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d’un genre de vie aux modes de vie

1. La pêche, une identité culturelle calédonienne

Pratiquée par toutes les communautés humaines de la Nouvelle-Calédonie, la pêche est l’une des activités préférée des habitants de l’archipel, à tel point qu’elle est devenue un véritable signe identitaire et culturel.

Avant tout, une clarification des notions utilisées dans le titre s’impose afin de donner une base de compréhension commune. Est entendue comme identité culturelle « la délimitation d’unités

d’appartenance (…) sociale (à des groupes religieux, ethniques, professionnels…) qui apparaît comme un préalable à une réflexion sur la production de l’identité ». Identifier des identités

culturelles est possible en adoptant « la démarche [qui] consiste à définir des unités

d'appartenance (…) sociales en sélectionnant un certain nombre de traits culturels — indicateurs, marqueurs, référents identitaires — qui renvoient à des appartenances objectives ou subjectives »

(Chevallier et Morel, 1985).

Selon la définition de l’UNESCO, la culture -dans son sens le plus large- est considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société, un groupe social ou un individu. Subordonnée à la nature, elle englobe, outre l'environnement, les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions, les croyances et les sciences. La notion de "culture" est au cœur d'un enjeu essentiel : celui de dire ce qu'est l'homme à travers ce qu'il fait.

La culture est, selon le sociologue québécois Guy Rocher, "un ensemble lié de manières de

penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d'une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte." (Rocher, 1968). Selon Geert Hofstede : « la culture est une programmation mentale collective propre à un groupe d’individu ».

L’anthropo-ethnologue Jean Guiart, résume la notion par : « la culture est tout ce qui sort de la vie

quotidienne » (tiré du livre « Mode de vie et culture Caldoche », Mermoud, 1999).

Les définitions de la culture et de l’identité sont aussi diverses que complexes. Ainsi en 1952, Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn ont écrit une liste de plus de 200 différentes définitions du mot culture dans leur livre : Culture : a critical review of concepts and definitions.

Le processus de création et de mise en place des identités est long et compliqué comme l’atteste Baldwin en 1972 (Baldwin, 1972):

“No one knows precisely how identities are forged, but it is safe to say that identities are not invented: an identity would seem to be arrived at by the way in which the person faces and uses his experience. It is a long drawn-out and somewhat bewildering and awkward process.”

(Personne ne sait précisément comment se forgent les identités, mais il est sûr de dire que les identités ne sont pas inventées : une identité semblerait être liée au moyen avec lequel une personne fait face et utilise son expérience. C’est un processus long et quelque peu déroutant et difficile).

Ainsi nous adopterons la démarche qui consiste à identifier certains traits culturels, des manières de penser et d’agir distinctifs qui renvoient à des appartenances fortes, propres à un groupe humain.

La pêche fut pendant longtemps pour la population l’un des rares loisirs marins qui avait l’avantage d’allier l’utile à l’agréable : des prises qui garnissaient et diversifiaient les repas. Avec un ménage sur trois possédant un bateau, la plaisance est une activité largement pratiquée en Nouvelle-Calédonie. Sur notre zone d’étude, 75% des propriétaires de bateaux s’adonnent à la pêche au moins quatre fois par an. Loin d’être un groupe homogène, les pêcheurs partagent cependant des caractéristiques communes dont les principales tiennent à la sociabilité, à la dextérité, au besoin d’affirmation par rapport au groupe, à la ressource, aux représentations que le pêcheur possède de l’activité elle-même.

Pour attester de la place incontournable de l’activité dans la société calédonienne, un vocabulaire particulier a été développé par la population autour de cette pratique. Le livre « Mille et un mots

calédoniens » en présente des termes dont les plus caractéristiques sont : « Coup de pêche », « damer la glacière »54.

Ils sont le reflet de pratiques diverses, et de comportements variés de la population locale et ils méritent d’être analysés objectivement. Nous retiendrons deux expressions les plus caractéristiques :

– Le coup de pêche :

Désigne une partie de pêche en mer, avec sous-entendue l’idée d’avoir trouvé non seulement le poisson recherché mais également en quantité suffisante pour justifier d’un « coup ».

