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Un paradigme archaïque

Dans le document La décision publique et la crise (Page 172-175)

Les procédés d’élaboration de la décision publique

Section 1 : Les travers du modèle de conceptualisation des risques

A) La polémologie appliquée au risque : le risque comme ennemi

1) Un paradigme archaïque

La lutte contre le risque semble aujourd’hui enfermée dans un schéma devenu archaïque, fruit d’une modélisation du risque toujours valide, mais désormais simpliste et réductrice des nouvelles réalités qu’elle recouvre : celle du risque comme étant la conséquence de la rencontre entre l’occurrence d’un danger et la vulnérabilité d’enjeux à protéger. Cette vision du risque comme étant le produit du croisement de deux facteurs longtemps perçus comme distincts a entrainé l’émergence progressive d’une doctrine d’action qui perdure encore aujourd’hui et articulée autour d’une idée maîtresse, simple dans son énoncé mais d’une complexité infinie dans ses déclinaisons : celle du risque comme ennemi dont l’Homme doit se préserver, par la défense ou la fuite (c’est à dire par la protection ou par la prévention). Envisagé sous l’angle de l’altérité au regard d’une société qui doit s’en préserver, le risque est donc devenu une menace extérieure contre laquelle il faut mener une guerre d’attrition. Dans cette logique d’anéantissement, c’est assez naturellement qu’a trouvé à s’appliquer le champ lexical de la polémologie. Ainsi, « dans le langage courant, mais

également dans un ensemble d’écrits scientifiques, administratifs, politiques, journalistiques, il est habituel de considérer que la population, la société sont ''exposées'' aux risques et que les autorités, les experts leur ''font face'' ainsi qu’aux crises qu’ils peuvent provoquer. Le présupposé de l’extériorité des risques et des crises est lié à la focalisation sur les différents types ''d’aléas'' (phénomènes naturels, accidents technologiques, virus, dérèglements climatiques…) considérés comme faisant le risque (ou, en tout cas l’essentiel). Divers types d’aléas sont donc assimilés à des ''ennemis'' y compris ceux dont le caractère anthropique est pourtant clairement avéré, comme dans le cas des risques technologiques »408.

Les mots étant le support des idées et les idées entraînant les actions, il y a derrière les choix sémantiques des enjeux théoriques conditionnant toute la politique de gestion des

407 Claude Gilbert, « Risques et crises endogènes : une approche toujours problématique », RISÉO, 2011-3, p. 80. 408 Ibid.

172 risques. La première conséquence et non des moindres, est d’avoir braqué l’attention des pouvoirs publics en direction des aléas plutôt que des enjeux, faisant passer ces derniers au second plan alors même que leur préservation devrait être le but premier de toute politique de gestion des risques409.

La deuxième conséquence est, par effet induit, d’avoir sectorisé l’approche des risques, catégorie par catégorie (ennemi par ennemi)410, conduisant à limiter conceptuellement les conséquences d’une éventuelle catastrophe aux bornes que l’esprit aura bien voulu lui fixer, en fonction de la nature du phénomène qui est à son origine411. Si la spéculation intellectuelle est l’étape préalable nécessaire (mais insuffisante) à toute démarche de prévention, le choix des postulats de départ qui la sous-tendent ne doit pas avoir pour conséquence de réduire artificiellement le champ des possibles dans la modélisation de la survenance d’une catastrophe. Or, c’est bien à ce résultat que conduit le recours au paradigme du risque comme ennemi, ce qui n’est pas sans avoir des conséquences tragiques, dans des domaines dont on pourrait légitimement supposer les données maîtrisées.

Or, rançon de la société moderne, le risque n’est plus ni un phénomène exogène, ni un concept se prêtant à une quelconque catégorisation, mais une donnée systémique dont les manifestations sont mouvantes et protéiformes. En d’autres termes, le risque se présente désormais comme l’artefact d’une société qui en est à la fois le matériau et le constructeur.

Si la dimension endogène des risques technologiques est évidente, elle ne doit pas faire oublier celle de beaucoup de risques naturels, qui n’en ont souvent plus que le nom412.

409 Cet état de fait ne manque pas d’avoir des effets curieux. En matière d’inondation notamment, aussi étrange que cela puisse paraître et alors même que la France a une assez bonne connaissance des aléas sur son territoire, elle n’a qu’une connaissance très imparfaite des enjeux. La Cour des comptes dénonçait déjà cette lacune dans un rapport de 1999 : « l’approche économique du risque d’inondation est lacunaire ou peu exploitée. Une

méthodologie nationale esquissée en 1979 pour évaluer les grands travaux de prévention a été délaissée au motif d’un manque d’information sur le montant des dégâts prévisibles : la loi de 1982 n’a pas, en effet, prévu d’obligation pour les assureurs privés d’informer l’Etat des montants des dommages indemnisés, mais il n’apparaît pas non plus que les services concernés se soient attachés à les obtenir » ; Cour des Comptes,

Rapport au Président de la République, 1999, p. 132. L’approche en bassin de la gestion de l’eau tend néanmoins à nuancer ce constant. V. Sylvie Vieillard-Coffre, « Gestion de l'eau et bassin versant. De l'évidente simplicité d'un découpage naturel à sa complexe mise en pratique», Hérodote, 2001-3, pp. 139-156.

