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La notion de crise politique

Dans le document La décision publique et la crise (Page 48-53)

La notion de crise politique doit être distinguée de celle des crises dites « cadres » (1). Nous constaterons ensuite que la guerre constitue la forme ordinaire des crises politiques (2).

1) Distinction entre crises cadres et crises politiques

Les crises auxquelles sont exposées les sociétés humaines sont de deux ordres. Les premières sont le produit de la réalisation d’un risque, c'est-à-dire d’un événement aléatoire ; ce sont des crises fortuites. Les secondes sont la conséquence de la mise à exécution d’une menace, c'est-à-dire d’un événement délibéré ; ce sont des crises induites.

Nous désignerons les crises qui naissent de la réalisation d’un risque, comme des « crises cadres », appellation curieuse construite sous la forme d’un oxymore, mais qui est pourtant celle couramment employée dans la littérature spécialisée consacrée à ces questions. Ces crises naissent d’événements connus du genre humain et qu’il est possible à ce titre, a

minima, d’anticiper, aussi existe-t-il le plus souvent des dispositifs juridiques spécifiques, des

cadres, organisant les réponses à y apporter. Les catastrophes naturelles, technologiques, sanitaires et d’une façon plus générale les catastrophes de nature anthropique appartiennent à cette catégorie. Nous exclurons volontairement du champ de notre étude la question des crises économiques, question dont l’examen s’avèrerait passionnant, mais qui relève d’un tout autre domaine de compétence que celui du droit.

Qu’une crise naisse d’un risque ou d’une menace, elle n’en possède pas moins par nature un caractère profondément politique parce qu’elle affecte et interroge sur la capacité des pouvoirs publics à anticiper sur leur survenance. Par conséquent, toutes deux affectent à un degré ou un autre l’unité politique de la collectivité humaine concernée. Pourtant, pour la clarté et l’intelligibilité du propos, nous réserverons le qualificatif de « crises politiques » à la seconde catégorie uniquement, c'est-à-dire aux crises qui naissent d’un acte volontaire. En effet l’objectif premier auquel répond ce type d’acte est de provoquer des perturbations de nature politique. Le caractère politique des crises qui en découle est donc intentionnel. Le caractère politique des autres types de crise n’est lui qu’accidentel. Ces deux types de crise posent des problèmes radicalement différents quant à leurs modalités de prévention ou de résolution.

48 Face aux crises cadres, le risque n’évolue que sous l’action des mesures que prennent les pouvoirs publics pour le réduire et la plupart de ces risques présentent un caractère récurrent. Les pouvoirs publics ont donc tout intérêt à anticiper le plus largement sur leur survenance à partir des informations collectées lors de retour d’expériences et à inscrire leurs actions dans une démarche programmatique. L’instrument majeur permettant de conduire ce type de démarche est le plan et les pouvoirs publics y ont largement recours. Les plans de prévention des risques naturels ou technologiques sont ainsi d’un emploi courant par l’administration.

Face aux crises politiques en revanche, les éléments à l’origine de la menace possèdent dans la conduite de leurs actions la latitude que les pouvoirs publics ont la faiblesse de leur laisser. Il est par conséquent nécessaire pour les pouvoirs publics de conserver la capacité d’initiative la plus large possible et même en tenant compte des leçons du passé, ils ne peuvent pas opter pour une conduite qui serait fixée par avance. C’est la raison pour laquelle face à ce type de crises, les pouvoirs publics ont recours à des dispositifs dérogatoires du droit commun, qui visent justement à les libérer du respect des procédures habituelles.

Devant un tel type de crise, les collectivités humaines ne sont plus dans une situation de risque, mais dans une situation de lutte. De ce fait, ils doivent s’organiser sous la forme d’une entité agonique, du grec agonos, c'est-à-dire en vue d’un combat44. La forme ordinaire d’organisation d’une collectivité humaine dont le but premier est de la défendre contre ses ennemis intérieurs et extérieurs est l’Etat.

2) La guerre, forme normale de crise politique

Le type de crise qui découle de l’existence d’une situation conflictuelle, type de crise, que nous avons qualifié de crises politiques mais que nous pourrions aussi appeler crises induites, n’est pas nouveau. L’Etat, création et créature entre Léviathan et Béhémoth45, est « le

plus froid des monstres froids »46 ; il ne possède pas d’amis, « seulement des intérêts »47. Pour les défendre, les faire valoir ou prévaloir, il ne connait que les seules limites qu’il veut bien se donner ou que ses pairs lui imposeront. En dernier lieu, lorsque ses intérêts propres iront à l’encontre de ceux d’un autre Etat, leur mise en balance s’articulera autour du seul principe d’action susceptible de mettre fin à l’antagonisme existant : celui de la force et du rapport de

44 Jean-François Phélizon, L'action stratégique, Economica, coll. Stratégies et doctrines, 1998, p. 7.

45 Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Gallimard, coll. Folio essais, 2000; du même auteur, Béhémoth, 1681, Plon, 1991. V. aussi Dominique Weber, « Hobbes, les pirates et les corsaires. Le ‘’Léviathan échoué’’ selon Carl Schmit », Astérion, 2004, n° 2 ; http://asterion.revues.org/94, consulté le 23 avril 2016.

