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Les spécificités des guerres subversives

Dans le document La décision publique et la crise (Page 55-60)

B) La guerre subversive, forme moderne de la crise politique

2) Les spécificités des guerres subversives

Ce faisant, la crise politique et plus particulièrement lorsqu’elle naît d’entreprises de guerres subversives, pose des problèmes radicalement différents par rapport aux crises cadres. En effet, lorsque la crise cadre survient, parce qu’elle porte atteinte directement aux conditions d’existence de la population, est toujours perçue par elle pour un mal dont il faut se prévenir. Les individus sont donc tout prêts à se mettre en chaîne pour se passer les seaux et éteindre l’incendie. Face à l’adversité, les forces centripètes du corps social s’avivent et celui-ci, pour devenir plus fort, consent volontiers à un degré d’union plus grand. Mais la crise politique elle, parce qu’elle affecte directement le centre d’impulsion du pouvoir politique ou si l’on préfère, l’axe ordonnateur et structurant autour duquel s’articule le mouvement du corps social, provoque la polarisation de la population. L’atteinte aux conditions d’existence est évidemment perçue, les causes également, mais ces dernières ne sont pas forcément considérées comme une menace. Dans ces conditions, la chose publique, le bien commun, l’intérêt général, n’est plus celui de tous. Des causes concurrentes à la cause commune apparaissent et si les individus sont prêts à nouveau à se mettre en chaîne, c’est cette fois pour alimenter le feu et diriger les flammes. Les forces centrifuges gagnent et le corps social, sous sa forme politique actuelle, ne survivra pas à la crise. Dans un tel climat, quand l’état de nature hobbessien66 rejaillit sous la nature humaine et que l’Homme, animal politique67, retourne à l’animalité, « gouverner, c’est contraindre »68. Voici venu le règne de l’exception, des juridictions d’exception et des juges aux ordres de l’Ordre, qui dans leurs jugements n’ont de clémence que pour eux-mêmes et les méthodes qu’ils emploient69. Le jugement des juges, lui, attendra celui de Minos et de la postérité.

C’est ce sont ces circonstances qui illustrent le plus nettement les mots d’Antonio Gramsci : « la crise consiste justement dans le fait que le vieux monde se meurt, le nouveau

monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »70. Mais qu’une collectivité humaine soit confrontée à une crise cadre ou à une crise politique, un point commun demeure : la crise par nature concerne tous les cercles de la société qu’il convient de mobiliser, pour la prévenir ou la résoudre. C’est ici que rejaillit le caractère premier et

66 Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Gallimard, coll. Folio essais, 2000. 67 Aristote, Les politiques, Flammarion, trad. Pierre Pellegrin, 1993. 68 George Pompidou, Le nœud gordien, Flammarion, 1974, pp. 57-71.

69 V. sur l’état d’exception, l’ouvrage de référence de François Saint-Bonnet, L’état d’exception, PUF, coll. Léviathan, 2001.

70 La traduction, assez libre, est de Serge Venturini dans Éclats d'une poétique de l'inaccompli, Livre 5, 2012, p. 12. Une autre traduction donnée et connue est celle de Robert Paris : « La crise consiste justement dans le fait

que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés », Cahiers de prison, 5 tomes, Gallimard, Paris, 1983 ; t. 1 Cahier 3, §34, p. 283.

55 commun de toutes les crises : être des phénomènes complexes qu’il importe d’appréhender dans toutes leurs dimensions pour qu’il y soit correctement remédié. C’est à un semblable objectif que doit répondre la décision publique.

De la crise, nous avons donné cette définition: il y a crise pour un système donné, lorsque le niveau de désorganisation induit par la réalisation d’un événement redouté dépasse les capacités de réorganisation du système, mettant en péril son existence. Plus spécifiquement en matière d’Etat, il y a donc crise lorsque celui-ci pris en tant que système organisateur par excellence de la société, se trouve dans l’incapacité face à un événement menaçant son existence, d’élaborer une réponse adaptée.

