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L’imbrication des notions de crise et de décision

Dans le document La décision publique et la crise (Page 44-48)

B) La décision et la crise

2) L’imbrication des notions de crise et de décision

La crise, dans sa conceptualisation, est une notion complexe. Complexe, la crise l’est aussi dans sa définition. Cette notion, limpide lorsqu’elle n’est qu’énoncée, se trouble dès qu’on l’affleure et appartient à cette catégorie de « phénomènes sociaux apparemment

évidents mais qui se dérobent à l'analyse dès que celle-ci vise à la précision scientifique »40. Pourtant lors de sa survenance, la crise est marquée par le sceau de l’évidence et de la brutalité du fait et la question de sa définition ne se pose pas plus que celle de sa réalité. Lors de la phase antérieure visant à l’anticiper, elle n’est qu’une perspective plus ou moins nettement délimitée et dans tous les cas toujours conceptualisée dans le seul but d’être repoussée. Sa survenance effective naît donc nécessairement d’un impensé ou d’une incapacité à transcrire la pensée en action. Parce qu’elle est tant le processus que la résultante d’une rupture qu’elle se caractérise avant tout par une destruction des cadres par lesquels les pouvoirs publics voulaient la prévenir, elle est un concept qui ne s’entend que par la négative. C’est la raison pour laquelle il n’est possible de l’appréhender que de manière apophatique, c'est-à-dire non par affirmation de ce qu’elle est, mais par négation de ce qu’elle n’est pas ou par constatation de ce qui n’est plus.

Processus de destruction des cadres, la crise n’est aussi que la réalisation des potentialités de rupture qu’ils portaient en eux. Mais c’est d’un processus de destruction créatrice dont il s’agit, puisque ces mêmes potentialités de rupture déterminent pour partie les contours du nouveau cadre d’action tracé par la survenance de la crise et à l’intérieur duquel les pouvoirs publics devront évoluer.

Comme il a été relevé, si la crise est un processus, elle est aussi un état. Pour les sociétés humaines qui s’y trouvent plongées, elle correspond à un niveau de désorganisation intérieure, un degré d’entropie, au-delà duquel la situation qui est la leur ne change pas uniquement d’échelle ou de niveau, mais de nature, interdisant qu’il y soit apporté une réponse adaptée. A la lumière de ce qui vient d’être dit, peut être donnée de la crise la définition suivante : il y a crise lorsque pour un système donné, le niveau de désorganisation induit par la réalisation d’un événement redouté dépasse les capacités de réorganisation du système, mettant en péril son existence.

Mais ce n’est pas n’importe quel système dont il sera question dans cette étude que nous nous proposons d’étudier ici, mais uniquement celui qui constitue le milieu de production des seules décisions qui peuvent être qualifiées de publiques. Autrement dit, nous

44 n’aborderons la question des crises et de leur impact qu’à travers celle des décisions prises par les pouvoirs publics pour les résoudre. S’interroger sur l’efficience de la conduite de politiques publiques destinées à prévenir les crises, c’est questionner la légitimité de ceux en charge de leur mise en œuvre. Au delà, c’est s’interroger sur la place et le rôle des pouvoirs publics dans ce qu’ils ont de plus essentiel : la sécurité de ceux que leur fonction première est de protéger. Or, une nouvelle fois, comme pour la définition de la notion de crise, celle des pouvoirs publics pose des difficultés quant à sa délimitation. Il serait tentant ici de restreindre les pouvoirs publics au seul corps de personnes en charge directement de produire la décision publique, à savoir les décideurs publics. Mais cette notion à nouveau dans la détermination de ses contours pose un problème identique à celui posé par la notion de pouvoirs publics. Pourtant, comme l’observait déjà le Professeur Gérard Druesne, la notion de « pouvoirs

publics », comme celle de « décideur public », possède « une puissance d’évocation suffisamment forte pour que le lecteur l’identifie immédiatement avec le pouvoir »41.

La décision, cela a été démontré, est dépendante de la structure du groupe en charge de la produire. Il existe également des liens d’action et de rétroaction entre la structure intérieure d’un groupe et l’environnement qu’il doit affronter. Par conséquent, que ce soit au stade de son anticipation ou de sa réalisation, c’est toujours la crise, sa nature et son assiette, qui déterminent le périmètre et les caractéristiques identitaires du groupe concerné. De ce fait, doit être tenue pour décideur public, toute personne ou organe qui, par sa place, est à même de peser et d’infléchir sur la détermination ou la conduite de la décision, à quelque degré que ce soit. De même, doit être considérée comme une décision publique tout acte positif ou négatif amené à influer sur l’organisation intérieure du groupe à l’origine de la décision.

Mais une décision, quelle qu’elle soit, ne relève pas de la génération spontanée, pas plus que l’organisation intérieure d’un groupe ne peut exister sans une forme au moins minimale, au moins tacite, de reconnaissance. Cela est particulièrement vrai pour les collectivités humaines qui par leur taille et leur complexité nécessitent une hiérarchisation et une spécialisation fonctionnelle des différents organes qui participent ainsi à donner à la collectivité son unité, autant qu’ils sont le produit de cette unité. Dans un tel cas de figure, l’ordonnancement des différents éléments de la collectivité humaine concernée, qui définit l’architecture logique de prise de décision de cette dernière, doit être fixé sous une forme ou une autre. C’est précisément à une semblable fin que répond le droit. Une règle de droit en effet, en dernière analyse, fixe toujours une obligation ou un interdit, offre parfois une latitude

45 de choix entre différentes options, mais dans tous les cas participe ainsi à orienter les comportements vers un objectif donné.

