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Une obligation de précaution tempérée pour l’élu local

Dans le document La décision publique et la crise (Page 145-150)

Les modalités d’intervention du décideur public

Section 1 : La précaution, principe directeur de la décision publique

B) L’intégration de la précaution dans la conduite des politiques publiques

2) Une obligation de précaution tempérée pour l’élu local

L’introduction du principe de précaution en matière de risques sanitaires par la jurisprudence d’abord, en matière de risques environnementaux ensuite par la loi Barnier puis par la Charte de l’environnement n’a pas été sans soulever quelques légitimes inquiétudes, notamment chez les élus locaux368. Lors des travaux parlementaires entourant l’élaboration de la Charte de l’environnement, les élus locaux par l’intermédiaire de l’Association des Maires de France demandèrent et obtinrent qu’au texte initial du Gouvernement, formulé de la manière suivante, « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des

connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin d’éviter la réalisation du dommage ainsi qu’à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques encourus. » soit ajouté

368 Sur la possibilité pour un maire de prendre une décision au titre de son pouvoir de police générale et sur le fondement du principe de précaution, voir : Anne-Sophie Denolle, « Le maire, le principe de précaution et le juge », Droit de l’environnement, 2014, n° 227, pp. 350-356.

145 par voie d’amendement après « autorités publiques » les termes « selon leurs attributions »369. Comme le relevait alors Jacques Pelissard, le président de l’Association des Maires de France, « cette mention est essentielle car elle permet de bien sérier celles de l’État et celles dont

nous sommes investis. Pourquoi ? Parce que les plus de 36 000 maires ne sont pas à même de diligenter une expertise scientifique ou technique, n’ont pas une vision suffisamment précise sur le risque et son indice, sur la relation de causalité avec tel effet négatif de telle technologie. Nous voulions donc absolument que l’État assume ses responsabilités : englober les maires parmi les autorités publiques aurait été une source de difficultés extrêmement lourdes »370.Se pose en effet la délicate question de l’articulation des obligations (et donc des responsabilités) entre les pouvoirs de police spéciale de certaines autorités publiques et le pouvoir de police générale du maire371.

Le Conseil d’Etat se prononçait sur cette question par trois arrêts de principe en date du 26 octobre 2011, relatives au riche contentieux de l’implantation d’antennes relais de téléphonie mobile372. Dans chacune de ces trois affaires, les maires de trois communes s’étaient concédés le droit de limiter de façon drastique l’implantation d’antennes relais de téléphonie mobile, sur le ressort de leurs communes, en vertu de leurs pouvoirs de police générale et au nom du principe de précaution373. Le Conseil d’Etat tenait alors un

369 Alain Gest et Philippe Tourtelier, rapport d’information n° 3970 préc., p. 64 et Jean-Claude Etienne, Le

principe de précaution : bilan de son application quatre ans après sa constitutionnalisation, rapport n° 25,

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, Sénat, 8 octobre 2009, p. 27. 370 Ibid.

371 Art. L. 2212-1 et suiv. du CGCT.

372 Voir à ce sujet : Benoit Delaunay, « Quel juge pour les antennes relais ? (à propos de six décisions du Tribunal des conflits du 14 mai 2012) », RDP, 2013, pp. 287-306.

373 CE, 26 octobre 2011, Cne de Saint-Denis, req. n° 326492 ; Cne des Pennes-Mirabeau, req. n° 329904 et S Française de Radiotéléphone, req. n° 341767 et 341768. Sur ces décisions, v. Jacques-Henri Stahl et Xavier

Domino, « Antennes de téléphonie mobile : quand une police spéciale d'Etat évince la police municipale »,