Les contours et les implications de cette définition seront graduellement précisés, tout au long d’un développement qui s’attachera à distinguer dès que besoin les constantes et les variables des phénomènes de crise. Plus largement et prioritairement, il se consacrera à révéler les liens logiques et ontologiques existant entre la décision publique et les situations de crise et ce particulièrement afin de mettre en lumière toute l’importance de l’architecture logique de prise de décision, dont le droit est l’armature sous-jacente. Pour ce faire, nous avons décidé d’opter pour une approche réaliste et ce à plusieurs titres.

Réaliste d’abord quant à la façon dont la crise sera conceptualisée. Car la crise, si elle s’écrit au singulier, ne se décrit qu’au pluriel. Il était donc nécessaire pour rendre intellectuellement exploitable la notion de crise d’en dégager le concept des différentes situations méritant d’en porter le nom, afin d’en extraire les différents déterminants théoriques.

Réaliste ensuite dans son appréhension de ce qu’est une décision publique. Car une décision, à plus forte raison quand elle est publique, si elle est, en dernier lieu, forcément le produit d’une intention plus ou moins arrêtée, plus ou moins étayée, n’est jamais un acte de pure volonté. Elle est avant tout une réponse à une question vue comme un problème. A ce titre, la perception de la nature du problème et sa représentation par l’ensemble des acteurs institutionnels, sociaux et politiques amenés à le traiter ou à participer à sa construction, justement en tant que problème, conditionne la manière dont seront posés les termes de la question. La décision n’apparait plus alors que comme l’aboutissement d’un processus et à ce titre, dans l’enchainement causal des événements ayant participé à la produire, le chemin est aussi important que la destination. L’appréhension réaliste de la décision publique passera donc par l’examen du processus et des subjectivités ayant contribué à la façonner autant que par son but final.

Réaliste enfin dans sa conception du droit, qui dans un domaine aussi essentiel et même d’une importance proprement vitale ne devrait pas être vu comme autre chose qu’un

56 moyen au service d’une fin, c'est-à-dire comme un instrument d’ingénierie sociale. Les vies de beaucoup sont peut-être en jeu. Pour les préserver, il faut des raisonnements opératoires exactement fondés. Que le Droit n’en soit donc que la transcription fidèle, qu’il ne soit que ça et ce sera déjà beaucoup.

Pour satisfaire à cette approche, à la fois descriptive et prospective de l’évolution d’un état de chose, approche unique dans son objectif mais double dans sa perspective, il a été fait le choix dans l’analyse, chaque fois que nécessaire, de partir des effets pour remonter aux causes. Une semblable démarche a eu pour vertu, autant que faire se peut, de nous isoler du prisme de notre propre subjectivité. Si nous avions opté pour une démarche inverse, consistant à partir de principes plus ou moins artificiellement posés car tenus pour évidents, pour les suivre jusqu’à leurs ultimes déclinaisons, les postulats de départ n’auraient alors sans doute pas manqué d’être marqués inconsciemment de nos présupposés. Pour rester fidèle à cette démarche, il a fallu prendre les faits étudiés tels qu’ils étaient et non tels que nous aurions voulu qu’ils soient. Tout entiers et non en leur imposant artificiellement les bornes que la pensée se serait plu à leur fixer. L’objet essentiel de l’étude, au-delà de la crise, c’est le corps social. En dernier lieu, c’est l’Homme. Selon la perspective par laquelle on l’observe, l’image qu’il nous présente est changeante.

C’est cette image pourtant que l’observateur doit parvenir à fixer. Pour cela il devra accepter lui aussi d’aller là où la nécessité le conduit et de quitter ses domaines d’élection pour fouler des terrains moins familiers. Le champ couvert par le sujet est vaste. C’est que le Droit, tout à la fois matériau et outil, doit se plier à l’objet de son étude. Pour le comprendre, le juriste devra accepter de pénétrer dans tous les domaines que le droit embrasse.