410 V. Patrick M. Liedtke, « De la cartographie à la gestion des risques », Risques, 2003, n° 55.

411 Comme le relève Patrick Lagadec : « la clef est de bien comprendre que le théâtre d’opération de nos

vulnérabilités est en profonde mutation. Nous avons longtemps été fixés sur ce que j’appelle le monde de l’urgence : un accident spécifique, en un lieu spécifique, posant des problèmes connus, pour lesquels on dispose de spécialistes bien repérés, de réponses connues, de modèles efficaces, inscrits dans des logiques hiérarchiques empruntées au domaine militaire. Une formule résume la philosophie de cet univers : ''un chef, une mission, des moyens'' » ; Patrick Lagadec et Xavier Guilhou, « Le temps des ruptures », AGIR, 2001, n° 6, pp. 5-18.

412 Sur la question de l’implication de l’homme dans l’origine des catastrophes naturelles, v. Alexandre Magnan et Virginie Duvat, Des catastrophes… « naturelles » ?, Le Pommier, Paris, 2014. Les auteurs y observaient notamment : « s’il va de soi qu’il n’y a pas de catastrophe naturelle sans aléa naturel, il est tout aussi vrai, mais

insuffisamment reconnu, que nos sociétés contribuent à la fabrique des catastrophes ''naturelles'' par de multiples facteurs, les uns étant directs, comme l’urbanisation de zones très exposées aux aléas et la

173 Ainsi, il y a tout lieu de s’interroger sur la part de responsabilité occupée respectivement par la Nature et par l’Homme dans la survenance d’une inondation, entre le phénomène proprement naturel qui est à son origine (la pluie) et le catalyseur de nuisances que constitue l’imperméabilisation des sols, pur produit de l’urbanisation413. La question de l’impact conjugué du remembrement, de la désertification rurale et de la Politique Agricole Commune de l’Union Européenne sur les coulées de boue et les glissements de terrain peut également légitimement se poser. La constitution de grandes exploitations par l’unification du patchwork rural que constituaient les anciennes fermes, le recours à la monoculture au nom d’une nécessaire rationalisation assistée par la perspective de subventions, a en effet contribué sur de très larges étendues à fragiliser les sols, les rendant beaucoup plus sensibles aux phénomènes climatiques. Le choix dans certaines régions de transformer massivement les classiques élevages de bovins en élevages de moutons amène une observation semblable : les moutons consomment en effet beaucoup plus d’herbe que les vaches, ce qui lorsque leur élevage est organisé sur de vastes étendues, contribue au ravinement de pans entiers de montagnes, facilitant ainsi la survenue de coulées de boue. Rappelons enfin l’existence du problème relativement méconnu du grand public des séismes induits, c'est-à-dire des séismes dus à l’activité de l’homme. Les débats autour de cette question seront très certainement amenés à se développer, en parallèle de ceux relatifs à l’exploitation des gaz de schiste ou du recours à la géothermie comme source d’énergie414.

La pertinence et l’opportunité à vouloir impérativement catégoriser les risques en fonction de leur nature présupposée devraient également conduire à s’interroger sur les inévitables limites opérationnelles que, presque dogmatiquement, le schéma d’appréhension

modifications des processus naturels par les aménagements (barrages, digues, etc.), et les autres indirects, comme la perte du lien à l’environnement au profit d’une culture ingénierique et technologique », p. 5.

413 Il est un autre phénomène dit naturel et considéré d’ordinaire exclusivement comme tel, qui, du fait du développement technologique, a parfois dû sa survenance à une activité humaine : celui, étonnamment, des tremblements de terre. Les séismes induits surviennent essentiellement à l’occasion d’activités d’extraction de pétrole, de gaz où d’énergie géothermique. V. Christian Kert, Les techniques de prévision et de prévention des

risques naturels : séismes et mouvements de terrain, rapport d’information n° 261, Sénat, 21 avril 1995, p. 29.

414 Sur cette question, voir not. Christian Kert, Les techniques de prévision et de prévention des risques naturels :

séismes et mouvements de terrain, rapport d’information n° 261, Sénat, 21 avril 1995, p. 29 : « D’autres séismes sont dus à l’activité de l’homme. Mise en eau de certains lacs-réservoirs de barrages, sites d’exploitation de gaz naturel, exploitations minières ont été à l’origine de séismes induits, même dans les régions ayant une activité sismique modérée. Les premières observations concernant les barrages remontent à 1935 où la mise en eau du Lac Mead provoqua des petits séismes fréquents de magnitude inférieure à 5 dans les régions du Nevada et de l’Arizona. Le cas le plus connu de séisme induit en France par une mise en eau est celui qui s’est produit le 25 avril 1963 au barrage de Monteynard et dont la magnitude était de 4,9. La cause en est vraisemblablement l’infiltration d’eau dans les micro-fractures de roche, ce qui entraîne une diminution de la résistance des roches à la rupture sous pression d’eau supplémentaire. Ce phénomène peut se produire de même dans le cas d’injection d’eaux polluées (injections et pompages réguliers) dans des puits profonds, les Américains de l’US Geological Survey l’ayant expérimenté en 1969 dans le Colorado ».

174 des risques choisi ne manquera pas de poser. Penser un problème à travers ses seuls effets supposés, c’est-à-dire souvent ceux induits directement par la cause de celui-ci, conduit mécaniquement à écarter ceux que l’esprit n’aura pu ou voulu envisager. Disposer ainsi sur le papier des choses et des hommes en fonction des fins que l’on veut leur astreindre, pour nécessaire que cela soit à un stade préparatoire, ne doit pas avoir pour effet de limiter l’effectivité des mécanismes de prévention, précaution ou résorption des risques. Or, c’est précisément ce à quoi a conduit la volonté première des décideurs publics en charge du traitement des conséquences du cyclone Katrina, lesquels se sont préparés à affronter un ouragan… alors que, de leur propre aveu, les conséquences réelles de ce cyclone se sont avérées beaucoup plus proches de celles d’une arme de destruction massive415.

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