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d’un genre de vie aux modes de vie

2. Le garant indispensable d’un ciment social

A partir d’un ensemble d’observations, d’entretiens et de discussions menés auprès de pêcheurs, nous argumenterons le fait que la pêche récréative est un élément constitutif des différents modes de vie. Nous démontrerons sa complexité intrinsèque à travers l’analyse d’un vocable développé par la population locale représentatif d’une activité fortement pratiquée et inspirée du milieu naturel. Ensuite, nous verrons en quoi la richesse de la biodiversité et la complexité de la géomorphologie des récifs coralliens furent propices au développement de comportements, d’approches et représentations spécifiques aux pêcheurs.

La notion de mode de vie est communément utilisée dans une perspective liée aux habitudes, représentations, pratiques, classes sociales… d’un groupe humain. Dans notre cas d’étude, si la pêche vivrière eut pour but d’assurer la survie des populations pour laquelle la notion de genre de vie fut appropriée, il n’en est pas de même pour la pêche récréative. La pratique de celle-ci n’assure pas la survie de la population en tant que telle. La pêche récréative, et a fortiori plaisancière est en effet pratiquée par des personnes dont le niveau de vie leur permet d’exercer cette activité sans que leur régime alimentaire en dépende. S’ils ne constituent pas un besoin matériellement vital tel que pourrait l’être la pêche de subsistance, les loisirs font pourtant partie des besoins élémentaires garants d’une certaine cohésion sociale, ils contribuent au ciment de la société à son équilibre et son bien-être. Comme l’argumente Paul Claval, les moments de détente sont propices à l’épanouissement des formes de sociabilité. Ils sont la source majeure de plaisir, d’accomplissement individuel et de bien-être (tel que nous le traduisons de l’anglais« happiness ») (Lu et Hu, 2005). Les moments de détentes procurés par les loisirs sont par conséquent nécessaires à la mise en place d’un tissu social, relationnel nécessaire au bien-être d’une population (Eitzen, 2004). Ainsi, une société ne peut survivre à long terme sans liens sociaux, et a fortiori sans loisirs, ils sont donc nécessaires, voire vitaux à la cohésion sociale du groupe, même s’ils ne sont pas vitaux à sa survie matérielle.

Par conséquent, plus qu’une activité d’exploitation, la pêche de plaisance représente un moment privilégié de réunion, de partage, de complicité avec la famille ou les amis. Au niveau familial, les témoignages recueillis dans ce sens sont unanimes sur le renforcement des liens sociaux grâce à la pratique d’une activité commune, dont l’importance ne réside pas tant dans la nature de l’activité elle-même, que dans le support, le contexte et le cadre dans lequel se tissent et se renforcent les liens familiaux. Il s’agit d’un moment de détente en famille, de transmission de certaines valeurs aux enfants, un moment qui permet de participer à leur éducation et à leur éveil personnel, qui permet de leur ouvrir les yeux sur un autre monde. Très souvent pratiquée par la population masculine, la pêche représente aussi une occasion unique de se retrouver entre amis, de créer une ambiance joyeuse et amicale, en toute simplicité pour oublier l’espace d’un moment les

responsabilités de mari ou de père. Puis les souvenirs, les anecdotes, les bons moments comme les mauvais, constituent autant de ciments sociaux, d’éléments qui forgent des amitiés, que l’on souhaite réitérer car bénéfiques pour les relations sociales, surtout quand l’effet érosif de la mémoire ne lui fait conserver que les moments les plus heureux, intenses et forts, et tourne en anecdotes les moments les plus pénibles. En effet, c’est toute l’ambiance qui entoure la pratique de cette activité qui motive les pêcheurs. La pêche est ressentie par la population comme un besoin de s’évader de son quotidien, comme s’il s’agissait d’un alibi pour « changer d’air ».

