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DEUXIEME PARTIE Dassoucy le libre penseur

Chapitre 1 : Le libertinage des mœurs

3. Dassoucy pédophile ?

Le mot « page », représenté par le valet, vient du grec latinisé « paidion ». Dans un ancien emploi du terme, « page » désignait le jeune noble placé auprès d’un roi, d’un seigneur ou d’une grande dame pour apprendre le métier des armes et faire le service d’honneur. Grâce à cette définition, Dassoucy se présente au début de ses aventures comme un seigneur puisqu’il a des valets à son service, dont la présence est tributaire de l’évolution de l’action et de la progression de la narration. Au XVIIe siècle, le valet est doté d’une fonction bien déterminée dans la comédie: il joue le rôle de serviteur appartenant à une classe sociale inférieure, alors que, dans la tragédie, il joue aussi le rôle de confident.

Chez Dassoucy, cette image de page se dote d’une connotation qui transcende les notions classiques, comme nous nous proposons de l’expliquer. Il renie ainsi la tradition et saisit toutes les occasions pour montrer son libertinage de mœurs. Il déclare :

Quoique je ne sois ni Comte ni Marquis, je ne laissais pas d’avoir deux Pages à ma suite, vêtus de noir, triste et funeste couleur, bien dignes de mes tristes et funestes aventures. Ces Pages étaient de ceux qu’on appelle Pages de musique, autrement des chantres à chausses

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L’une des grandes préoccupations de Dassoucy au cours de son écriture des aventures burlesques est de se défendre des accusations de relations pédophiles avec ses pages. Il se déclare innocent en offrant au lecteur une succession d’actions subies par

. (AMD, 105 éd. Colombey,106 éd. Bertrand)

Ce passage contient des indices sur le statut social du personnage. Le héros entame son parcours non moins heuristique qu’initiatique par la représentation d’un statut qui ne lui convient pas : c’est un picaro. Il contredit ainsi la règle sociale en donnant au condamné qu’il est censé être une dimension différente : il s’agit de la supériorité de l’artiste, non seulement sociale mais aussi poétique, car seul son art, sa musique et son écriture lui permettent de s’attribuer cette supériorité. Ainsi, la relation qu’il entretient avec ses valets témoigne de sa contestation de toute norme.

En effet, il part à Rome accompagné par deux chanteurs. Il s’oppose de cette façon à la fonction liturgique des chantres parce qu’il a pour objectif d’élargir sa critique corrosive en commençant par ridiculiser les chorales de l’église. Sa répétition des adjectifs « triste et funeste », pour décrire ses aventures et ses pages, annonce de plus la fin, qu’il conçoit lui-même comme tragique.

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ces personnages – qu’on peut analyser selon le schéma actanciel de Greimas. Il se présente comme le personnage principal de son récit, il est le héros qui veut accomplir sa mission : alors il exploite à ses fins de créateur ses pages comme des adjuvants, l’aidant dans ses actions, et des opposants, luttant contre lui, cherchant à lui prendre son rôle de héros. Cependant, ce qui est aussi intéressant à montrer chez Dassoucy, c’est que les acteurs, Pierrotin et Valentin, échangent souvent leurs rôles d’actants.

Lorsqu’il perd son argent en jouant aux cartes, il les prend pour des adjuvants, contribuant au projet entamé par leur maître, en l’occurrence la poursuite de son interminable voyage. Il déclare, « Je lui eusse encore joué mes luths et mes Pages, et couché Valentin sur une carte et Pierrotin sur l’autre. » (AMD, 113). Une première lecture de cette affirmation montre l’infériorité de ces pages, simplement réduits à des valets de carte. Cependant, cette image n’est pas à comprendre comme une simple vengeance d’un perdant aux cartes mais plutôt comme une prise de position à l’égard du destin que le joueur semble vouloir déjouer par le truchement de ses pages.