46 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Flammarion, trad. Geneviève Blanquis, 1996, p. 87. 47 Attribué à Charles De Gaulle.

49 force. Dans sa dimension la plus extrême, la situation qui découlera de ce rapport de force prendra l’apparence d’une figure bien connue du genre humain : la Guerre. La guerre n’est bien, selon la formule bien connue, « qu’une continuation de la politique avec d’autres

moyens »48. Non point seulement un acte politique, « mais encore un véritable instrument de

la politique, une continuation des transactions de celle-ci »49. Mais parce qu’elle engage l’existence de l’Etat tout comme celle de ceux qui la mènent, la guerre est aussi « un acte de

violence à l’emploi de laquelle il n’existe pas de limites ; les belligérants s’imposent mutuellement la loi ; il en résulte une action réciproque qui, selon son concept, doit conduire aux extrêmes »50. Surtout, la guerre est un « acte de violence ayant pour but de contraindre

l’adversaire à accomplir notre volonté »51. Dicté par l’intérêt, l’emploi de la violence est donc un moyen et non une fin en soi, à laquelle le moyen est toujours subordonné.

L’emploi de la violence repose sur un calcul, fonction de trois paramètres. Le premier est celui de la « grandeur des moyens disponibles »52 pouvant être engagés dans le conflit par les belligérants. Le deuxième est celui de la « force de volonté »53 des belligérants, assimilable à la grandeur des sacrifices qu’un Etat est prêt à consentir avant de mettre fin au conflit. Le troisième paramètre enfin, sert de mesure initiale aux deux premiers et correspond au gain que cherche à réaliser l’Etat lors du déclenchement de la confrontation. Ce dernier paramètre se confond avec la fin politique première de la guerre. Or celle-ci ne peut « recevoir cette

signification que lorsque nous la considérons dans ses influences sur les masses qu’elle doit faire mouvoir, d’où résulte que la nature de ces masses n’est pas indifférente »54.

Ensemble, ces trois grandeurs forment donc un triangle polémologique dont les contours évoluent en fonction du déroulé du conflit, chacun des paramètres étant susceptible d’influer sur les deux autres et se subordonnant mutuellement. Comme les belligérants ne peuvent connaître avec exactitude que les seules ressources qui sont les leurs, ils en sont nécessairement réduits à spéculer sur celles de leur adversaire, qu’ils ne perçoivent qu’imparfaitement. Il en résulte que la guerre comporte forcément une part d’incertitude plus ou moins grande quant à son issue, part d’incertitude qui participe également à construire la volonté des belligérants à initier ou non un conflit armé. Autrement dit, la guerre est un

48 Clausewitz, De la guerre, Flammarion, Paris, 2014, p. 42. 49 Ibid.

50 Ibid., p. 15 ; termes soulignés par nos soins. 51 Ibid., p. 10.

52 Ibid., p. 17.

53 Ibid.

50 phénomène dont l’issue repose sur un risque et dont le but est d’induire une situation de rupture et donc de crise, au sein de l’appareil de décision ennemi.

La guerre ne peut toutefois se réduire à cette description sous forme d’axiomes géométriques. Parce qu’elle implique pour ceux qui la mènent l’intention de s’infliger mutuellement la mort, la guerre semble asservir toutes les lois auxquelles l’humanité entend la soumettre, à celle, unique, de la nécessité et des extrémités auxquelles elle conduit. « C’est

ainsi que la chose doit être considérée et c’est s’agiter en vain et même à contresens que de méconnaitre la nature de l’élément à cause de la répulsion qu’inspire sa rudesse »55.

C’est paradoxalement cette dimension potentiellement paroxystique de la guerre et le fait qu’elle ne semble pas obéir à d’autres commandements que celui de la montée aux extrêmes, qui a conduit à la recherche d’un encadrement de ses manifestations. Ainsi, de toute humanité et partout sur le globe, la guerre a fait l’objet de tentative de règlementation, avec des degrés et des succès divers56. Mais l’idée maîtresse qui a partout dominé est celle qu’il existe une division naturelle entre combattants et non-combattants, laquelle emporte pour l’individu des droits et des obligations particuliers selon la catégorie à laquelle il appartient.