AJDA, 2011, pp. 2219-2226. Les auteurs y relevait notamment que « Le paradoxe est que la question du concours des pouvoirs de police générale et spéciale est souvent présentée à partir de l'exemple du cinéma et de la jurisprudence Les films Lutetia, alors que cette ligne jurisprudentielle, au demeurant sans grande postérité, n'est pas celle qui apparaît la plus représentative. Plutôt que la concurrence des pouvoirs de police qui pourrait paraître résulter de cette dernière jurisprudence, l'idée jurisprudentielle première et dominante est plutôt, comme le soulignait Xavier de Lesquen dans ses conclusions, que ''l'existence d'une police spéciale exclut l'intervention du maire pour prendre des mesures de police générale ayant un but identique à celui de la police spéciale''. Cette idée n'est pas un principe absolu, mais un point de départ, une référence, à partir de laquelle s'élaborent les gradations jurisprudentielles en fonction de l'objet de chaque police et de leurs caractéristiques, dans un nuancier centré sur l'exclusivité de la police spéciale ou l'exclusivité tempérée, et qui peut aller, dans des hypothèses où est en cause la moralité publique et les réactions de la population à l'immoralité, jusqu'à l'intervention presque concurrente. Les choix jurisprudentiels dépendent de l'économie des textes et de la finalité comme de la portée des pouvoirs confiés, dans chaque hypothèse, aux autorités de police spéciale. Ils sont guidés par plusieurs critères, tenant à la plus ou moins grande emprise de la police spéciale sur l'activité en cause (i.e. sa précision et sa densité), de son horizon (national ou local) et de ses caractéristiques de mise en œuvre (appréciations d'ordre technique, nécessité d'une expertise particulière). Plus, au regard de ces critères, la police spéciale s'écarte de la police générale, plus elle apparaît spécialisée et étroitement adaptée à l'activité en cause, moins l'intervention de l'autorité de police générale pour réglementer la même activité apparaît

146 raisonnement en trois temps. Dans un premier temps, il constatait que le législateur avait organisé via le code des Postes et communications électroniques un régime complet de police spéciale des communications électroniques, dont la mise en œuvre incombe à l’Etat. Dans un deuxième temps, il observait et confirmait que le maire était bien détenteur d’un pouvoir de police générale mais qu’il ne saurait recourir à celui-ci pour limiter l’implantation des antennes relais de téléphonie mobiles sans porter atteinte aux prérogatives de l’Etat et à son pouvoir de police spéciale des communications électroniques. Dans un troisième temps enfin, le Conseil d’Etat précisait que si l’article 5 de la Charte de l’Environnement relatif au principe de précaution était bien applicable à toutes les autorités publiques dans la limite de leurs attributions, dont nécessairement les maires, il ne devait avoir ni pour effet ni pour objet de permettre aux autorités en question d’outrepasser le champ de compétences qui leur a été fixé. A des fins de précision, le raisonnement du Conseil d’Etat mérite d’être cité dans son intégralité : « considérant qu’il résulte de ces dispositions que le législateur a organisé une

police spéciale des communications électroniques confiée à l’Etat ; qu’afin d’assurer, sur l’ensemble du territoire national et conformément au droit de l’Union européenne, d’une part, un niveau élevé et uniforme de protection de la santé publique contre les effets des ondes électromagnétiques émises par les réseaux de communications électroniques, qui sont identiques sur tout le territoire, d’autre part, un fonctionnement optimal de ces réseaux notamment par une couverture complète de ce territoire, le législateur a confié aux seules autorités qu’il a désignées, c’est-à-dire au ministre chargé des communications électroniques, à l’ARCEP et à l’ANFR, le soin de déterminer, de manière complète, les modalités d’implantation des stations radioélectriques sur l’ensemble du territoire ainsi que les mesures de protection du public contre les effets des ondes qu’elles émettent ; que les pouvoirs de police spéciale ainsi attribués aux autorités nationales, qui reposent sur un niveau d’expertise et peuvent être assortis de garanties indisponibles au plan local, sont conférés à chacune de ces autorités, notamment pour veiller, dans le cadre de leurs compétences respectives, à la limitation de l’exposition du public aux champs électromagnétiques et à la protection de la santé publique ; que, dans ces conditions, si le législateur a prévu par ailleurs que le maire serait informé à sa demande de l’état des installations radioélectriques exploitées sur le territoire de la commune et si les articles L. 2212

1 et L. 2212

2 du code général des collectivités territoriales habilitent le maire à

pertinente et légitime : une compétence concurrente peut, en effet, laisser craindre des interventions publiques désordonnées, susceptibles de soumettre l'activité considérée à des perturbations excessives et injustifiées ».