Les rencontres, en général de filous, de voleurs et de tricheurs, faites durant le voyage de Dassoucy sont aussi indispensables à l’évolution parallèle et de l’action et de la libre pensée. Laurence Rauline affirme en parlant des rencontres dassouciennes :

Mais il ne tarde pas à constater que cette remise en question des valeurs les plus établies n’étaient que le fait d’un individu isolé pris dans le jeu dynamique de sa parole, et ses autres rencontres tentent plutôt de lui montrer le caractère figé et universel des modes de pensée. 10

Cependant Pierrotin ne semble pas vraiment prendre le parti de son maître parce qu’il le scandalise quand il n’hésite pas à répondre aux questions de Triboulet. Pour décrire Les personnages que Dassoucy croise lors de son voyage lui permettent de dévoiler les mœurs de la société classique. Pierrotin est l’un des piliers des aventures : il est parfois le porte-parole de son maître et il dissimule son libertinage. Lorsque Triboulet s’informe sur la religion de Dassoucy, Pierrotin, après avoir divulgué tous les secrets familiaux de son maître, évite de raconter la réalité de ses croyances au moyen d’un jeu de mots :

- Ce n’est pas ce que je vous dis, reprit le Cuistre, je vous demande si votre maître est un homme pieux, et craignant Dieu, enfin un homme de bien ? – Ha ! je vous entends, dit Pierrotin, vous me demandez s’il est accommodé des biens de la fortune ; non, je vous assure qu’il n’a pas en son pouvoir un pouce de terre. (AMD, 176)

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l’attitude de son valet, Dassoucy introduit le septième chapitre de ses aventures en disant :

Je m’embarquai donc sur la Saône, où, pendant que jouant au piquet je tuais le temps avec un fort honnête Gentilhomme, je ne m’apercevais pas que Pierrotin, […], faisait de sa part tout ce qu’il pouvait pour se divertir et se jouer de ma réputation, et qu’un certain cuistre engiponné travaillait avec une merveilleuse sollicitude à la conscience de Pierrotin, qui, pour me délivrer de la peine de me confesser, lui faisait ingénument ma confession générale. (AMD, 173)

Dans cette phrase, plusieurs éléments entrent en une très fine interaction. Dassoucy commence par une simple présentation du cadre spatio-temporel de son action, puis il compare ses actions à celles de Pierrotin. La comparaison qui apparaît grâce à son recours à une proposition subordonnée circonstancielle de temps introduite par « pendant que », met en parallèle l’étrange contradiction entre Pierrotin, racontant les aventures de Dassoucy sans hésitation aucune, et Dassoucy, se plaisant à passer son temps à jouer. Les expressions qui semblent faire l’éloge de Pierrotin ont un objectif double. D’une part, elles montrent au lecteur, un pédant vaniteux et ridicule, le faux dévot, représenté par le cuistre. D’autre part, elles servent à éclairer un autre aspect du personnage du valet qui s’oppose ici à son maître. Ainsi, la multiplication des propositions circonstancielles de temps, la longueur même de la phrase et la confusion entre le personnage du narrateur et son héros apportent un trait humoristique: combinés, ces éléments imposent un ton ironique et provoquent le sourire.

Le page et le cuistre (qui est désigné comme le valet des pédants dans le Dictionnaire universel de Furetière) s’accordent à accuser Dassoucy de maltraitance, malgré le sourire déclenché dans la dernière phrase.

Vous ne le pourriez jamais croire, […] il me traite à la Turque, il ne me donne pas une pauvre goutte de vin, je suis abreuvé comme un canard, et me donne plus de coups que de morceaux de pain ; c’est un vrai lutin, il ne fait qu’écrire, chanter et palinodiser tout le jour et toute la nuit. (AMD, 72-73 éd. Colombey)

Pierrotin adresse des reproches à son maître. En effet, le maître apparaît sous un aspect cruel. L’expression « traiter à la turque »11

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« traiter à la turque » peut signifier sodomiser

prouve que Dassoucy est très dur avec son page et il affame son Pierrotin. Celui-ci se positionne parmi les détracteurs de Dassoucy. Il joue ainsi son rôle d’opposant à l’évolution de l’aventure. D’ailleurs, il ne s’agit pas de la seule occasion où la violence s’affiche dans les aventures burlesques de Dassoucy, car nombreuses sont les scènes où le valet constitue une entrave à l’évolution

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de la narration. Aussi, on peut dire que, par son comportement, Pierrotin lutte indirectement contre l’objet de la quête de son maître.

