• Aucun résultat trouvé

Le dépaysement sociologique

Chapitre 3 : Du héros à l’antihéros

I. Le dépaysement multiple

2. Le dépaysement sociologique

. Cette fonction du voyage qui vient tantôt sauver Dassoucy d’une mort éventuelle et qui le rend capable de faire face au démon n’est pas moins présente chez Scarron, Furetière et Sorel. Cependant chez Dassoucy, l’acuité de son expression est plus grande dans la mesure où elle accentue la dimension du dépaysement.

En effet, chez Dassoucy et les autres auteurs évoqués ci-dessus, il s’avère que l’existence du dépaysement dû au changement d’espace est qualifié comme étant d’une importance majeure. Révéler les répercussions du voyage, et par conséquent la relation qu’ils entretiennent avec le substrat social est aussi indispensable. Comment Dassoucy, tout comme Scarron, Sorel et Furetière va-t-il doucement vers le dépaysement sociologique ?

Si Dassoucy reproduit bien le schéma d’un picaro, qui est celui d’un retrait sociale par une marginalité professionnelle et personnelle, il fait néanmoins de la société avec laquelle il est en contact au quotidien un moyen de ressourcement en rapport avec la situation astreignante qui lui est faite. Le héros se plaît à faire affleurer les signes de son dépaysement en exprimant son accoutrement, ses différents rapports aux autorités et sa solitude. On peut comparer la conception du dépaysement sociologique chez Dassoucy avec celle des autres auteurs. Ces derniers se proposent aussi comme de véritables spécimens ou modèles de la société du XVIIe siècle.

122

88

a. L’habit

L’art du portrait est inlassablement pratiqué par les auteurs de l’époque classique. Dassoucy se soumet à cette tradition et recourt aux techniques du portrait qui permettent de représenter le comportement du personnage. Dans ses Aventures, son accoutrement révèle l’un de ses traits de caractère les plus importants. Dès l’abord, Dassoucy est prêt à jouer son habit. Il est prédisposé à négliger son apparence au profit de son plaisir. Dans la première partie de ses Aventures burlesques, il exprime cette attitude après la rencontre du filou qui lui a volé son argent. Parce qu’il a tout perdu, il dit, non sans regret et amertume, « Que sert de t’ennuyer, cher Lecteur ? La pensée que j’avais de regagner mon argent fit que je lui jouai mon habit. » (AMD, ch. 1) Dans ce passage, Dassoucy fonde son rapport avec le jeu, qui est d’ailleurs l’une des caractéristiques du picaro, en représentant implicitement la valeur accordée aux apparences à son époque, c'est-à-dire à l’habit riche, fait pour les métiers nobles et pour la société bourgeoise. Cette conception de l’accoutrement, devenu signe du héros aventurier, est révélatrice du statut du héros picaresque.

Bien entendu, la différence entre le héros sorélien et la société qu’il décrit manifeste aussi cette tendance à s’opposer aux normes sociales. Le récit de Francion sous-tend une satire des différences entre les classes sociales. La scène du déguisement lors d’une noce villageoise illustre bien cette satire : le noble se mêle au divertissement des villageois regardés des fenêtres de châteaux. L’Histoire comique de Francion n’est pas seulement la

[…] représentation authentique d’une réalité historique, ni même de la position sociale de son auteur. Plutôt que d’évaluer le comportement du héros à l’aune de l’individualisme bourgeois ou des valeurs aristocratiques, on repère sans simplification abusive, ses contradictions, ses incohérences, et les tentatives narratives et discursives pour les réduire. »123

L’habit apparaît comme le relais nécessaire pour établir un équilibre entre le héros et la société. Cependant le héros picaresque ne se soumet pas à l’ordre établi, puisque l’habit qui conditionne la classe sociale à laquelle appartient le héros est constamment critiqué. Furetière « [Il] disait que le temps qu’on employait à s’habiller ainsi proprement était perdu, et que cependant on aurait fait cinq ou six rôles d’écritures. » (RB, 92) Mais l’habit ne suffit pas à définir le personnage selon la conception de Dassoucy, de Sorel et

(AlTER, 1979 ; Serroy, 1981)

89

de Furetière. L’auteur des Aventures burlesques nous offre une conception de l’habit qui nous permet de mieux saisir l’enjeu :

Tel qui sous un habit de bure paraît un homme vulgaire, n’est rien moins que la lie du peuple ; et tel qui dans son bel habit paraît un sage et fort honnête homme, n’est bien souvent qu’un sot empaqueté de soie, une happelourde bien enchâssée, un faux brillant, à qui, pour se faire distinguer du commun, de rien ne lui servent ces apparences trompeuses, si les belles qualités de l’âme n’en font la différence. (AMD, 218)

Le narrateur ne partage pas l’attitude du personnage et s’en écarte grâce à l’ironie. Son intervention se fonde sur l’opposition entre un champ lexical péjoratif décrivant les honnêtes gens et d’un autre mélioratif caractérisant la pauvreté. Il se réfère à cette image afin de tourner en dérision ces personnages, les faux honnêtes gens, ridiculisés. Dassoucy semble se référer à une démarche rigoureuse d’argumentation manifestée par la répétition de l’expression « tel qui », qui confirme la force de la comparaison. Cependant, nous constatons que le rôle du narrateur n’est pas seulement de raconter et d’argumenter. Il remplit aussi une fonction idéologique et intervient dans le récit par son recours au présent et aux adjectifs. Il exprime de la sorte sa prise de position à l’égard des personnages et des événements.

