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Une littérature militante ? Les empreintes du pamphlétaire

ENTRE LA POLÉMIQUE ET L’IMPASSE

2.1 Spécificités génériques. Vers un roman du dissensus

2.1.4 Une littérature militante ? Les empreintes du pamphlétaire

La question du personnage sert de lien pour réfléchir sur la littérature militante, appelée aussi littérature communiste, un terme aussi péjoratif que celui de roman à thèse. Même si chez Sorel on a affaire à des romans critiques, qui défendent visiblement des idées progressistes et engagées, on aurait du mal à considérer ses œuvres comme des armes de propagande politique. En effet, les idées défendues partent d’un positionnement éthique que Sorel a toujours montré et dans lequel il croit fermement : la défense de la liberté absolue, des valeurs de progrès social et culturel, et la condamnation des pouvoirs oppresseurs comme l’État, la Police, l’Église ou l’Armée, de la violence aveugle du fascisme ou de la répression et l’autoritarisme bureaucratique des pays communistes. Le fait de remettre en cause ces cibles part de ses propres convictions et n’est pas mu par les consignes d’un parti politique concret, comme ce fut le cas du PCUS et le réalisme socialiste en URSS, une « esthétique impossible », comme dirait Régine Robin1, véhiculée à travers la littérature, le cinéma et l’art. Déclarée par Staline comme étant le seul moyen artistique autorisé pour refléter le processus révolutionnaire, il s’agissait d’une esthétique rigide, surveillée par le pouvoir, dirigée et didactique, qui visait au célèbre culte de la personnalité du leader politique dans les régimes totalitaires. Pourtant, dans le monde communiste, le réalisme socialiste a été l’objet de critiques, comme celles du Che Guevara dans « El socialismo y el hombre en Cuba » (1965), celle du théoricien marxiste Georg Lukács ou celle du manifeste signé par André Breton et Léon Trotsky en 1938, intitulé « Pour un art révolutionnaire indépendant ». En outre, on pourrait s’apercevoir que l’utilisation de l’art à des fins de propagande, en particulier le cinéma, n’est pas un fait isolé ou circonscrit à une époque

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ou à un système politique exclusif1. Dans le système capitaliste, celle-ci existe encore, notamment dans les films états-uniens, dans lesquels l’exaltation patriotique nationaliste, le manichéisme et la promotion de l’American Way of Life sont sans doute évidents. Ces caractéristiques choquent frontalement avec les textes de Sorel, qui veulent rompre avec le dogmatisme de droite et de gauche, et qui véhiculent – en s’opposant au culte de la personnalité – une critique furibonde contre ses leaders, de Franco et Weyler à Carrillo et Staline. Ses textes construisent la figure d’un narrataire minoritaire et cultivé, loin de faire une littérature pour haranguer les masses, dans lesquelles il ne croit d’ailleurs pas spécialement.

Il est intéressant de souligner que le premier roman de notre auteur, Crónica de un regreso, écrit pendant qu’il militait au PCE en 1963 et susceptible d’être construit sous l’influence du réalisme socialiste, ne correspond pas au paramétrage de ce canon rigide. Il en va de même pour Free on board Carolina, roman écrit en 1968, censuré puis publié en 1974, qui pourrait être dans l’orbite du réalisme socialiste. C’est un roman expérimental et de rupture, peut-être rempli de trop d’artifices formels qui rendent difficile la lecture, comme les nombreux monologues intérieurs, le baroquisme de la prose et l’effet redondant et parfois inutile des pages sans signes de ponctuation pour faire voir le courant de la pensée, une technique utilisée par William Faulkner, sans doute mieux dosée dans les romans à venir de notre auteur. Ce récit retrace le parcours historique des émigrés économiques, entrecroisant la temporalité de ceux qui fuient le pays pendant le franquisme, comme Tomás et Javier, deux amis qui partent en train en Suède depuis Linares en quête d’un meilleur avenir, et la population de colons allemands qui, faisant le chemin inverse, arrive au XVIIIe siècle pour repeupler la Sierra de Jaén. On assiste donc au passage de quatre générations : les colons, les mineurs, les paysans et les émigrés. En somme, pas de lieu pour le triomphalisme ni le discours épique, et pas de personnages exemplaires ou de modèles de référence.