Car, comme le rappelait sagement Portalis « les lois ne sont pas de purs actes de

puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu’elles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites »71. Ce caractère, ces habitudes, cette situation, il fallait chercher à les pénétrer en usant de tout le champ des connaissances humaines. C’est qu’en perspective de la crise, il y a l’épreuve pour la surmonter et « l'épreuve révèle l'homme, donne sa valeur ; on ne sait jamais ce que vaut celui

71 Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de code civil, 1801, éd. Confluences, 2004, p. 14.

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qui n'a pas été éprouvé »72. Mais en perspective de la crise, il y aussi celle de la mort et « comme un objet à très forte gravité qui déforme les lois de la physique, la proximité de la

mort et la peur qu’elle induit déforment les individus et étirent leur comportement vers les extrêmes »73. Face à la crise, pour se gagner le droit de prolonger son existence, l’homme doit lutter et dans cette lutte, indépendamment de son savoir-faire scientifique et technique, il est toujours « l’instrument premier du combat »74. C’est pourquoi dans l’appréhension du phénomène humain, l’observateur devra se montrer entier, sans quoi les conclusions tirées par lui ne seront pas plus cohérentes que celles déduites de l’examen d’une corde qui n’aurait eu qu’un seul bout. En regardant l’évolution des hommes, des choses et des événements, il ne devra pas perdre de vue ni le temps long, ni l’instant présent. De leur analyse minutieuse uniquement pourra résulter la découverte des éléments invariants qui constituent des points d’accrétion générateurs de crises.

Une fois ces éléments clairement déterminés, il sera alors temps de soumettre le cadre juridique français de décision publique en situation de crise à la critique pour y vérifier qu’il ne les néglige pas ou pire, qu’il ne contribue pas à leur donner corps. Une fois les failles établies, il sera ensuite possible de s’interroger sur la manière de les combler, mais sans jamais oublier « qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il

est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ; qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection, dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative »75.

Voici donc présentés de manière synthétique, quel fut le sens de notre démarche, les écueils rencontrés et la manière dont ils ont été contournés.

Pour les raisons qui ont été exposées, il a fallu regarder la crise en clinicien et les remèdes à y apporter en thérapeute. Dans les lignes qui vont suivre, le lecteur découvrira entre autres, un ensemble de prescriptions plus qu’un corpus de doctrines. La crise, en effet, se joue des doctrinaires. Contre eux, elle rend une implacable sentence par la brutalité du fait et ses jugements sont sans appel. C’est donc une praxéologie de la décision publique appliquée à la crise que le lecteur découvrira dans les développements qui vont suivre. La présente thèse se

72 Conférences de N-D. de Paris, par le R. P. Lacordaire, des frères prêcheurs, membre de l'Académie française.

11° conférence : De l'Épreuve, année 1850.

73 Michel Goya, Sous le feu : La mort comme hypothèse de travail, Taillandier, 2014.

74 Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de code civil, op. cit., p. 14. 75 Ibid.

58 donne ainsi pour objet, par une quête de connaissance des lois de l'action humaine, de leurs constantes et de leurs variables, permettant d’aboutir à des conclusions opératoires, de révéler ce que devraient être les déterminants de l’action publique face à la crise.

Dans les développements qui précèdent ont été évoquées deux catégories de crises. La première est celle des crises qui trouvent leur origine dans la réalisation d’un risque.

Ces crises, parce qu’elles sont déclenchées par des événements connus et probabilisables, sont aussi qualifiées de crises cadres, car il existe des cadres normatifs destinés à anticiper sur leur survenance. Ce sont de ces crises dont il sera question dans la première partie de cette thèse, « Crises cadres, causes d’encadrement de la décision

publique ».

La deuxième catégorie de crises est celles qui trouvent leur origine dans un acte conscient, volontaire et réfléchi et qui visent directement à affecter les éléments ordonnateurs et structurants de la société, autrement dit son armature politique. Ce sont de ces crises, que nous avons qualifiées de crises politiques, dont nous traiterons dans la deuxième partie de cette thèse, « Crises politiques, révélatrices d’autonomisation de la décision publique ».

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