoselles, de Laurence et d’Hyppolite est l’un des moyens qui servent le réalisme qu’il vise :

Au lieu de vous tromper par ces vaines subtilités, je vous raconterai sincèrement et avec fidélité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ni héros ni héroïnes, qui ne dresseront point d’armée, qui ne renverseront point de royaume, mais qui seront de ces bonnes gens de médiocres conditions, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots ; et ceux-ci ont bien la mine de composer le plus grand nombre. (RB, 74-75)

Le narrateur omet les personnages pompeux considérés comme héros (il désigne ainsi les personnages de l’épopée) de sa narration: il choisit de représenter des êtres ordinaires fidèles à la réalité. La haute fréquence des adjectifs « bonnes, médiocres, beaux, laids, sages, sots » a pour fonction de caractériser ces personnages et d’en définir les traits essentiels.

Le narrateur présente ainsi une définition du héros qui lui est propre. La comparaison entre les personnages de Furetière et la figure du héros dans la littérature gréco-latine ou bien même dans la littérature classique est également utile pour aborder l’œuvre de Dassoucy. D’ailleurs sa critique des écrits de Chapelle et de Bachaumont n’est pas moins virulente124

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Voir ci-dessous.

que celle de Furetière, de Scarron ou de Sorel. Il laisse comprendre qu’il est le héros du verbe français. Il écrit :

Au lieu, dis-je, de donner carrière à leur plume sur un sujet qui leur aurait fourni des fictions bien plus plaisantes que celles que, pour ma destruction, ils ont empruntées de la calomnie, ces ravissants génies, qui, sans nécessité, comme font encore aujourd’hui beaucoup d’autres, ont enrichi leurs écrits de l’honneur d’autrui, plus cruels que les sauvages de Montpellier, voire que les Hurons et les anthropophages, firent cette belle pasquinade, qui après avoir déchiré ma réputation et servi d’écueil à ma fortune, conduit dans le fond de tant de cachots (…) (AMD, 253)

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Le rôle de la préposition « au lieu de » est à la fois de mettre en place l’image des ennemis de Dassoucy et d’annoncer les conséquences de leurs calomnies. Chaque trait sélectionné par le narrateur pour les décrire est significatif car il leur attribue une identité qui contient en germe le drame du héros. Dans cette expression, la comparaison est à plus d’un titre révélatrice. L’expression les « ravissants génies » n’est pas neutre puisqu’elle met le lecteur en attente de personnages qui se caractérisent par la méchanceté, alors que l’attitude de Dassoucy incarne la vengeance.

La représentation de ce personnage – qui donne le profil du héros – en même temps qu’elle permet de révéler une figure de l’antihéros, laisse saisir la suite des aventures et la forme qu’elles vont prendre. L’incarnation par le narrateur du jeu de prises de positions et d’images de l’autre est ainsi ce qui détermine le caractère du héros picaresque chez Dassoucy. La narration est dominée par les valeurs qu’il défend et surtout celles du statut de l’écrivain. Sa réflexion sur son écrit par rapport aux autres contemporains montre son originalité. Il propose de nombreuses déclarations où il représente son image de héros ou d’auteur, et il est intéressant de le comparer sur ce plan avec les personnages de Scarron, Furetière et Sorel.

2. L’image de soi

Nous avons étudié la représentation d’un héros bipolaire, d’un héros comique et dépaysé sur le plan géographique et sociologique. La comparaison entre ces différentes caractéristiques des héros de Dassoucy montrent un héros réfléchissant sur son oscillation entre les valeurs de l’héroïsme et de la lâcheté. D’une part, il fait l’éloge de son art. D’autre part, il se tourne impitoyablement en dérision. A plus d’un titre, les aventures de Dassoucy sont pitoyables, les souvenirs qu’il relate dans les premiers chapitres de ses aventures constituent l’objet d’une autocritique acerbe par un vieux narrateur de son propre enfant qui, adulte, erre encore. De plus, son addiction au jeu et au vin sont tantôt un signe de son instabilité, tantôt une forte allusion à son immaturité. Dominique Bertrand commente ce trait :

Le narrateur développe avec une évidente complaisance un autoportrait dévalorisant et se représente comme un fou emporté par la passion des cartes et incapable du moindre discernement. 125

