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Chapitre 3 : Du héros à l’antihéros

II. Le regard du héros sur lui-même

3. L’image de l’autre

Dassoucy, qui veut offrir à la postérité une œuvre éternelle, se distingue également des auteurs précédents dans ses rapports avec l’altérité. Il dit:

Lis donc, et lisant, profite de mes disgrâces ; ris, sage Lecteur, et tout en riant de mes folies, fais-toi encore plus sage à mes dépens ; et si, dans ce début, tu trouves quelque chose digne de ton esprit, ne dédaigne point de m’accompagner jusqu’à la fin de mon voyage, dont la suite miraculeuse te fera un tableau de la vie humaine d’autant plus digne d’être conservé, que c’est dans ce tableau sans exemple que les enfants de tes enfants y apprendront en se divertissant, non seulement la conscience du monde, mais la science du Ciel, qui est la science des sciences. (AMD, 103-104)

S’adresser au lecteur est l’un des premiers signes du rapport à l’autre chez Dassoucy. D’ailleurs, toute son œuvre peut se résumer en ces termes, où il est à la fois l’auteur, le narrateur et le personnage. Il fait son autoportrait conformément à l’autre. Il restitue le regard qu’il a de ceux qui le persécutent. La présence du « je », de « mes folies, m’accompagner, mon voyage » sont des indices qui identifient l’auteur lui-même derrière ces propos. Sa présence donne un ton solennel au passage et définit les conditions de ses relations de héros avec les autres personnages. Nous traitons de l’image de la femme qui est, à nos yeux, indispensable à la compréhension de son statut de héros et annonce ses rapports avec les autorités.

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a. La mère

L’image de la femme peut être étudiée à travers les relations que Dassoucy entretient avec la mère. Ensuite nous nous proposons de jeter un peu de lumière sur ses relations avec la servante qui s’est occupée de lui après le départ de sa mère. Enfin, il est utile de voir sa perception de l’amour. Dassoucy offre au lecteur un souvenir d’enfance inoubliable dans le dixième chapitre des aventures burlesques, où est décrit le duel à l’épée entre ses parents :

Et quoique je fusse encore bien jeune, il me souvient qu’un jour mon père parlant des lois, et ma mère en voulant parler aussi, ils eurent un si furieux contraste sur un passage de Justinien, qu’ils mirent tous deux l’épée à la main, et se battirent en duel pour l’explication de la loi,

Frater a fratre. (AMD, 224)

Ce conflit amène Dassoucy à vivre une sorte de déchirement entre la protection et l’honneur offerts par son père, avocat du parlement de Paris et sa mère préférant une vie mondaine et une fréquentation d’artistes, souvent amateurs de musique. C’est avec le père que le petit garçon reste et sa relation avec sa mère s’explique par ce qui suit:

C’est pourquoi, comme ma mère n’était pas des plus mal faites, et que l’honneur qu’elle avait pour la musique et les vers attirait chez nous tout ce que Paris avait de gens de mérite et de vertu, comme je ne suis pas plus délicat que Télémaque, je ne saurais t’assurer que je sois le fils d’un avocat en parlement que j’appelais mon père, de Monsieur son clerc ou de quelque gentil auteur, car dans le mélange des matières, la confusion des choses de ce monde est si grande, que tel qui se croit le fils d’un marquis n’est que le fils de son cocher, comme aussi tel qui croit être le fils d’un cocher a quelquefois un marquis, voire un duc et pair pour père. (AMD, 221-222)

Le déni de la paternité est exprimé par la fréquence des propositions à la forme négative. Pour le narrateur, la situation est claire. Dans cette scène, il décrit la passion de sa mère pour la musique ainsi que son amour de l’art et des artistes. C’est ce qui explique son détachement de son père et le tiraillement de l’enfant.

b. La servante

Une première présentation de la relation de Dassoucy avec la femme se fait alors par le départ de sa mère, par la présence de la servante dans sa vie et par celle de son père. Malgré son appartenance à une classe sociale inférieure à celle de Dassoucy, elle manipule son père. Dassoucy dit : « Comme mon père était docteur en droit, et que cette servante qui était aimée de mon père disposait du code, elle avait toujours le droit de son côté. (AMD, 225) » Il n’est pas heureux en présence de cette femme : malgré son jeune âge, il préfère la fuite du foyer familial à cause de la servante. D’ailleurs, le statut

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de la maîtresse du père la situe dans un non-lieu interstitiel équivoque. Il veut peindre sa mauvaise relation avec elle en recourant à un métalangage spécifique aux criminels :

Car cette servante, ou plutôt cette maîtresse, qui avait des libertés avec mon père que je puis bien donner à penser, mais non pas à lire, ayant autant de haine pour moi que j’en avais pour elle, il n’y avait point d’heure du jour que nous ne fussions aux couteaux. Elle m’appelait petit diable, et je l’appelais carogne ; elle me jetait les pincettes à la tête, et moi la cuillère du pot. Et quoique dans ce combat inégal je fusse toujours l’aggravé, […] j’étais toujours le délinquant. (AMD, 224)