Pour revenir au premier roman, s’il existe des coïncidences thématiques avec les romans du réalisme critique espagnol de l’époque, comme par exemple la mise en texte de l’exploitation des propriétaires terriens vis-à-vis des paysans, de la misère, du monde rural et de l’immobilisme politique, social et religieux, dans Crónica de un regreso il n’y a pas de place pour un langage épique ni triomphaliste, comme c’est souvent le cas d’une littérature militante qui deviendrait la porte-parole du Parti. De plus, même s’il s’agit d’un roman social, de dénonciation, les techniques expérimentales ne sont pas complètement absentes, compte tenu

1 Voir à ce propos, par exemple, le film de propagande nazi contre la franc-maçonnerie intitulé Forces occultes, réalisé par Paul Riche en 1943, ou bien le film de propagande nationale-catholique Raza, réalisé par José Luis Sáenz de Heredia en 1941.

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de la période charnière de son écriture, et de la publication un an auparavant, en 1962, de

Tiempo de silencio de Luis Martín-Santos. Ainsi, on a affaire à des remémorations proches du monologue intérieur puisque le personnage, à travers un dispositif métafictionnel, écrit à mesure son vécu sur des feuilles, assis au bureau de sa chambre. Au fond, il n’a pas d’autre interlocuteur que le lecteur du récit, ce qui met en relief la solitude du protagoniste. Il y a aussi de la place pour les digressions, la critique sociale, les jugements ou le multi-perspectivisme. Le rythme est lent et les propositions subordonnées sont longues, le lexique soigné et riche, et on apprécie la volonté de style et la poéticité dans la description du paysage, à fort contenu symbolique. L’action est réduite et le temps n’est pas linéaire. Ces caractéristiques formelles éloignent son œuvre du réalisme social et la rapprochent plutôt de l’expérimentation. En effet, on constate que la modernité et la rénovation esthétique du roman représentent pour l’auteur une manière de faire la révolution politique, plutôt que d’adhérer à des thèses préfixées ou paramétrées de ce qui doit être l’œuvre de l’écrivain communiste exemplaire.

Don Abilio, le narrateur-protagoniste, est un retraité de retour à son village natal, un hameau appartenant à Quesada (Jaén), depuis lequel il se remémore son passé, plein de frustrations. Il ne s’agit pas d’un héros positif ni collectif, mais d’un anti-héros individuel et pessimiste, mélancolique et désabusé, qui en plus décède à la fin du roman, une configuration du personnage par ailleurs récurrente tout au long de la trajectoire littéraire de l’auteur, caractérisée par la figure du vaincu ou de l’anti-héros.

Par ailleurs, les dialogues ne sont pas omniprésents dans la diégèse, comme c’est le cas dans le réalisme critique ou socialiste, et Don Abilio est loin d’être un modèle ou un exemple à suivre pour les masses, car il ne fait que se remémorer son passé, proche de la déception, de la souffrance et d’une vie solitaire, inadaptée et médiocre, ne menant aucune lutte sociale ou collective non plus. Il n’y a pas d’action, mais des souvenirs, de la récréation mémorielle d’une vie pleine de pénuries. Il s’agit d’une constatation de l’injustice sociale, abordée profondément dans tous ses aspects, plutôt que d’une révolte contre celle-ci. À l’exception de Luis, qui porte un discours anarchisant, et de quelques réflexions critiques de Don Abilio sur le rôle de l’Église ou de l’Armée, il n’y a pas de personnages rebelles, mais principalement des villageois qui sont soumis aux aléas d’une époque obscure et sans aucun progrès social. Le fait de construire le récit à travers la figure d’un narrateur autodiégétique, qui raconte sa propre histoire, sert à privilégier ce que le personnage voit, son regard sur la réalité qui l’entoure. Dans la structure du récit priment la fonction testimoniale, avec les émotions que Don Abilio sent quand il évoque son histoire, et la fonction idéologique, avec les digressions du protagoniste sur des questions philosophiques ou politiques, qui ont pour la plupart attiré l’attention de la censure, comme on

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l’a déjà vu. En conclusion, le qualificatif de « militant », en ce qui concerne les romans d’Andrés Sorel, ne serait applicable que dans le cas d’une écriture à forte charge axiologique en défense de valeurs progressistes, d’un projet éthique amplement développé dans la conscience de sa littérature, mais pas dans le sens d’une écriture attachée au dogme ou aux consignes qui répondrait aux intérêts et aux exigences esthétiques d’un groupe politique déterminé.

