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Les plans : un mal nécessaire

Dans le document La décision publique et la crise (Page 178-182)

Les procédés d’élaboration de la décision publique

Section 1 : Les travers du modèle de conceptualisation des risques

B) La prédominance de la logique des plans

1) Les plans : un mal nécessaire

La logique générale présidant à l’élaboration des plans est remarquablement simple et au demeurant, ne donne pas prise à la critique : il faut prévoir les risques pour mieux les affronter, version civile de l’adage militaire voulant que « la sueur épargne le sang ». Une fois la nature du risque définie, son ampleur délimitée et les moyens pour y faire face déterminés, l’ensemble doit encore être formalisé en un plan, destiné à la centralisation et au partage des différentes informations, mais surtout, de la doctrine opérationnelle419.

Rationnel et fondé, cet axe général n’est pas sans s’accompagner d’une certaine efficacité qu’il faut bien s’obliger à lui reconnaître. Ainsi, la « mise en plan » permet

419 Signe de l’importance qui leur est accordée, certaines stratégies de planification peuvent être anciennes. Ainsi, à propos des Plans cancer, Maxence Cormier observait : « Dès 1922, le Ministre de l'Hygiène, de

l'assistance et de la prévoyance Paul Strauss avait, par arrêté, institué une Commission nationale dont l'objet était de "coordonner les travaux et les efforts relatifs à l'étiologie, à la pathologie, à l'étude clinique et à la prophylaxie du cancer". L'organisation de la lutte contre le cancer était par ailleurs décrite dans une circulaire adressée aux préfets en date du 25 novembre 1922. Mais c'est à partir des années 80 que va apparaître l'idée de formaliser une stratégie nationale de lutte contre le cancer en associant des instruments institutionnels et des instruments matériels. Les instruments institutionnels prendront dans un premier temps la forme de commissions ou de comités, avec la Commission nationale du cancer instituée en août 1983 pour donner aux ministres concernés un avis sur"la stratégie de lutte contre le cancer" et leur proposer des programmes et des activités allant dans ce sens, Commission remplacée en 1995 par un Conseil national du cancer ayant pour mission de proposer des orientations destinées à coordonner les différents moyens de lutte contre le cancer : la recherche, la prévention et le dépistage et les soins. Un nouveau Comité national du cancer lui sera substitué en avril 2002 avec pour mission de pouvoir être "sollicité sur la définition des objectifs de la politique de lutte contre le cancer" et de "faire des propositions pour le renforcement des actions de prévention, de dépistage, de prise en charge et de communication". Dans un second temps, la loi n° 2004-806 du 9 août 2004 a profondément modifié le pilotage national de la lutte contre le cancer en substituant aux instances consultatives une institution spécialisée à compétence nationale, l'Institut national du cancer. À partir de l'année 2000, la stratégie nationale de lutte contre le cancer va être pilotée dans le cadre de programmes et de plans pluriannuels nationaux : un premier programme national de lutte contre le cancer de 2000 à 2005 suivi de trois plans cancer de 2003-2007, de 2008-2013 et de 2014 à 2019. Cette technique du plan en matière de lutte contre le cancer n'est pas propre à la France. À titre d'exemple, la Grande-Bretagne a également adopté dès le mois de septembre 2000 le NHS Cancer plan ; plan qui a été amendé en décembre 2007 avec la Cancer ReformStrategy arrêtée par le Department of Health » ;« Le pilotage national de la lutte contre le cancer », Revue de droit sanitaire et social,

178 notamment de « dire le risque » et de le mesurer à l’aune des moyens que l’on peut lui opposer, contribuant ainsi à la création d’un univers mental commun à tous les acteurs amenés à intervenir sur la scène du risque. Car, au stade de la planification, c’est bien «d’acteurs » et de « scène » dont il s’agit, seule la spéculation intellectuelle présidant à l’élaboration du plan, certes guidée par le professionnalisme des intervenants et un minimum de données indiscutables, mais se heurtant toujours à une irréductible incertitude, propre à toutes les situations de crise. Or, la démarche même de la planification ne laisse qu’une place très résiduelle à l’incertitude, alors qu’elle est l’élément moteur de la crise. C’est, au demeurant, l’une des vertus supposées du Plan : celle justement de ne rien laisser au hasard et de descendre suffisamment loin dans le détail pour en expurger jusqu’à la plus petite ambigüité, au nom de la nécessité (bien réelle) de créer une cohésion d’ensemble à la réponse à apporter. Au surplus, si un événement imprévu devait tout de même survenir, le plan aurait néanmoins permis de créer des « réflexes conditionnés » sur lesquels tout un chacun pourrait s’appuyer, donnant à une multitude d’actions non concertées une cohérence et une efficacité qu’elles n’auraient jamais eues sans lui420. Le Plan apparaît également, lors de la crise, comme un fil rouge auquel l’esprit humain peut se rattacher, lorsque la violence et la cruauté des événements ont annihilé en lui tout esprit d’initiative ou capacité de réflexion, lui interdisant d’envisager autre chose que ce à quoi l’a entraîné la force de l’habitude421.