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prendre les mesures de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, celui-ci ne saurait, sans porter atteinte aux pouvoirs de police spéciale conférés aux autorités de l’Etat, adopter sur le territoire de la commune une réglementation portant sur l’implantation des antennes relais de téléphonie mobile et destinée à protéger le public contre les effets des ondes émises par ces antennes ;

Considérant, en second lieu, qu’aux termes de l’article 5 de la Charte de l’environnement, à laquelle le Préambule de la Constitution fait référence en vertu de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 : ''Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage'' ; qu’il résulte de ces dispositions que le principe de précaution, s’il est applicable à toute autorité publique dans ses domaines d’attributions, ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de permettre à une autorité publique d’excéder son champ de compétences et d’intervenir en dehors de ses domaines d’attributions ; que, par conséquent, la circonstance que les valeurs limites d’exposition du public aux champs électromagnétiques fixées au niveau national ne prendraient pas suffisamment en compte les exigences posées par le principe de précaution n’habilite pas davantage les maires à adopter une réglementation locale portant sur l’implantation des antennes relais de téléphonie mobile et destinée à protéger le public contre les effets des ondes émises par ces antennes ».

Relevons enfin, que s’il n’en est pas fait mention dans le corps de ces trois arrêts, le Conseil d’Etat a cru bon de préciser dans un communiqué de presse « que les décisions

rendues par le Conseil d’État ne concernent que la question de l’autorité compétente pour édicter une réglementation générale des implantations d’antennes relais, sans préjuger ni de la légalité des règlements nationaux applicables ni de l’éventualité de décisions individuelles de police municipale que les maires pourraient prendre, notamment en cas d’urgence, concernant une antenne relais déterminée, au regard de circonstances locales exceptionnelles »374.

Ainsi, bien que désormais entièrement intégré, jusqu’au plus haut sommet de l’édifice juridique national, le principe de précaution peine encore à passer sans heurt au stade de

374 Communiqué du Conseil d’Etat du 26 octobre 2011, « Antennes relais de téléphonie mobile ». V. Anne-Sophie Denolle, « Le maire, le principe de précaution et le juge », Droit de l’environnement, 2014, n° 227, pp. 350-356.

148 l’application concrète375. Mais c’est là un état de fait qui n’est certainement pas à reprocher aux acteurs chargés de sa mise en œuvre. Comme le relevait le Professeur Yves Jegouzo, « une

fois écrit, le texte échappe au législateur et tombe entre les mains du juge. Il y a d’autres précédents (Convention européenne des droits de l’Homme, Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789), de textes illustres dont le juge a fait une utilisation toute autre que celle qu’en imaginaient les auteurs. D’où l’obsession des rédacteurs, dont je peux témoigner, d’essayer de colmater à l’avance toutes les brèches, d’encadrer le juge autant que possible ; il faut bien reconnaître que la mission était impossible parce que dans la conception même de ce principe de précaution, on met en œuvre trop de notions qui, par nature, ont un caractère aléatoire : l’incertitude scientifique du risque, l’incertitude sur les connaissances scientifiques du moment (à quel moment se situe-t-on ?), l’incertitude sur l’irréversibilité des dommages. Dans la rédaction même, nous étions obligés d’ouvrir la porte à des interprétations jurisprudentielles très nombreuses »376.

Désormais paramètre incontournable de la décision publique, le principe de précaution trouvera son terrain privilégié d’application dans le domaine du droit des sols377.

Section 2 : Le droit des sols, champ privilégié d’application du principe de précaution

L’introduction récente dans le droit des sols du principe de précaution (§1) ouvre de grandes perspectives d’évolution pour ce dernier (§2).

§1) L’introduction du principe de précaution dans le droit des sols

Si en 2005, le Conseil d’Etat refusait originellement que le principe de précaution soit invoqué pour des litiges touchant au droit de l’urbanisme, au nom du principe d’indépendance des législations, il revenait toutefois sur cette jurisprudence en 2010, à la suite de la constitutionnalisation du principe de précaution dans la Charte de l’environnement (A). Il a été par la suite amené, par d’autres arrêts, à préciser les limites de cette décision (B).

375 Voir notamment à ce sujet : Muriel Trémeur, « Le rôle du maire face au principe de précaution », Droit de

l’environnement, 2014, n° 220, pp. 68-71 ; note sous CE, 21 octobre 2013, StéOrange France, req. n° 360481.

376 Jean-Claude Etienne, Le principe de précaution… op. cit.,p. 18.

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