Le portrait que Dassoucy fait du maître illustre un personnage qui se livre au hasard des rencontres de filous. En effet, l’un des meilleurs exemples est celui de la rencontre du tricheur allemand, qui paie le souper aux voyageurs après avoir volé le maître narrateur :

Mais je fus fort étonné : car au lieu que je m’attendais à rejouer avec mon cousin, je vis revenir Pierrotin avec la plus grande joie du monde, qui après m’avoir remis une lettre dans la main, me dit que le cousin Prieur était déjà parti, et qu’il avait payer le souper pour toute la compagnie. (AMD, 159 éd. Colombey)

Le recours aux adverbes d’intensité peut déterminer les intentions de la représentation de la joie exagérée de Pierrotin. Ridicule, il se tourne en dérision par sa relation naïve à l’Allemand et met en évidence sa filouterie de façon comique. La manière dont Dassoucy représente les actions de son page, dans chaque situation, manifeste son attitude face à la notion de responsabilité : il a constamment recours à l’esquive et au rejet de ses fautes sur quelqu’un d’autre.

Nous nous interrogeons ainsi sur la valeur accordée à l’environnement humain dans ces différentes situations et sur le rôle joué par les personnages rencontrés. En effet, les expériences vécues lors de son voyage contribuent à différentes orientations de la personnalité du narrateur et surtout à montrer ses réflexions sur ses relations avec ses pages: « Mais comme Dieu voulait que Pierrotin fût l’instrument fatal de toutes mes disgrâces, il ne permit pas qu’il pérît en cette rencontre ; il suscita un ange pour son salut… » (AMD, 99 éd. Colombey/ 204, éd. Bertrand). En partant de cette représentation de Pierrotin, il faut s’interroger sur la cause qui a amené Dassoucy à rapporter des actions si peu honorables. Cela sert-il à dissimuler d’autres beaucoup plus graves ? S’agit-il de l’un des procédés de l’écriture du libertinage ?

Analyser les épisodes où Dassoucy évoque les actions des pages fait apparaître leurs caractéristiques et leur impact sur ses aventures : sa réflexion est très importante. Les pages ne sont pas uniquement des entraves au parcours du voyageur par leur relation avec lui, mais aussi par leurs relations entre eux-mêmes et avec les autres. Il est difficile de savoir s’ils sont des complices ou des rivaux. Quand il est question de nourriture et de vin, ils s’acharnent à profiter des plaisirs qui leur sont offerts:

D’autre part je voyais dans ma famille Valentin aimant le rossoly, un valet mangeant comme quatre, et Pierrotin buvant comme six, sans avoir pour satisfaire à tout ce peuple dévorant, qu’une petite bourse de cuir de grenouille, où mes finances épuisées faisaient voir ce vide tant

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abhorré de la nature, sans avoir pour la remplir d’autre poudre de projection que le misérable fonds d’une vertu désolée. (AI, 350)

Par l’amplification, à la tonalité ironique, par l’opposition entre l’expression « peuple dévorant » et «petite bourse de cuir de grenouille », le narrateur désigne un conflit comique entre les valets et leur maître. Il montre l’ingratitude de ses valets. Pierrotin et Valentin ne sont pas reconnaissants à l’égard de Dassoucy ; de plus, ils ne le sont pas entre eux-mêmes. Lorsque Pierrotin risque de se noyer, l’un de ses amis valets récite un « De profundis » au lieu de lui sauver la vie. D’après ce qui précède, le comportement du page, agressif, ingrat, naïf, est mis en relief par ce narrateur. Pour insister sur la cruauté des valets, Dassoucy s’inspire d’un référent religieux, la Bible :

Ce n’est pas une chose extraordinaire de trouver des enfants aussi méchants et aussi cruels que les hommes. Caïn, envieux de son frère, tua Abel, et Joseph fut jeté dans un puits par la jalousie de ses frères. Cettui-ci, par le même motif conspira contre la vie de Pierrotin. (AMD, 202)

L’exagération, servant à comparer la cruauté des pages à celle du fratricide de Caïn et d’Abel, à la nonchalance des frères de Joseph, est toujours de mise afin de souligner la méchanceté de Pierrotin et de Valentin.

Ces derniers vont même jusqu’à menacer la vie de leur maître, comme l’illustre parfaitement l’épisode du complot organisé par Pierrotin afin d’assassiner Dassoucy. Le premier, après avoir projeté de jeter Valentin dans la rivière, organise le meurtre de son maître. En dévoilant le dessein de Pierrotin, le valet dit à ce dernier : « […] Pierrotin vous veut empoisonner, et c’est moi qui dois être le principal ministre de cette honorable exécution. » (AI, 325, éd. Colombey/ 429, éd. Bertrand) L’ironie souligne le crime que Pierrotin tente de commettre, car la victime se considère comme son père. Ce lien de paternité que Dassoucy prétend avoir avec ses pages trahit ses relations réelles avec eux. Comment Pierrotin est-il réellement perçu pour Dassoucy ? Que cache t-il derrière son statut de père ? Qu’est-ce qu’il éprouve pour cet enfant ingrat ?