Malgré cette indépendance qui vise à l’autonomie de la littérature, dans l’écriture de Sorel, on assiste à des séquences fictionnelles caractéristiques de la littérature pamphlétaire. Le pamphlet n’est pas nécessairement un écrit court : il peut aussi s’agir d’un film, d’un poème ou d’un roman. Il est synonyme de diatribe, factum, libelle ou satire, et le dictionnaire apporte cette définition : « Court écrit satirique, souvent politique, d’un ton violent, qui défend une cause, se moque, critique ou calomnie quelqu'un ou quelque chose »1. Comme l’affirme Frédéric Saenen2, c’est justement le ton violent ou la violence verbale qu’utilise l’auteur pour affirmer ses convictions ce qui fait que le pamphlet soit souvent déconsidéré. Le texte pamphlétaire est un écrire contre, motivé par la colère et la rage, d’un ton virulent qui s’adresse « soit contre un adversaire qu’il cherche à mettre à mal, voire à éradiquer par la parole, soit en faveur d’une cause qu’il estime être vraie et juste, à ses risques et périls »3. Le pamphlet est le produit d’un regard indigné sur le monde, dont l’auteur se trouve généralement seul contre tous, et qui cherche à provoquer la même indignation chez le lecteur. Il se propose de rétablir le vrai sens des mots et expose une vision catastrophique du monde et de sa perte de valeurs. C’est un écrit incendiaire, polémique et de combat qui attaque un individu, une idée ou un système d’idées ou de valeurs, et qui cherche à stigmatiser ou détruire. Les premières traces du pamphlet remontent aux discours de Démosthène et au théâtre d’Aristophane, mais ce genre connaît un succès important au XIXe et XXe siècle, avec des auteurs comme Victor Hugo, Émile Zola, Georges Bernanos, les surréalistes ou Louis-Ferdinand Céline, dans une tradition littéraire autant de droite que de gauche4.

1 Trésor de la Langue Française Informatisé, article « Pamphlet ». En ligne

[http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=1336997640;r=1;nat=;sol=0]. Consulté le 11/03/2016.

2 F. Saenen, Dictionnaire du pamphlet, collection « Illico » n° 25, Paris, Infolio, 2010.

3 Samia Hammami, « Frédéric Saenen : Pamphlets, polémiques et autre disputatio », Salon-littéraire.com, novembre 2010. En ligne [ http://salon-litteraire.com/fr/frederic-saenen/content/1807818-frederic-saenen-pamphlets-polemiques-et-autre-disputatio]. Consulté le 09/03/2016.

4 Comme l’explique Benoît Denis : « En France il existe une riche tradition pamphlétaire de droite qui, de Drumont, Barrès et Léon Daudet à Céline, Roger Nimier ou Jacques Laurent, s’est déployée de façon presque continue depuis l’affaire Dreyfus. […] On trouvera à gauche quelques grands pamphlets : « J’accuse » de Zola,

Aden Arabie de Paul Nizan, Mort de la pensée bourgeoise d’Emmanuel Berl, sans compter nombre de textes surréalistes ». Dans B. Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000, p. 95.

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Il serait assez caricatural de cataloguer Sorel en tant qu’auteur pamphlétaire, car cette esthétique n’est pas systématique dans sa production romanesque. Néanmoins, si l’on observe attentivement ses textes, on découvre des passages ou des séquences qui, par leur violence, leur colère ou leur ton catastrophiste, nous semblent bien correspondre à ce genre littéraire. Dans son roman Crónica de un regreso, il y a un dialogue entre Don Abilio et Clara, sa femme déjà malade, qui se situe probablement dans les années trente, pendant la Seconde République, car Clara décède en 1933. Ils évoquent leur première rencontre à Madrid, et ensuite Don Abilio se plaint de l’impossibilité dans son travail d’accéder à un meilleur poste, comme son patron de la métallurgie lui avait promis. À partir de là, le ton commence à monter et Don Abilio à se mettre peu à peu en colère, car il aborde la question de l’injustice sociale par rapport au salaire infime qu’il doit payer, en tant que comptable, aux ouvriers de son entreprise, et il évoque la misère et la douleur d’une grande population qui manque des nécessités les plus élémentaires, à une époque de révolte et de protestation. Don Abilio s’exprime ainsi :

Porque desde antiguo se utilizó al pueblo para esclavizar al propio pueblo, desde antiguo los ejércitos no fueron sino imposiciones de los que controlan el poder para garantizar su propio poder. Y se obliga al hombre a matar al hombre, y se obliga al hombre, por la mentira, por la fuerza, por el engaño, a servir a sucios intereses que responden al nombre de patria, de honor o de Dios (Crónica, 62).