La maîtresse n’a aucun amour pour l’enfant. Elle le maltraite et, elle est à l’origine de son errance, voire de son parcours picaresque. C’est ici où s’annonce, en outre, l’apologie de Dassoucy.

c. L’amour

Après avoir douté de sa paternité et accusé – avec douceur – sa mère, étant donné qu’il a souffert à cause de la servante de son père, il retrouve le salut auprès de deux autres femmes, l’abbesse de Corbeil, qui l’accueille et le protège, et la princesse dans la cour italienne. La première le félicite en lui accordant la responsabilité de « ses souliers, de son pot de chambre et de son éponge, mais encore de son ampoule au fard, et la boîte où elle tenait le lierre précieux de son cautère. » (AMD, 225) Malgré l’ironie évidente de cette description des objets fétiches de la protectrice de Dassoucy, il semble préférer sa situation de serviteur à celle vécue chez son père.

La relation de Dassoucy avec la princesse d’Italie est aussi conditionnée par la pitié. Après avoir fait une scène des plus comiques devant elle, au lieu de donner un spectacle et de recevoir une récompense bien méritée, Dassoucy regrette le banquet offert par cette reine. Il intervient dans sa narration et explique son point de vue :

De sorte que dans cette aliénation d’esprit qui représentait parfaitement l’ivresse d’un homme qui a haussé le gobelet, il prit un si grand éclat de rire à Madame Royale que, sans trop me vanter, je puis dire que jamais personne ne fit rire cette grande Princesse, ni mieux, ni avec plus de raison, et je doute encore si la plus excellente Musique du monde eut pu produire en faveur de ses plaisirs un meilleur effet. Car enfin je ne crois pas qu’il y ait rien de plus plaisant au monde que de voir deux personnes faites comme nous, qui au lieu de faire Musique à Madame Royale, semblions n’être partis de France et n’avoir passé les Monts que pour venir rompre les oreilles à toute sa Cour, crever les yeux à ses Cavaliers, et casser à coups de manche de théorbe la tête des princesses de son cabinet. (AI, 346)

Dassoucy évoque ici un souvenir des plus durs de son passé et des plus marquants de ses impressions. Il se prépare à dédier à la reine une bonne musique et de là il en découvre la dimension comique et curieuse. Il parcourt la scène avec les regards d’un

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juge et cherche les détails les plus marquants du comportement d’autrui. Il cherche à comprendre la situation contradictoire à laquelle il fait face. La crainte d’une éventuelle réaction violente de la part de la reine cède la place à une fierté qui s’explique par la capacité du « comédien malgré lui » à déclencher le rire de son Altesse Royale. Il est pardonné grâce à son art. Même sans qu’il le veuille, sa musique agit et lui permet de réaliser ses fins.

Ainsi, ses rapports avec les femmes annoncent ses relations avec l’Autre en général et avec les autorités en particulier. Ce rapport avec les autorités est bien évidemment à prendre comme un emboitement dans le récit principal. D’ailleurs, dans tous les passages où Dassoucy évoque ses relations avec l’Autre, il résume le processus de défense de soi et de revendication d’innocence. Cette autre facette des rapports du héros avec l’altérité est ainsi mise en évidence.

Dans ce chapitre nous avons développé le portrait du héros, de ses différentes qualités psychologiques et sociologiques. Nous avons aussi évoqué, par comparaison, la conception du héros chez Scarron, Sorel et Furetière. Ces auteurs réussissent à peindre des personnages comiques, voire ridicules. Leurs défauts font d’eux à maintes reprises des antihéros. Mais ces traits sont beaucoup plus poignants chez Dassoucy. Ses réflexions sur sa narration, sa distance par rapport à ses écrits donnent lieu à des remarques critiques et ironiques. En amusant le lecteur, il cherche à l’instruire. En outre, sa caricature des héros et des héroïnes en souligne la médiocrité sur le plan psychologique et social.

En faisant rire le lecteur, Dassoucy se distingue par rapport à Scarron, à Sorel et à Furetière, surtout dans sa relation avec soi-même et avec l’Autre. Son discours, ses voyages, ses expériences et son errance, souvent obscènes, annoncent la destruction de toutes les valeurs prônées par les autres auteurs d’une part et par les autorités d’autre part. Le rapport de Dassoucy avec l’Autre consiste à dénoncer

celui qui manque d’esprit critique, qui adopte sans les discuter, ni les passer au crible de la raison, les idées reçues et les croyances léguées par la tradition et acceptées par la plupart des gens.126

126 Cécilia Rizza, « La notion d’« autre » chez quelques écrivains libertins », in L’Autre au XVIIe siècle

(Biblio 17-117), 1999, p. 205.