Ce besoin d’évasion est très marquant dans les déclarations recueillies. Le champ lexical associé à cette idée est très fourni. Il s’illustre par « décompresser », « pour sortir de Nouméa », « pour se ressourcer », « pour oublier les tracas quotidiens » etc. Avec la pêche, on peut « s’aérer l’esprit », « ramener du poisson », « visiter le lagon »… Pour ces individus, la pêche représente un moyen d’accéder à un autre état d’esprit, d’apaiser les tensions accumulées pendant la semaine afin de satisfaire un autre besoin : le bien-être. La recherche du bien-être est primordiale pour l’équilibre individuel et relationnel de l’être humain.

Lors des enquêtes de terrain, il apparaissait que l’activité permettait également un certain brassage humain. Nous expliquons cette réalité par un ensemble de facteurs liés au contexte social et économique du pays. Les pêcheurs calédoniens pratiquent la pêche pour la plupart depuis qu’ils sont enfants. Ils ont hérité des techniques de leurs parents, et continué à développer des connaissances empiriques du lagon et de ses écosystèmes, sur le comportement des poissons, sur leurs habitats et sur la relation ressource/habitat. Ils ont également glané et mis en pratique des informations en discutant avec des amis, collègues, membres de la famille… Le fait qu’ils partagent la même passion pour la pêche encourage les associations de personnes de différentes communautés. Peu importe la communauté, les équipages multiculturels existent. Ces équipages sont également composés de pêcheurs aux techniques de pêche et pratiques de différents niveaux. Ainsi il n’est pas rare de voir des équipages composés de très bons connaisseurs et de personnes novices ou possédant peu d’expérience dans ce domaine mais désireuses d’être initiées. Le fait de partir pêcher avec des pêcheurs confirmés permet d’échanger les savoirs sur les techniques et pratiques, de connaître des lieux de pêche. Enfin, même si la Nouvelle-Calédonie possède l’un des plus importants nombre de bateau par habitant (un habitant sur 12 possède une embarcation en 2006, beaucoup de pêcheurs ne possèdent pas d’embarcation. Ainsi un équipage peut-il être composé de personnes de niveau social légèrement différent mais partageant la même passion. Il n’existe cependant pas de décalage fort de niveau social sinon les représentations des pêcheurs ne coïncideraient pas. En effet, le choix des personnes qui constituent l’équipage est déterminant dans le fait qu’une journée de pêche sera

réussie : le propriétaire le compose en fonction de l’aptitude de chacun : niveau de connaissance et de pratique, sociabilité et affinité, jovialité, sérieux…

La pêche plaisancière tient une place importante dans la vie des Calédoniens, elle représente plus qu’un loisir, elle est un signe identitaire de la Nouvelle-Calédonie, une nécessité sociale pour ses habitants et plus particulièrement pour les Calédoniens. Ces éléments laissent penser par conséquent que la pêche plaisancière représente un mode de vie.

Conclusion

L’étude historique de la pêche dans l’archipel néo-calédonien montre que les Kanak, ont depuis toujours exercé cette activité. La pratique traditionnelle de l’activité répondait à des codes sociaux bien déterminés et le fonctionnement du groupe et les règles qui structurent les rapports sociaux et spatiaux permettent d’affirmer qu’il exista un genre de vie halieutique Kanak. En effet, dans les sociétés où l’organisation sociale est simple, la division du travail limitée, où chaque individu participe de la même manière à l’exploitation du milieu, et où les hommes ont développé des manières originales de tirer parti de leur environnement, le genre de vie peut s’appliquer à leur étude.

Ces sociétés autochtones ont souvent subi des changements radicaux au contact d’autres sociétés. Souvent au contact des Européens, les genres de vie ont subi des transformations pour pouvoir s’insérer dans des circuits commerciaux. En Nouvelle-Calédonie et pour les communautés Kanak, le contact avec les Européens a modifié les objectifs et finalités de la pêche et a contribué à les diversifier. Il ne s’agissait plus de capturer pour se nourrir, mais de capturer les spécimens qui pouvaient être vendus. Souvent le contact avec l’économie de marché a été considéré comme destructeur, notamment dans l’équilibre que ces groupes avaient réussi à mettre en place avec l’environnement naturel. L’activité traditionnelle a profondément évolué, elle fut confrontée à des problématiques marchandes impliquant une transformation de leurs représentations (Leblic, 1988), une complexification des rapports d’abord entre les individus eux-mêmes puis avec l’extérieur, une diversification de leurs modes de production, l’intégration de ces sociétés à de nouveaux réseaux qui les lient avec le reste du monde.

