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La singularité de la notion de crise

Dans le document La décision publique et la crise (Page 40-44)

B) La décision et la crise

1) La singularité de la notion de crise

Le terme de catastrophe vient du grec katastrophê qui signifie tout à la fois retournement et achèvement34. Mais ce n’était originellement que d’un retournement de situation dont il était question, positif ou négatif. Dans la tragédie antique, le terme désignait le dernier acte, lequel correspond au dénouement. Ce n’est que bien plus tard que par extension, il s’est gagné la signification d’événement brutal bouleversant l’ordre des choses, souvent par la mort ou la destruction35. C’est à la tragédie antique que se réfère le Professeur Steinlé-Feuerbach lorsqu’elle relève, pour préciser les contours de la notion de catastrophe et

34 V. Isabel Capeloa Gil, Christoph Wulf, Hazardous Future : Disaster, Representation and the Assessment of

Risk, De Gruyter, 2015, p. 181.

40 mettre en lumière les spécificités d’un droit des catastrophes alors balbutiant : « inspirées

d'Aristote, les trois règles des unités d'action, de temps et de lieu sont formulées à la Renaissance ; elles seront pour Racine les conditions nécessaires à la tragédie ; les Romantiques, en revanche, préféreront ne retenir que l'unité d'action. Le théâtre n'a pas le monopole de la tragédie : radios, télévisions et journaux sont le reflet permanent des tragédies contemporaines, tragédies individuelles (un enfant est enlevé, un danseur décède) ou collectives (la guerre fait des ravages dans plusieurs parties du globe, une ville est anéantie par un séisme, un avion s'écrase, un médicament se révèle nocif). Alors que certaines tragédies sont dues à la folie meurtrière des hommes ou au déchaînement de la nature, d'autres sont le résultat, le plus souvent involontaire, d'une défaillance humaine ou technologique. Ces tragédies, rançon du progrès, sont désignées sous le terme de catastrophe dès lors que leurs conséquences atteignent le seuil du collectif. Le nombre des victimes, la pluralité des causes et des responsables marquent en effet la catastrophe au sceau du collectif. Le juriste est alors conduit à s'interroger sur l'efficacité des procédures et des mécanismes juridiques traditionnels dès lors qu'il s'agit d'appréhender l'intégralité des enjeux sociaux de catastrophes »36.

Il pourrait être objecté que cette définition n’embrasse pas les catastrophes nées d’événements sériels, comme certaines catastrophes sanitaires pourtant restées dans la mémoire collective comme des catastrophes et non simple addition de drames individuels. Mais ce sera cette fois le théâtre de l’esprit et éventuellement l’instantanéité de leur révélation sur la scène médiatique qui confèreront à ces événements une unicité qu’ils ne possédaient pas initialement. Et en matière de construction sociale des risques et des évolutions qu’elles provoquent, seuls les effets des catastrophes sur la mémoire collective sont à prendre en compte et par conséquent la nature unique ou sérielle de la catastrophe importe peu. C’est pourquoi le Professeur Lienhard entendait par catastrophe « de façon générique, d’une part,

les événements uniques engendrant instantanément de nombreuses victimes et, d’autre part, les risques de masse diffus débouchant sur des accidents sériels, justement dénommés ’’catastrophes en miettes’’ » 37.

Mais quelle que soit la définition retenue, une catastrophe n’est pas forcément une crise et une crise ne naît pas forcément d’une catastrophe. Différencier les deux implique de

36 Marie-France Steinlé-Feuerbach, « Le droit des catastrophes et la règle des trois unités de temps, de lieu et d'action », LPA, 28 juil. 1995, n° 90, pp. 9-10.

37 Claude Lienhard, « Pour un droit des catastrophes », Dalloz, 1995, chron., p. 91 et rappelant la formule du professeur Yvonne Lambert-Faivre, Le droit du dommage corporel, Systèmes d’indemnisation, Dalloz, 1993, coll. Droit usuel, n° 642.

41 distinguer entre l’intensité de l’événement non souhaité et la capacité de la collectivité humaine à s’y confronter. Ainsi un événement dommageable peut bien être d’une intensité exceptionnelle, la collectivité humaine concernée pourra le surmonter si elle s’y est adéquatement préparée. A l’inverse, la survenance d’un événement redouté d’une importance relativement mineure peut paralyser la collectivité en question, parce que l’architecture logique de prise de décision qu’elle s’est donnée pour y répondre est inadaptée et qu’elle a peut-être même contribué à aviver le phénomène. Comme cela a été relevé, il existe un jeu d’actions et de rétroactions naturelles entre la forme d’organisation intérieure d’un groupe et les situations qu’il doit affronter. De surcroît, l’importance de l’impact des effets dommageables d’un événement redouté est pour partie découplée de l’importance de l’impact que ces effets dommageables auront sur la forme d’organisation intérieure du groupe concerné. C’est sur ce dernier point que la notion de crise se distingue de celle de catastrophe.