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Son écriture burlesque est aussi relative à la contestation politique. En effet, le libertinage ne consiste pas tant le dérèglement des sens que la contestation d’un système de valeurs. Le héros dassoucien présente une satire de l’altérité. Son écrit parodique est le chemin qu’il a choisi pour faire son salut. Sa posture sociale n’est en réalité qu’imposture mettant en cause les conventions et les modes. Quelles sont les valeurs qui survivent à cette « burlesquerie » picaresque ? C’est ce que nous étudierons dans la partie suivante.

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Conclusion partielle

Le parcours thématique de l’œuvre de Dassoucy nous fait connaître des aspects, des actes et des comportements du personnage du héros. Tout en étant célèbre dans la tradition littéraire espagnole, le personnage du picaro, est demeuré pour la critique, cantonné dans une littérature mineure. En effet, il se manifeste essentiellement dans le siècle du baroque127

Plus ingambe que Scarron, plus mauvais sujet que Saint-Amant, il a le faire littéraire de l’un et la goinfrerie de l’autre. Ami de Chapelle, de Cyrano, ensuite brouillé avec eux et fuyant devant l’ombre du redoutable duelliste ; choyé par Molière, puis renié par lui, il se raille de la mauvaise fortune qu’il cherche fréquemment, et cède sur tous les terrains avec une couardise qui en arrive à être plaisante. Mais où il ne lâche pas une pierre de sa forteresse, pas un pouce de son territoire, c’est dans la défense acharnée du genre dont il se dit fièrement l’Empereur, et où il a Boileau pour ennemi redoutable.

, caractérisant un courant esthétique qui trouve son essor en Europe à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Les réalisations du baroque s’organisent autour de l’instabilité dans la majorité des éléments du réel, des goûts pour les mouvements de l’eau, de l’air ; aussi dans les reflets et les foisonnements. Ces manifestations ont certes influencé Dassoucy qui se plaît à établir les fondements de son errance picaresque dans son parcours de voyageur, dans ses rapports à l’espace et dans le développement et la prolifération de ses sens en contact avec les éléments naturels.

Le Baroque trouve sa continuité dans le courant précieux qui commence à paraître dans les salons, où, les nobles, et en particulier les femmes, sont épris de culture, afin de critiquer l’indélicatesse de la cour de Henri IV. Les thèmes de prédilection des salons, comme la psychologie amoureuse, la passion spiritualisée, la précision de la langue et le style travaillé caractérisent cette écriture précieuse. Elle se fonde sur la liaison entre le concret et l’abstrait, le rejet de l’expression familière par le travail sur le lexique. Ce dernier procédé ne fait pas l’objet de l’écriture burlesque de Dassoucy qui privilégie l’entremêlement des registres de langue, le travestissement de l’Antiquité par la désacralisation des dieux et la « trivialisation » de ses héros. Pierre Brun décrit ainsi les aventures scripturales de Dassoucy:

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Parce que Dassoucy est loin de s’appliquer aux principes de l’idéal classique incarné par l’honnête homme, Boileau discrédite son œuvre burlesque, qu’il qualifie de mineure et

127 Baroque, du portugais « barroco », qui désigne une pierre précieuse irrégulièrement taillée, le baroque

se développe dans un contexte de mutation politique et religieuse imprégné par la Réforme et la promulgation de l’Edit de Nantes en 1598 qui permet la fin de la guerre de religion en accordant aux protestants ka simplification du culte et la liberté de conscience.

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de démodée. De plus, la logique cartésienne, l’ordre et la raison, le bon sens qui priment dans l’Art poétique sont presque absents de l’œuvre de Dassoucy, qui ne se veut pas seulement un héros mais aussi un antihéros par ses humeurs perturbées, son comportement grotesque, son ironie permanente, d’une part, et, d’autre part, par son dépaysement sociologique, son accoutrement et ses rapport sociaux singuliers. Le regard qu’il porte sur lui-même et sur son écriture nous permet aussi de le comparer à Sorel, à Scarron et à Furetière et à montrer qu’il entretient des relations particulières avec l’Autre. En effet, ses rapports à son père, à la maîtresse de son père et à sa mère sont à l’origine de son errance, de sa rébellion contre toutes les normes sociales, religieuses et politiques. Dominique Bertrand commente :

Mis au ban de la société pour d’obscures histoires de mœurs, le musicien et poète à succès apparaît, à son tour d’Italie, dans les années 1670, persona non grata, en dépit de quelques protections illustres, comme celle de Saint-Aignan et du roi auxquels il devra de ne pas finir ses jours dans la prison du Châtelet. 129

129 Charles Coypeau Dassoucy, Les Aventures et les prisons, op.cit., p. 15.

Cette opposition qui marque la biographie de Dassoucy s’exprime parfaitement dans son œuvre. C’est cette insatisfaction et ces hiatus qui l’ont décidé à entreprendre une mission contestataire. Bien entendu, l’objectif est d’abord de se défendre des accusations dont il fait l’objet et puis de se ménager une place dans la littérature du XVIIe siècle et dans la postérité. C’est ce statut de révolté qui nous invite à étudier le rapport de Dassoucy à la pensée libertine.

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DEUXIEME PARTIE