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d’un genre de vie aux modes de vie

A) A l’origine, un genre de vie halieutique pré-européen structuré puis évoluant selon des modèles européens puis évoluant selon des modèles européens

2. Une pêche coutumière essentiellement collective et bien organisée

La pêche coutumière relève de la « coutume » qui est définie par les juristes (Rouland, 1995) comme :

« Une règle de pratique constante et répétée pendant un délai variable, possédant un caractère contraignant reconnu par les membres du groupe auquel elle s’applique. Ceux-ci la légitiment davantage par son caractère empirique et ancien (que cette ancienneté soit réelle ou non) que par sa rationalité ».

En somme, la coutume est « l'ensemble des règles non écrites qui déterminent les modes

relationnels », c'est-à-dire « l'art de vivre ensemble », « une manière d’interagir avec autrui »

transmise de génération en génération, et qui repose sur deux principes constitutifs et fondamentaux : le respect et le consensus, facteurs de paix privée et publique (Gire, 2000). La coutume « incarne la source même du droit local » (Herrenschmidt, 2004).

Le terme de « coutume », est la traduction française du terme « penenod » du Nengone, langue vernaculaire de Maré. Littéralement, ce terme signifie : « la manière de faire au pays ». Le terme coutume est utilisé à différents niveaux : pour désigner l'ensemble de ce qui est considéré comme « tradition » Kanak. On dira alors : c'est la coutume. Il sert aussi à désigner une cérémonie particulière : mariage, deuil, fête des ignames, etc. On dira alors « c'est une coutume ». Quant à la formule « faire la coutume », elle qualifie un ou plusieurs gestes qui s'effectuent à certaines occasions, notamment dans les cérémonies familiales (Faugère, 2002).

Ainsi, la pêche coutumière devait répondre à des normes et règles qui régissaient la société Kanak. Celle-ci était organisée autour de chefferies, comportant plusieurs clans aux tâches spécifiques : les clans de la mer étaient spécialisés dans la pêche et les clans de la terre dans la culture. Lors de cérémonies coutumières, les clans offraient les produits de leur labeur au grand chef qui les répartissait au clan entier.

La pêche coutumière avait un but bien différent de la pêche individuelle. Elle était organisée par les clans pêcheurs qui ne capturaient à cette occasion que des espèces « nobles ». Elle était toujours collective à cause de la fabrication et de la mise en place des engins de pêche, ou en raison de la mobilité et de la taille des espèces recherchées.

Dans les années 1920, l’art de construire les filets était détenu par les « vieux ». On ne connaît pas l’origine de cette technique car les hommes disent qu’ils ont « appris de leur pères qui ont eux-mêmes appris de leurs pères ».

Les filets étaient constitués de ficelle ou de corde élaborées à partir d’écorce d’arbre ou de cosse de cocotier bien séchées au soleil et cassées ou coupées en brins. Deux ou trois de ces brins étaient vrillés en torons entre la main et la cuisse. On reconnaissait les maîtres de cet art à leurs jambes dépourvues de poils. La population les considérait comme des paresseux, pourtant beaucoup de lignes de pêche étaient aussi fines que les fils de soie, ou encore suffisamment résistantes pour tirer un requin (Hadfield, 1920).

De petites pierres ou coquillages accrochés sur la partie inférieure du filet servaient de lest. Pour le faire flotter, de petits paquets d’écorces de niaoulis20 étaient fixés sur toute la longueur supérieure. Choisis avec grand soin ces matériaux devaient être de taille et de poids uniformes.

Un premier type de filet rectangulaire que l’on plaçait dans les eaux peu profondes et mesurant environ 100 m de long et 1,2 m à 1,5 mètres de large servait à encercler les poissons et les ramener sur le rivage.

Pour la pêche à la tortue une immense senne à larges mailles d’un mètre et demi de hauteur et d’une longueur indéterminée était fabriquée selon des techniques ancestrales, à partir de matériaux végétaux cités précédemment. A bord d’une pirogue double, les Kanak déployaient le filet à marée haute et fermaient une baie. A l’aide de bâtons ils rabattaient les tortues vers le filet et les emprisonnait en refermant ce dernier sur elles. Cette pêche, souvent bonne, permettait de capturer des spécimens de grande taille (Boulay, 1993).

Un second type de filet décrit par E. Hadfield était monté sur un cadre léger en bois et utilisé manuellement. Il permettait de pêcher, à certains moments de l’année, une espèce de poisson blanc (très probablement le Chanos chanos) qui venait visiter les fonds sableux peu profonds près des rochers. Un groupe de pêcheurs encerclait les poissons puis de façon simultanée poussait des cris. Les poissons effrayés se rassemblaient en une masse compacte et essayaient instinctivement de s’échapper par une ouverture laissée libre par les pêcheurs. Un pêcheur expérimenté se plaçait à la sortie, plongeait et plaçait le filet en tête de la procession pour récolter l’ensemble.