La catastrophe renvoie immédiatement à l’intensité de l’événement qui en a été à l’origine. La notion de crise en revanche renvoie à la capacité ou plutôt à l’incapacité à en affronter les conséquences. De ce fait, la notion de crise est inséparable de celle de décision, qui a justement pour but d’y répondre. La décision en effet, ainsi que nous devons le rappeler, a précisément pour objet de permettre à un groupe donné, placé dans une situation contraire à ses intérêts, de passer d’une forme d’organisation intérieure à une autre plus à même de la surmonter. La forme d’organisation intérieure du groupe à un moment donné de son existence peut être définie comme un état de ce groupe. La finalité de la décision est donc d’organiser la transition d’un état vers un autre état. La crise, quant à elle, est également un état, mais qui cette fois naît de l’incapacité du groupe à trouver en lui les ressorts permettant de passer d’une forme d’organisation intérieure à une autre plus efficiente. Tant qu’il se trouvera placé dans cette situation, le groupe en question s’obligera à voir ses centres d’intérêts se dégrader ou être anéantis par la marche des événements. La crise n’est donc pas seulement un état : parce qu’elle correspond à une phase de dégradation permanente d’une situation, elle est aussi un processus. Mais il s’agit ici d’un processus qui affecte négativement tant les centres d’intérêts du groupe que sa structure. L’unité d’un groupe tient en effet à la forme et la nature des relations qui unissent entre-eux chacun de ses membres et qui définissent la place et le rôle qu’ils y occupent. Ces relations sont fondées sur l’intérêt que tous y trouvent aussi lorsque les centres d’intérêts du groupe sont touchés, ils ne sont pas les seuls affectés. C’est toute la pertinence de l’architecture logique de décision, dont la forme d’organisation intérieure d’un groupe est le support, qui se voit remise en question par la démonstration de ses insuffisances. Une fois en situation de crise et tant qu’elle perdurera, l’intérêt à maintenir l’organisation

42 intérieure du groupe sous sa forme existante venant à manquer, les liaisons entre les différents éléments du groupe seront fatalement frappées d’une forme de désagrégation. Mais ce sont les liaisons entres les différents éléments du groupe qui seront affectées, avant les éléments eux-mêmes. En effet à la base d’un groupe, quel qu’il soit, il y a toujours une collectivité humaine. Mais le groupe ne se confond jamais avec l’ensemble des individus de la collectivité en question. Aussi certains de ces individus peuvent bien être anéantis par les événements sans que l’existence du groupe en soit affectée, de même que le groupe peut disparaitre sans que meurent avec lui les individus qui le composaient. A moins d’imaginer un cataclysme d’une dimension véritablement apocalyptique, il subsistera toujours un noyau plus ou moins étendu d’individus pour constituer un nouveau groupe.

Par conséquent, l’ouverture d’une phase de crise correspond également à celle d’une période de combinaisons et recombinaisons entre les différents éléments du groupe et qui déterminent ce qui constitue l’arborescence des relations du groupe en tant que système. C’est ce système lui-même qui définira l’architecture logique de production de la décision, laquelle permettra peut-être au groupe de surmonter la crise. C’est de la capacité du groupe à infléchir consciemment sur les recombinaisons des éléments qui le composent que dépendra l’issue de la situation dans laquelle il se trouve plongé. Autrement dit, l’issue de la situation c'est-à-dire la capacité du groupe à sortir de la crise, dépend de la capacité du groupe à décider, mais à décider selon des paramètres de résolution posés par la crise elle-même. En effet ainsi qu’il a été souligné, une décision naît toujours d’une opposition entre un état que présente un groupe constitué et la situation dans laquelle se trouve ce groupe.

Ce lien étroit entre crise et décision se retrouve jusque dans l’étymologie du mot, puisque crise, en grec Krisis, signifie certes « déchirement » ou « rupture », mais aussi « jugement », « choix » et « décision »38. Se retrouve ainsi la double nature de la crise, à la fois état et processus, cela jusque dans la racine du terme39 ; un état produit de l’état qui lui est antécédent, mais aussi, du fait des mesures qu’elle exige au moment de sa survenance, état producteur de l’état qui lui est succédant.

38 Alain de Benoist, « Edito », Krisis, n° 1, 1988, p. 6.

39 La racine indo-européenne « krei » signifie juger, distinguer, passer au tamis, au crible ; v. Herman Seldeslachts, Etudes de morphologie historique du verbe latin et indo européen, Ed. Peeters, Namur, 2001, 194 p.

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