La première catégorie regroupe toutes les personnes qui exercent le métier des armes, que ce soit de façon permanente et professionnelle ou parce ce qu’elles ont été frappées par la conscription ou tout autre mode de mobilisation. Seuls les combattants ont idéalement à subir les conséquences de la guerre, qu’ils ne doivent mener que contre leurs alter ego du camp adverse. La deuxième catégorie regroupe tout à la fois les civils et les combattants s’étant rendus. A eux, il faut épargner les fureurs du conflit, aussi longtemps qu’ils s’en tiennent en dehors. Mais une telle présentation des choses a nécessairement quelque chose de par trop schématique, du fait même qu’une société humaine, quelle que soit la forme politique qu’elle se donne, est avant tout une collectivité et que par là même, il existe une relation d’interdépendance entre combattants et non combattants.

Les forces non combattantes ayant toujours été le support ou le milieu d’extraction des forces combattantes, la démarcation entre ces deux catégories n’a donc jamais été aussi claire que leur appellation pouvait le laisser supposer. Toutes les armées du monde se sont parfois concédées le droit, indépendamment des principes dont elles se réclamaient, de s’en prendre à des intérêts qui pouvaient être considérés comme civils. Néanmoins, il ressort de l’examen de

55 Ibid., p. 12.

56 V. Sun Tzu, L’art de la guerre, traduit par le Père Amiot, éd. Mille et une nuits, 2000. art. 1, p. 7. V. aussi sur Sun Tzu, Jean-François Phelizon, Relire l'Art de la guerre de Sun Tzu, Economica, coll. Stratégies et Doctrines, 2000 ; cela sans pour autant que l’historicité du personnage soit certaine. V. également de Thucydide, La guerre

51 l’histoire de l’Europe, qu’au moins depuis sa christianisation, l’existence d’un principe modérateur dans la conduite de la guerre, plus ou moins étendu et observé, y a toujours été reconnue57. Quoique ce concept ne soit pas sans plasticité, son développement s’est traduit par l’apparition graduelle d’un corpus normatif sous la forme du jus publicum europaeum, sous ses deux aspects : celui du jus ad bellum (le droit de faire la guerre) et celui du jus in bello (le droit dans la guerre)58. Toutes les fins poursuivies ne sont pas admissibles, pas plus que tous les moyens pour y parvenir ne sont recevables.

Mais parallèlement à ce souci constant et bienvenu de limiter l’ampleur dramatique des conséquences de la guerre, l’essor des techniques militaires n’est pas allé différemment de celui du reste de la société humaine. Sous l’action du progrès scientifique, l’homme s’est gagné une puissance de destruction sans commune mesure avec celle des siècles passés. Dans le même temps, de par la spécialisation fonctionnelle à laquelle oblige la multiplication des champs de compétences à maitriser pour développer et utiliser les systèmes d’arme les plus modernes, l’interdépendance -et donc la confusion- entre combattants et non combattants est allée croissante. Désormais, cette confusion tend à être totale, parce que les possibilités d’annihilation de l’humanité sont totales. Pour avoir la Paix, elle a passé un pacte faustien. Elle maitrise maintenant la puissance terrifiante qui réside au cœur de la matière et qui anime celui d’une arme d’un type nouveau et qui ouvre des perspectives d’anéantissement connues jusqu’alors uniquement des récits eschatologiques : la bombe atomique.

57 V. Rudolf Bernhardt, Custom and treaty in the law of the sea, Recueil de Cours de l’Académie de Droit International de La Haye (RCADI), t. 205, 1987, pp. 247-330. Draper, G.I.A.D., The Status of the Prisoner of

War, RCADI, t. 114, 1965, pp. 101-118. Charles G. Fenwick, The laws of war, RCADI, t. 79, 1951, pp. 59-63.

Sobhi Mahmassani, The Law of War and Islam, RCADI, t. 117, 1966, pp. 277-309. Luna Marin, A Miguel, The

First World War and the laws of War, RCADI, t. 92, 1957, pp. 675-677. Luna Marin, A. Miguel, The laws of war between the two World Wars, RCADI, t. 92, 1957, pp. 687-709. Luna Marin, A. Miguel, Laws of war during and since the Second World War, RCADI, t. 92, 1957, pp. 718-728. Theodor Meron, The humanization of the law of war, RCADI, t. 301, 2003, pp. 24-45. B. V. A. Röling, The law of war and the national jurisdiction since 1945, RCADI, t. 100, 1960, pp. 323-456. K. R. R Sastry, Laws of War, RCADI, t. 117, 1966, pp. 566-573. V.

encore Shabtai Rosenne, The Perplexities of Modern International Law, Brill, 2004.

58 V. Carl Schmitt, Le nomos de la terre, dans le droit des gens du jus publicum europaeum, 1950, trad. Lilyane Deroche-Gurcel, PUF, coll. Quadrige, 2012.

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