L’évocation du cliché des apparences trompeuses n’est pas gratuite dans la mesure où elle permet au narrateur d’annoncer la suite des événements. Quant à Francion, il est déstabilisé par l’apparence d’un jeune baron : après avoir confectionné son nouveau vêtement, il voit que le jeune baron ne fait que porter avec ostentation la marchandise de son père. Dassoucy voit que le vêtement neuf est propre aux riches : quand il quitte Paris, il a des vêtements qui montrent une bonne situation. En prison, il est presque nu, donc humilié et ayant perdu son prestige de musicien. De surcroît, il accorde de l’intérêt aux apparences et aux habits des gens qu’il rencontre pendant son voyage magique.

Dassoucy, plus audacieux dans sa représentation de la société, entre dans un ensemble de données qui s’entremêlent pour créer le dépaysement sociologique du héros. Outre la satire de l’intérêt accordé à l’habit chez cet auteur, se trouve le dénigrement des traditions bourgeoises, qui se présentent à profusion chez les héros dont nous analysons les pérégrinations.

b. Les rapports sociaux

Nous considérons les relations amoureuses comme étant l’un des exemples les plus importants servant à représenter les relations sociales des héros analysés dans ce chapitre. A dire vrai, le positionnement du héros Dassoucy dans ce mouvement de

90

critique s’inscrit dans une conception singulière de la galanterie singée. Ce concept est d’ailleurs très présent dans le Roman bourgeois de Furetière. D’une part, il explique la différence entre le narrateur et la société bourgeoise, d’autre part il souligne les relations de l’auteur avec les mœurs de son temps. En parlant d’amour, il en offre au lecteur une conception qui lui est bien particulière. Furetière déclare lorsqu’il décrit le comportement de ses personnages amoureux :

C’est aux seuls amants tendres et passionnés qu’il a réservé son secours, et à ces âmes nobles et épurées qui aiment seulement la beauté, l’esprit et la vertu, toutes trois originaires du ciel. Tous les autres qui ont des désirs brutaux et intéressés, il les abandonne à leurs remords et à leurs supplices ; il les désavoue et ne les veut plus reconnaître pour les sujets de son empire. (RB, 196)

Dans la première phrase de cette citation, où sont évoquées les qualités requises pour un amoureux, sont essentiellement utilisés des termes propres à une poésie lyrique : nous relevons la fréquence de vocables concernant le spirituel comme « tendres, passionnés, nobles, l’esprit, la vertu, le ciel » par opposition à un champ sémantique de la matière et des besoins naturels réduisant les personnages décrits à des bêtes. Un dialogue implicite s’instaure entre ces derniers pour mettre en évidence leur médiocrité sur le plan social. En effet, les deux idées parallèlement présentées soulignent une riche opposition entre différentes conceptions sociales des relations amoureuses qui deviennent conditionnées par la matière. Cette situation est davantage mise en exergue grâce à cette autre expression de Furetière :

Certainement la quêteuse était belle, et si elle eût été née hors la bourgeoisie, je veux dire si elle eût été élevée parmi le beau monde, elle pouvait donner beaucoup d’amour à un honnête homme. (RB, 79)

La relation amoureuse des bourgeois est fondée sur la domination de l’argent. Le personnage ne se libère pas des normes sociales, présentées sous une lumière dégradante par Furetière. Il les associe aux relations amoureuses des galants. C’est une parodie de l’amour et du discours de séduction conventionnelle dans Le grand Cyrus ou dans Clélie de Scudéry; la « carte du Tendre », les allusions faites aux passages où doivent passer les amants pour trouver le bonheur suffisent pour montrer l’aliénation des personnages qu’il décrit. Cette affirmation est justifiée par ces termes de Furetière :

Les livres arrivèrent bientôt après (c’étaient les cinq tomes de l’Astrée, que Pancrace lui envoyait). Elle courut à sa chambre, s’enferma au verrou, et se mit à lire jour et nuit et avec tant d’ardeur qu’elle en perdit le boire et le manger. (RB, 199)

91

Dassoucy va beaucoup plus loin par sa représentation des relations amoureuses de la société bourgeoise. Sa description des héros, en leur attribuant des obscénités, écarte tout voile de la galanterie et de séduction et réduit l’amour à l’amour physique, assimilant les amants à des antihéros. L’amour est pour lui une imposture puisque la littérature galante de Mlle de Scudéry n’est que discours. En revanche, le burlesque, qui décape tout ce vernis, va au cœur du vrai. Dans son Ovide en belle humeur, Dassoucy déclare :

Amour pire qu'un asne rouge, Te prepare une belle gouge, Où tu brûleras tes papiers Non seulement, mais tes souliers Uzeras courant apres elle, Sans que jamais la Damoiselle Te laisse seulement baiser

Les bords de son pot à pisser. (Ov. 97)

Cupidon est désarmé chez Dassoucy, voire désormais incapable d’agir, et ses flèches sont privées de leur pouvoir magique. La parodie d’Ovide représente d’autres relations sociales qui, pour Dassoucy, ne peuvent être réellement représentées que grâce à sa satire des divinités. Tous les éléments de son texte interviennent pour faire de Dassoucy un personnage oscillant entre des qualités psychologiques et sociales de l’héroïsme et de la marginalisation, ce qui sous-tend le dépaysement dont il souffre, un dépaysement évoluant jusqu’à l’instauration de réflexions sur son œuvre et sur son être. Les rapports du héros aux autres sont tantôt signes révélateurs d’estime de soi, tantôt éléments destructeurs, humiliant le héros picaresque et rendant complexes ses rapports à l’écriture, à la femme et à soi-même.