Comme le dit J.C. Mermoud :

« C’est à la fois une source d’approvisionnement, une manière de faire, une distraction, une sortie et une évasion vers le lagon, l’arroyo*, le marais, le creek**. Il ne s’agit pas de pêcher, c’est un coup de pêche, c'est-à-dire une virée hors du train-train quotidien, qui a pour but de rapporter des « fruits de mer » à moindre frais, selon des techniques éprouvées ». (Mermoud, 1999)

* L’arroyo est un terme qui désigne un canal naturel ou artificiel reliant un ou plusieurs cours d'eau. ** Le creek vient de l’anglais désignant ruisseau.

– Damer la glacière :

Un terme qui est repris du vocabulaire de travaux publics, où lorsque une route est en construction il est nécessaire de damer, c'est-à-dire de compacter le sol, afin qu’il ne se déforme plus par le passage répété de véhicules aux poids variés. Damer la glacière sous-entend donc le fait de remplir la glacière le plus possible et à ras bords jusqu’à ce que tous les interstices disparaissent. L’idée de damer la glacière est révélatrice de certains comportements très largement répandus et caractéristiques des peuples ayant accès à une profusion de ressource ou ayant un besoin d’auto-satisfaction qui associe la profusion de capture à un sentiment de bien-être et de puissance.

Ces termes sont repris par l’auteur d’une bande dessinée calédonienne « La brousse55 en folie » de Bernard Berger. Celui-ci réalise, sur le ton de l’humour, des caricatures de la société calédonienne basée sur des stéréotypes culturels comportementaux dont les fondements sont toutefois tirés de la réalité. Toute personne désirant comprendre la société calédonienne pourra, en se plongeant dans les pages de ces livres, en avoir un aperçu. Nombreux sont les scénarii ayant pour toile de fond une partie de pêche où l’auteur dépeint de nombreuses facettes du

54

Voir annexe toutes les expressions concernant la pêche, la ressource et l’élément marin

55

© La brousse en folie, album 18, p 8 Avec l’aimable autorisation de l’auteur Bernard Berger

rapport des Calédoniens à la mer et à ses ressources. Souvent, la pêche n’est en réalité qu’un cadre contextuel dans lequel une histoire prend forme. Elle est le moment privilégié, loin de toute tracasserie, propice aux confidences et fait ressortir le rôle social d’une partie de pêche.

Illustration 5: La brousse en folie : illustration du rôle social d’un « coup de pêche »

Le dessin présenté ci-dessus est une illustration pertinente d’un comportement non pas calédonien, mais universel, très présent en Nouvelle-Calédonie, traduisant le côté prétentieux de certains. Le coup de pêche est souvent relaté comme un moment unique où les superlatifs sont utilisés à profusion. L’esprit de ce dessin est évocateur. Il traduit bien l’importance de l’ambiance qui entoure la partie de pêche, son rôle social. Sous couvert d’un tempérament exagérateur, il laisse poindre une véritable identité culturelle basée sur la pêche pour le peuple calédonien.

Dans ce cas de figure, la pêche, comme la chasse, est un moyen d’allier l’utile à l’agréable, c'est-à-dire de pratiquer une activité qui procure du plaisir tout en capturant des prises. Car bien que le plaisir soit une finalité, la pêche en est aussi une. La satisfaction de pouvoir capturer du poisson est importante pour que la partie de pêche corresponde aux représentations du pêcheur. L’excitation liée au fait de trouver la ressource recherchée et en quantité telle qu’il sera possible de partager le fruit du « butin » entre tous les membres de l’équipage, est la garantie que la sortie de pêche aura rempli son rôle. Même dans l’esprit du pêcheur le moins expérimenté, le moins gourmand et le plus respectueux de la ressource, le fait de ne prendre ne serait-ce qu’un seul poisson est une satisfaction personnelle. Le pêcheur bredouille aura toujours le goût amer de revenir avec sa glacière vide… D’ailleurs, au sens propre, le terme « coup » (de pêche) signifie un choc, une action brutale. D’après l’auteur B. Berger, ce terme aurait été associé à la pêche «