Par conséquent la règle de droit et plus largement l’ensemble des dispositifs normatifs qu’une collectivité humaine s’est donnée permettent ainsi le passage de la décision par tous les stades qui la composent et de provoquer le changement d’état attendu de la part de la collectivité. Les dispositifs normatifs sont dont tout à la fois les produits et les producteurs de la décision publique tout comme ils sont l’outil et le matériau des pouvoirs publics.

Ainsi que le rappelait le Professeur Yves Gaudemet, « le désordre pour le droit […]

est une pathologie »42 ; mais avant lui, c’est Jean Carbonnier qui affirmait que c’est « le droit [lui-même qui] est une pathologie »43. Or, parce que la fin dernière du droit est d’instaurer ou rétablir l’équité quand celle-ci n’existe pas ou plus, le droit n’a vocation à exercer son influence que pour remédier à un déséquilibre existant ou prévenir un déséquilibre futur. Mais ce faisant, son intervention est elle-même susceptible de se traduire par un déséquilibre, tout simplement parce qu’elle modifie l’équilibre d’une situation existante. Or, la forme de déséquilibre la plus extrême qui soit susceptible de se manifester, jusqu’à provoquer l’effondrement du système qui l’a engendrée, c’est la rupture induite par la survenance d’une crise. Par cette observation se révèle le lien et l’existence d’un jeu d’actions et de rétroactions naturelles entre les dispositifs de prévention des crises et l’environnement qu’ils ont pour objet de maîtriser.

La crise est un état, mais c’est un état révélateur d’un état antérieur, pierre de touche de l’efficacité des cadres directeurs généraux d’action des pouvoirs publics destinés à l’anticiper. Lorsque ces cadres sont soumis à des forces qui en excèdent les résistances, ils révèlent leurs points de faiblesse. Dans cette optique, étudier les dispositifs normatifs qui constituent l’armature juridique sous-jacente des collectivités humaines, quand cette armature s’est rompue et que les dispositifs normatifs en question ont failli, ne permet pas uniquement de déterminer les correctifs à y apporter. La démarche permet de surcroît de distinguer ce qui est essentiel de ce qui est accessoire dans l’existence des collectivités humaines et des contingences qu’elles traversent. Par conséquent, elle permet de dégager les principes ordonnateurs et structurants qui toujours et partout sont indispensables à l’existence et la pérennité des communautés humaines. Formulée autrement, la démarche permet de révéler ce qui constitue la notion de politique dans son essence. Si l’on admet en effet que le politique

42 Yves Gaudemet, «Le désordre normatif - Propos introductifs », RDP, 2006, pp. 43-44.

46 est le principe ordonnateur et structurant de l’Etat, la crise, elle, en est la rupture. En négatif de la crise, ce sont donc nécessairement les invariants du politique qui apparaissent.

Pour les découvrir, il convient de tirer des leçons du passé et d’observer quel fut le comportement dans l’épreuve de sociétés humaines placées dans des situations qui les dépassent. Avec l’observation de leur comportement dans l’épreuve viendra celle de la viabilité des dispositifs juridiques de prise de décision destinés à les en tirer.

Relevons ici que la définition précédemment donnée de la crise, claire dans son énoncé théorique, n’apparaît pas avec autant de netteté à l’observateur en charge de sa résorption au moment de sa survenance. En effet, il y a crise lorsque pour un système donné, le niveau de désorganisation induit par la réalisation d’un événement redouté dépasse les capacités de réorganisation du système, mettant en péril son existence. Or, du fait même que la crise est le produit d’un impensé ou à tout le moins d’un incompris, elle ne se révèle à l’observateur dans toute son entièreté que lors de sa survenance et il ne commence par la saisir que par ses éléments terminaux. Or la crise en réalité est comme la décision, un phénomène de long terme lié à l’architecture logique de prise de décision des pouvoirs publics. Sa survenance n’apparait plus alors que comme l’aboutissement d’un processus et le terme même de « survenance » ne peut plus être utilisé que par commodité de langage pour qualifier le moment qui marque l’apparition de ses effets les plus visibles et la prise de conscience qui en découle. Sous cet ordre, la crise devient pour les pouvoirs publics une construction rétrospective, mais une construction rétrospective qui ne va pas sans une certaine part d’illusion, car la crise est toujours au moins pour partie le produit des erreurs des pouvoirs publics.

La définition précédemment donnée de la crise doit être encore précisée sur un point. En effet envisagée stricto sensu, elle présente un caractère absolu, qui laisserait à penser qu’une fois qu’une collectivité humaine se trouve dans une situation de crise, il est impossible pour elle d’en sortir. Mais c’est oublier que la crise est à la fois état et processus et qu’à ce titre, il est possible d’influer sur l’enchainement causal des événements par des décisions appropriées ; à condition de les percevoir à temps. Pour les pouvoirs publics et dans le champ de l’idéal, la crise devrait être comme l’horizon : toujours en perspective, toujours à la limite du perceptible et toujours repoussée à mesure que l’on s’en rapproche. Comprendre la crise oblige à revenir à la racine du phénomène.

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