Paré de ces atours intellectuellement séduisants, le Plan n’en est par pour autant exempt de défauts, défauts que les pouvoirs publics auront d’autant plus tendance à occulter que, comme les dogmes, le plan porte en lui les vecteurs de sa propre cohérence et donc les sources de sa propre justification. Le Plan revêt ici une dimension sacrée, le sentiment

420 « Entrons dans les réflexions-cadres qui façonnent la vision des plans : l’irruption d’un problème complexe

exige en retour la mobilisation et l’articulation de nombreuses lignes de réponse, à haute vitesse et sous forte pression. Le Plan est la référence sans laquelle s’installent inefficacité et confusion. Tout décideur a l’obligation impérieuse de veiller à ce que les plans voulus soient rédigés, diffusés, expliqués, appliqués. Grâce au Plan, chacun, du haut en bas de l’échelle, dispose d’une cartographie indispensable: du théâtre d’opérations (avec scénarios de référence, typologies des problèmes, séquences d’événements, buts recherchés); de la structure de commandement d’ensemble et de détail; des moyens à mobiliser. La rigueur logique de l’ensemble, la précision des prescriptions, l’entraînement par des exercices, sont indispensables pour garantir l’efficacité -et protéger contre la confusion et la panique. Bien évidemment la souplesse est nécessaire dans l’exécution, mais la situation contraint toutefois, au moins comme base de travail, à une logique de simplification et de conformité : la qualité de la réponse est affaire d’application de la doctrine et d’automatisme dans l’exécution », « La

question des plans : entre points d'appui et pièges stratégiques », Patrick Lagadec, Cahiers de l’Ecole

Polytechnique, 2009, n° 40, p. 6 ; v. aussi pp. 7-9.

421 Ces phénomènes, dont la réalité relève pourtant de l’évidence, sont le plus souvent totalement éludés par les plans. Le professionnel est purement et simplement assimilé à une sorte de « moine-soldat », ignorant la souffrance et les sentiments, capable d’intervenir quelques soient les circonstances qui l’affectent. La notion de « blessure par le vent du boulet » n’a visiblement pas encore pénétré le concept des plans… Sur le comportement, parfois étonnant, des hommes en situation de stress intense, V. Lieutenant Colonel Goya, « Sous le feu : réflexions sur le comportement au combat », Cahiers de la réflexion doctrinale, CDEF, Paris, 2013.

179 illusoire de sécurité dans laquelle il maintient les acteurs premiers chargés de protéger la population des risques, confinant au dogmatisme religieux le plus dur. Les événements surviendront forcément de la façon dont le plan l’a prévue, ce qui n’est pas dans le plan n’est pas amené à se produire et malheur à l’hérétique qui comme l’enfant du conte, fera remarquer que le plan est vide et le roi nu. Le béotien ne peut que s’esbaudir devant ces propos rapportés par Patrick Lagadec : « C’est là d’ailleurs un rite dans maintes réunions officielles.

Interdiction de faire la remarque qu’un séisme sur Nice pourrait avoir quelque effet sur l’aéroport, puisque l’aéroport est indispensable à la mise en œuvre du plans de secours -de même pour les autoroutes ; interdiction d’imaginer qu’un commando terroriste pourrait détourner un bateau ailleurs qu’à Fos-sur-Mer, puisque c’est là la destination-normale de tout navire ; interdiction d’ouvrir des questions sur des nouveaux risques ; interdiction de soulever la question d’un véritable problème de sécurité informatique touchant le pays, etc. Comme un Haut Fonctionnaire de Défense me le fit remarquer après une réunion fermée en

zone de défense (au cours de laquelle il avait brutalement exigé l’arrêt de mon intervention en soulignant que ''tout était sous contrôle en France, qu’il fallait être optimiste, et qu’il ne laisserait pas se poursuivre un discours pareil'') : ''Vous avez raison, mais on ne peut tout de même pas laisser dire des choses pareilles devant des préfets !''. Au cours d’une autre réunion, tout aussi fermée, au cours de laquelle je passais une interview vidéo recueillant le témoignage d’un grand préfet sur la question des crises, un autre Haut Fonctionnaire de Défense s’emporta en soulignant : ''C’est contre la doctrine !'' Ce à quoi je crus devoir répondre ''c’est peut-être contre la doctrine, mais c’est bien le problème''. Une fois encore, la doctrine, le plan, avaient pour objet, précisément, de faire en sorte que les problèmes ne soient pas énoncés »422 (nous soulignons).