C’est un passage sans doute très dur, surtout dans le contexte historique, en pleine dictature franquiste. Mais, paradoxalement, il ne figure pas dans le tapuscrit que Sorel avait envoyé aux censeurs. Il se trouve que c’est un ajout prévu a posteriori pour l’édition de 1981. Par ailleurs, même si le contexte correspond à celui de la République, et si Don Abilio se garde de mentionner la particule « desde antiguo », pour rendre ce phénomène traditionnel ou universel, on constate que cette référence à l’Armée est plutôt destinée à critiquer le rôle et l’utilisation que le franquisme a fait sur cette dernière. Le paragraphe évoque le fait que le pouvoir manipule le peuple pour tuer les gens qui appartiennent à une même catégorie sociale. On observe ce ton pamphlétaire dans la phrase du début, assertive et catégorique, comme si un sage ou un prophète, quelqu’un qui se situe au-dessus de la société et qui a la capacité de mieux voir que les autres, l’avait prononcée. Notons l’emploi des termes durs comme « utilizar », « esclavizar », « imponer », « controlar » ou « obligar », qui dénoncent la violence du pouvoir. Le rythme anaphorique et redondant des éléments comme « desde antiguo », « y se obliga » ou de la préposition « por » provoquent un effet hyperbolique, d’intensification, qui prend plus d’importance que le reste du dialogue, et qui au fond porte des réminiscences du sermon, d’une espèce de prière. Le texte se sert du pouvoir de dévoilement de l’émetteur pour dénoncer une

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situation que lui seul paraît bien connaître, et qui le révolte1. De plus, il y a un effet de gommage de ceux qui exercent la violence, à travers les particules impersonnelles « se utilizó » ou « se obliga », ou le pluriel « los ejércitos » pour ne pas soulever trop de suspicions, mais on sait bien qu’il s’agit de la dictature en Espagne. En somme, c’est une diatribe contre le système et contre le rôle historique de l’Armée, au service des « sucios intereses » des plus puissants, mais déguisée sous des catégories populistes comme « patria », « honor » ou « Dios », qui correspondent justement aux consignes que les franquistes avaient employées pour justifier le coup d’État de 1936.

Une autre modalité du discours pamphlétaire est celle du pathos catastrophiste, « qui amplifie la gravité de la situation présente et indique de façon appuyée l’urgence d’une réaction forte et radicale »2.Le ton apocalyptique, de la fin d’un monde sans issue ni solution possible, s’observe dans certains romans de l’auteur, comme El falangista vencido y desarmado. Ce ton implique une mise en garde envers le lecteur, l’invite à prendre parti pour éviter le pire, mais n’explique jamais comment le faire ; il n’y a jamais de solution. On se demande si c’est parce que le narrateur ne la connaît pas, ou parce que c’est une façon de laisser le champ libre au lecteur pour la trouver. Le narrateur anonyme, fils de républicain qui ouvre le roman dans le premier niveau diégétique, intervient souvent en faisant des digressions depuis Barco de Ávila en 2006. Dans celles-ci, il essaie de démontrer la mort de la pensée, une idée par ailleurs obsessionnelle chez Sorel. Selon le narrateur, les citoyens seront tellement manipulés par les nouvelles technologies qu’ils deviendront des néo-analphabètes :

Un mundo cada vez más ayuno de pensamiento […] Gruñirán los móviles, los ordenadores, pero no enviarán palabras. Tal vez los libros dejen de existir. O, caso de que existan ya no sea preciso quemarlos como ordenó Franco, porque no representarán peligro alguno (Falangista, 282).

On devine assez facilement que la figure de l’auteur se cache bien derrière ces assertions alarmistes, hyperboliques, qui répondent à un style particulier et à une vision du monde pessimiste, également présente dans les articles de son blog La antorcha del siglo XXI. L’emploi de la locution adverbiale de progression « cada vez más » ainsi que l’utilisation du futur d’indicatif « gruñirán », « enviarán » nous place dans un avenir catastrophique et déshumanisé. Il s’agit de l’extinction de la pensée, mais de la pensée critique, celle qui se construit à travers la lecture. Vient enfin le paradoxe : il y aura des livres que possiblement personne ne lira, et il

1 Selon Benoît Denis, « Le pamphlétaire se présente toujours comme un individu isolé et solitaire ; il n’est mandaté par personne pour prendre la parole et ne revendique aucune compétence pour le faire. Sa seule motivation tient au désir de faire paraître le vrai face du mensonge omniprésent qui l’environne ». Ibid., p. 92.

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n’y aura donc pas besoin de surveillance, de contrôle ou de censure de la part de l’État. C’est donc la voix de l’avertissement, de la mise en garde au lecteur, pour que cette réalité vertigineuse le choque, le frappe, et qu’il réagisse de toute urgence. Mais au fond, tout se passe comme s’il s’agissait de la force incommensurable d’un ouragan que personne n’a la capacité d’arrêter, pas même les citoyens les plus lucides, les plus actifs, spectateurs néanmoins avertis de l’imminente arrivée d’une tragédie sans retour.