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Le niaouli (Myrtacea, Melceuca quiquinerva) est un arbre non endémique à la Nouvelle-Calédonie, dont l’écorce servait également à fabriquer les cases.

Illustration 3 : Filets Kanak et pierre magique taillée en forme de coquillage. Musée du patrimoine de NC

Les pirogues servaient souvent de moyens de transport pour la pêche. Les tribus côtières faisaient venir des troncs immenses de l’intérieur des terres ou des montagnes. « Leur transport constituait une véritable expédition pour ces hommes qui ne pouvaient compter que sur la force de leur bras et la protection des ancêtres ». Une fois brûlé, on évidait le tronc au moyen de hachettes en pierres dures polies fabriquées par les pêcheurs. La forme obtenue était arrondie à l’extérieur, creuse à l’intérieur et pointue aux deux extrémités. Un balancier lui était joint ainsi qu’une voile triangulaire confectionnée à partir de feuilles de pandanus tissées que l’on cousait ensemble avec un os de roussette.

Les témoignages de E. Hadfield et les engins de pêche collectés par les explorateurs et missionnaires nous sont précieux. Mais un autre type de source a permis aux historiens de garder une trace écrite des pratiques quotidiennes des peuples autochtones : les bambous gravés. L’origine exacte de cet art est inconnue mais il correspond sûrement à une tradition ancienne (Boulay, 1993).

La copie d’un bambou provenant de Thio et gravé vers 1900, présente les techniques collectives de pêche au filet de tortues et d’un banc de poisson. Deux hommes portaient le filet à ses extrémités. L’un restait sur place pendant que l’autre encerclait le banc de poisson. Une fois le banc pris au piège, les pêcheurs harponnaient les poissons à la sagaie à dard multiple ou à la foène.

En général, les animaux sont maladroitement représentés exception faite des Dawas et des Barracudas que l’on peut reconnaître à leur protubérance nasale (Arnason) et à leurs dents acérées (Ohlen, 1987).

Illustration 4 : Dessin d’un bambou gravé à Thio 1900 -1903. Photo prise d’une reprographie affichée au Musée Territorial de la Nouvelle-Calédonie, avec l’aimable autorisation du © Musée d’ethnographie de Bâle, Suisse.

Une fois terminée, la pêche était offerte au chef qui en assurait le partage entre les différents clans placés sous son autorité. Un autre système d’échange (troc) entre les clans de la mer et les clans terriens leur garantissait un approvisionnement en nourriture végétale et animale.

Il est ainsi possible d’affirmer que les clans de la mer ont véritablement développé un genre de vie halieutique, de part les logiques d’exploitation de la ressource marine, les techniques de pêche qu’ils avaient élaborées, les rites qu’ils devaient honorer, les savoirs qu’ils avaient pu développer, l’appropriation d’espaces c'est-à-dire la constitution de territoires coutumiers de pêche et l’organisation sociale encadrant ces pratiques.

En conclusion, l’organisation de la société Kanak autour de clans dont les clans pêcheurs, comme présentée ci-dessus, peut en tout point justifier l’existence d’un genre de vie halieutique. Les témoignages attestant d’une organisation sociale structurée autour de l’activité de pêche sont divers : les techniques adoptées, les pratiques développées pour tirer parti des ressources marines, les territoires dont ils sont les uniques utilisateurs, les traditions qui entourent les pêches coutumières, ainsi que les échanges coutumiers qui leur permettaient de se procurer les éléments de base pour la construction de pirogues et d’échanger des denrées alimentaires.

Outre les pratiques, la structure et l’organisation de la société Kanak permettent de justifier que leur rapport à l’environnement et à la ressource relève d’un genre de vie. D’une part parce que la société clanique était codifiée et bien structurée. Chacun possédait sa place, son rôle sous l’emprise d’une hiérarchie sociale. Les modalités d’accès à la ressource marine et l’organisation des échanges claniques attestent d’une structure sociétale où les rapports entre les individus eux-mêmes ou avec la ressource peuvent être considérés comme « simples » si on les compare à la complexité des structures des sociétés modernes.

Mais ce genre de vie subit de profondes mutations. Dans les années 1920, l’épouse du missionnaire, E. Hadfield, regrettait la disparition progressive des techniques de fabrication des filets et lignes de pêche : « dans certains villages, plus aucun homme ne savait les confectionner ». Elle dénonçait la préférence des autochtones à utiliser les filets européens plutôt que les fabriquer eux-mêmes avec leurs techniques ancestrales et leurs matériaux locaux. Pourtant les filets européens ne duraient pas aussi longtemps que les leurs. Ils mettaient plus de temps à sécher, provoquant une décomposition rapide qui les rendait cassants.

3. Le bouleversement de la pêche traditionnelle à l’arrivée des