En effet, dans son affranchissement moral et social, Dassoucy, se situe aux marges d’une époque où le respect des normes sociales est imposé très strictement. Il expose son opposition constante dans le parcours de ses aventures burlesques. La reprise constante et multiple de ses relations suspectes avec ses pages relève pour lui d’une nécessité impérieuse en quelque sorte de se dire, pour pouvoir être. Dans l’ensemble des complots que ses contemporains élaborent afin de mettre fin à sa vie, celui de Pierrotin le touche beaucoup. Dassoucy, l’empereur du burlesque, affirme avec beaucoup

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d’amertume : « M’étant aperçu que ce petit serpent que je nourrissais dans mon sein, au lieu de compatir à mes misères et me soulager dans ma pauvreté m’avait retenu une partie de cet argent… » (AI, ch18, 324, éd. Colombey/ 429, éd. Bertrand) L’image du père domine ces termes. Elle se manifeste à travers deux souvenirs différents, le premier est celui d’un père tendre, attaché à son fils, « je nourrissais dans mon sein » ; le second se relie au comportement de l’enfant, doté d’un statut important. L’opposition entre l’image idyllique du père et la méchanceté du fils correspond à un thème exploré dès le début des aventures burlesques de Dassoucy, à savoir la pédophilie. C’est la question d’une réalité marginale où l’enfant, ayant été dominé et détourné, ne supporte plus la violence du pédophile. Après avoir assumé la fonction du père et infligé à Pierrotin de sévères punitions quand il ne se soumet pas à son règlement, vient le temps où le père est châtié par le fils.

En revanche, nombreux sont les épisodes où le premier décrit son amour pour le second. Ainsi, le héros est assailli par de multiples sentiments. Chaque action commise par Pierrotin génère une sensation et la description a pour but de dévoiler l’intense émotion vécue par le héros. Dans le neuvième chapitre des aventures, après avoir décrit la relation de jalousie entre Pierrotin et son camarade, Dassoucy en explique l’une des raisons :

Dans cette imagination, autant de faveurs que je manquais à lui faire et que je faisais à Pierrotin lui semblaient autant d’actes de mon injustice, et tout le bien, que dans les compagnies, on disait de Pierrotin, était à son avis autant d’attentats à sa gloire. (AMD, 98, éd. Colombey/ 203, éd. Bertrand)

Il s’agit ici d’une seconde occasion où l’un des personnages souhaite la mort de l’autre. Les motifs de la jalousie et de la vengeance constituent les causes apparentes de cette disposition. La relation pédophile entre Pierrotin et Dassoucy, suggérée par l’expression, « autant de faveurs », est à prendre comme la cause principale de la haine entre ces deux pages. En exprimant la préférence qu’il donne à Pierrotin, il avoue un rapport intime avec lui. Il s’agit ici d’une forme déviante d’attention portée à l’enfant, entraînant sa soumission mais ne pouvant empêcher sa rébellion. En effet, cet amour que Dassoucy a pour les enfants correspond à l’absence d’intérêt pour les femmes, comme il l’avoue dans ces vers burlesques sur la continence:

Pour baiser jamais d’autre dame

Que quelque Dame de carreau (AMD, 35, éd. Colombey/ 135, éd. Bertrand)

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Ainsi, l’auteur n’essaie pas de paraître neutre, puisqu’il décrit d’une façon subjective les personnages et donne souvent son point de vue. Cela permet de sentir la pensée libertine de l’auteur des aventures burlesques. Il est conduit par des plaisirs opposés aux normes sociales et morales. Tous ses gestes présentent d’ailleurs l’influence de ses désirs sur son caractère et sur son écriture : il n’est pas seulement libertin pour lui-même mais il exploite les autres personnages. Dominique Bertrand avance :

Ce sont les mœurs homosexuelles du musicien, connu de longue date pour ses relations équivoques avec ses jeunes pages de musique, et emprisonné à plusieurs reprises pour sodomie, qui ont le plus gravement nui à sa réputation. 12