Ces éléments ajoutés au fait que ces sociétés traditionnelles ne produisent plus elles-mêmes directement les denrées pour assurer leur subsistance matérielle, engendrent une limite de la notion de genre de vie. Celui-ci devient un outil insuffisant pour les décrire et les comprendre. Le mode de vie devient un outil plus adapté pour analyser ces sociétés modernes, ou entrées dans une économie complexe. Dans les faits, le mode de vie halieutique des clans de la mer réside plus dans les représentations de ces sociétés que dans des pratiques, réduites pour la plupart aux grands événements coutumiers. Le libre accès de l’entière population au lagon et à ses ressources en est la cause. Subissant les évolutions économiques et sociales de l’archipel, la société Kanak qu’elle soit issue de clans de la mer ou non, s’est peu à peu orientée vers une pêche de loisir. A ce

stade de complexification de la structure sociale des sociétés des clans de la mer, on peut conclure qu’il n’existe plus de genre de vie halieutique Kanak, mais d’un mode de vie.

La situation de la pêche pour les autres groupes humains est autre, car arrivés dans l’archipel beaucoup plus tardivement et dans des contextes économiques et sociaux différents. L’annexion de l’archipel par les Français fut à l’origine de l’arrivée de nombreux Européens en tant que colons pénaux puis libres. La colonie de peuplement engendra des besoins en main d’œuvre qui se solda par des vagues successives de migrations économiques. La découverte de différents minerais fit affluer de nombreux migrants sous contrats qui une fois leur devoir accompli ou bien après que les différents troubles mondiaux se soient apaisés, s’en revinrent pour partie dans leur pays d’origine, pour d’autres, s’installèrent sur le Caillou et firent souche.

Pour ces populations immigrantes, il est probable qu’elles se soient tournées vers l’élément marin à des fins vivrières ou de distraction.

La Seconde Guerre mondiale servit de catalyseur dans les domaines de la politique, de la liberté des droits de l’homme et économique. La colonie changea de statut juridique pour devenir un Territoire puis obtint un statut juridique sui generis, le code de l’indigénat fut aboli et les travailleurs sous contrats purent travailler librement. Le décollage économique des années 1960 a profondément transformé le paysage calédonien. L’enrichissement de la population fut général, et cette période vit affluer à Nouméa de nombreuses populations du reste du territoire. De nouveaux immigrants débarquèrent sur le Territoire en provenance des Territoires français du Pacifique, qui ajoutèrent à la diversité culturelle. L’effet induit de ces événements est l’accroissement des populations urbaines et périurbaines à l’origine de regroupements géographiques par communautés culturelles et groupes sociaux. Il est probable que les modes de vie et les représentations de ces populations les aient motivé à se regrouper géographiquement. A l’inverse, le fait d’habiter en milieu urbain, périurbain ou rural pourrait être un facteur d’intégration au mode de vie prédominant de ces milieux. Si l’on ne connaît pas à ce jour les habitudes de pêche de ces populations, il est probable que la diversité culturelle joue un rôle aussi bien que les modes de vie. En tout état de cause, le décollage économique dont bénéficia la population calédonienne favorisa l’émergence de la pêche de loisir.

L’étude de la place prépondérante de la pêche de loisir et plus particulièrement de la pêche plaisancière grâce au décollage économique et à l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble de la population permet de déterminer avec certitude qu’il existe un mode de vie de pêche récréative et plaisancière. L’analyse des comportements de pêche et des profils halieutiques permettront d’en définir les spécificités, le particularisme. Nous verrons dans quelle

mesure le structuralisme constructiviste et l’habitus jouent un rôle déterminant dans l’explication des comportements de pêche.

Chapitre II