Le plan, de moyen, tend à devenir une fin en soi, horizon indépassable des événements sur lesquels il est visiblement capable d’influer par la seule grâce du verbe administratif et contre lesquels, pourtant, il faudra bien faire face. Or, le propre du réel est d’être indifférent aux représentations que l’on s’en fait. Il peut bien être insupportable, il ne s’en imposera pas moins avec la brutalité du fait. Il est un instant nécessaire de s’écarter du droit pour emprunter à la psychologie, car les mécanismes d’ingénierie sociale que le juriste se doit d’élaborer voient leur efficacité nécessairement conditionnée par les instruments chargés de les actionner, à savoir les individus. Aussi est-il indispensable de comprendre a minima les ressorts sous-jacents de leur fonctionnement pour adapter le mécanisme à l’homme plutôt que

422 Patrick Lagadec, « La question des plans : entre points d'appui et pièges stratégiques », Cahiers de l’Ecole

180 d’espérer voir l’homme s’adapter au mécanisme423. S’y refuser revenant à tenter de conceptualiser une corde n’ayant qu’un seul bout.

Plusieurs expériences de psychologie semblent ainsi avoir démontré que l’individu, pris en tant que tel, tend non seulement à oblitérer ses propres facultés de jugement sitôt qu’il est mis en présence d’une figure incarnant l’autorité en place (à quelque titre que ce soit : scientifique, homme de pouvoir…) ou au sein d’un groupe. Dans le premier cas, l’individu se voit influencé par la légitimité qu’il prête à la figure d’autorité (légitimité toute relative d’ailleurs puisqu’elle n’existe finalement que dans le regard de celui qui le porte), dans le second par la simple mais au combien pesante exigence d’un certain conformisme social. Or, les lieux par excellence où sont prises les décisions relatives à la lutte contre les risques sont des comités, c'est-à-dire des instances collectives réunissant quasi-exclusivement des figures d’autorité424. Pire encore, les même expériences de psychologie sus-évoquées ont démontré de manière indubitable que plus une décision nécessite d’échelons pour être adoptée, plus le sentiment de responsabilité ressenti à chacun des échelons s’en trouve diminué. Pourtant, chaque niveau est indispensable à la prise de décision finale et le refus de l’un d’entre eux de donner crédit à un choix absurde suffirait à ce qu’il soit rejeté425.

Un dernier point doit encore être évoqué, cette fois-ci à propos de la démarche de planification elle-même : même en faisant abstraction des défauts précités, cette démarche, que l’on suppose diligentée de manière honnête et impartiale, a pour objet de définir un cadre d’action théorique, lequel pour pouvoir être délimité doit s’appuyer sur des postulats certains. Par conséquent, ontologiquement, celle-ci rejette la notion d’incertitude, pourtant consubstantielle à celle de crise426.

423 « Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois », Jean-Etienne-Marie Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil.

424 Les Anglo-saxons ont un dicton sous forme de boutade au vitriol, énonçant qu’un « chameau, c’est un cheval dessiné par un comité ». Pour un tour d’horizon des différents biais cognitifs susceptibles d’affecter la rationalité d’une décision, v. Christian Gollier, Denis Hilton, EricRaufaste, « Daniel Kahneman et l'analyse de la décision face au risque. », Revue d'économie politique, 2003-3, vol. 113, pp. 295-307. V. aussi Bénédicte Vidaillet, Véronique d’Estaintot, Philippe Abecassis, La décision, Une approche pluridisciplinaire des processus de choix, Bruxelles, De Boeck Supérieur « Méthodes et Recherches », 2005. V. aussi Roland Bénabou, « The Economics of MotivatedBeliefs », Revue d'économie politique, 2015-5, pp. 665-685.

425 Il s’agit, entre autres, de l’expérience de Milgram et de ses différentes variantes, ainsi que de l’expérience de Asch. V. Stanley Milgram, Soumission à l'autorité : Un point de vue expérimental, Calmann-Lévy, 1974. Solomon Asch, Studies on independance and conformity : a minority of one against an unanimous majority, Psychological Monographs, 1956.

426 Patrick Lagadec, parlant des cellules de crise, décrivait en ces termes les mécanismes psychologiques sous-jacents à ce phénomène, appelé pathologie de groupthink : « Moins sujettes à la cacophonie que celles qui ne

sont pas préparées, les cellules avancées peuvent connaître la pathologie inverse, nommée Groupthink (Irving JANIS : Groupthink ? Psychological studies of policy decisions and fiascoes, Boston, Hougton and Mifflin Co., 2e ed., 1982) par le psycho-sociologue Irving Janis.Principales victimes du Groupthink, les petits groupes déjà bien structurés, soudés, réunissant des personnes de même culture soumises à forte pression, à la fatigue et à un

181 Tous les éléments semblent donc agencés pour donner libre court à la mise en place d’invisibles résistances intellectuelles, contribuant de ce fait à la création d’un aveuglement collectif à la fois volontaire et inconscient, se nourrissant du brouillard de guerre qu’il génère et dont il va jusqu’à nier l’existence. Le plan, quant à lui, ne dépeint plus qu’un champ de bataille de soldats de plomb auxquels il ne manque pas un bouton de guêtre et dont le peintre à toutes les raisons de se satisfaire… Pourtant, le décideur public découvrira, comme le Maréchal Foch avant lui, que « le feu tue, les idées périmées aussi »427.

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