125 Dominique Bertrand, « Le « sens de l’humour » dans Les Aventures de Dassoucy », Loxias,36., mis en

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Le narrateur n’hésite pas à mettre en relief ses défauts. Sa représentation comme un personnage vicieux effleure le ridicule, comme nous l’avons montré plus haut. Il s’agit d’une distanciation de soi. Après avoir discuté avec le marchand de cochons qu’il a rencontré au début de ses aventures, après avoir perdu sa bourse, préparée pour son long voyage, et dissipé tous ses vœux de gagner aux cartes, prétendant maîtriser cet art, le pauvre narrateur décrit son état d’âme tout en se détachant de son être :

Mais ainsi puisse réussir le dessein des ennemis de l’Etat. Qui jamais a vu une souris entre les pattes d’un puissant chat, qui, après s’en être bien diverti, en fait une curée à son ventre, a vu mon destin entre les pattes de ce galant homme. (AMD, 116)

Le narrateur est engagé dans cette action en tant que héros, en mutation, passant d’un état à l’autre en décrivant dans le détail tout ce qu’il vit. La comparaison, comique, de Dassoucy avec une souris annonce, cependant, l’humilité ressentie lors de son incarcération quand il est conduit par les geôliers devant les juges:

En cet état j’abordai mes juges avec une contenance accompagnée d’une certaine humilité qui ressemblait fort à celle d’un homme qui fait amende honorable. (AMD, 141)

Cette autodérision constitue l’essentiel des aventures burlesques du héros picaresque et joue un rôle déterminant dans l’évolution de la réflexion de Dassoucy sur son rapport à soi-même. Il adopte l’humour afin de se distancier de sa situation lamentable. Chaque terme dans cette affirmation est porteur de significations. Il y a une portée symbolique qui nous révèle un personnage faisant à la fois le deuil et la gloire de soi-même. Son entrée en prison est à prendre de la même que son accès aux cours royales qu’il a l’habitude de fréquenter.

Ce premier acte fini, je fus reconduit dans mon cachot avec la même cérémonie qu’auparavant, où après avoir longtemps médité un si étrange et si funeste accident, finalement mon cœur, ne pouvant plus résister aux coups de sa douleur, ne s’allégea par l’effusion d’un torrent de tant de larmes, que ces gens de fer en furent touchés, et je m’étonnai, n’ayant su trouver de la pitié sur la terre, comme je l’avais rencontrée dans les Enfers. (AMD, 247)

La description du forçat est fondée sur la focalisation interne. Le narrateur se contente d’évoquer ce que découvre le héros sur son chemin. Les verbes « méditer » et « étonner » riment avec les verbes « résister » à la forme négative et « toucher ». De plus, la description cède à une progression déterminée par le circuit du personnage. Au début, Dassoucy est silencieux, il refuse de parler devant les juges. Ensuite, il recourt à une représentation éloignée de soi ; puis, au fur et à mesure, ce héros fait évoluer l’action dans ses aventures burlesques, en se rapprochant de soi. Grâce à l’épouvantable épreuve de la prison à laquelle il est confronté, à la technique de focalisation, sa caractérisation s’avère plus claire : il tente de résoudre une crise intérieure. Cette

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idéalisation de soi, est de plus en plus marquante parce qu’elle sert implicitement à montrer une image d’un soi persécuté auquel la posture victimaire convient parfaitement. Ces différentes représentations de soi humilié, glorieux, victime, naissent des relations que le personnage entretient avec l’autre.

Toutes ses caractéristiques trouvent leurs échos chez Furetière, Sorel et Scarron dans leur perception de leur héros. Charosselles souffre dans ses relations sociales, et ceci est certainement dû à l’image qu’il se fait de soi. Tous les gestes et l’action de Francion nous montrent que ce personnage est caractérisé par une forte personnalité parce qu’il refuse de se soumettre aux codes sociaux et universitaires. Ragotin, quant à lui, laisse le lecteur juger de son être qui est en parfaite harmonie avec son paraître de petit avocat maladroit. Ces personnages s’accordent sur la question de la domination de l’autorité sociale, ecclésiastique et politique dans leur représentation de leur propre écriture et de leur propre image. Dassoucy s’en démarque car sa description le libère de ces autorités : il va jusqu’à élaborer une distanciation de soi. Nous étudierons ensuite son rapport aux autres.