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L’auteur comme personnage diégétique ou évoqué

Chapitre 1. Les marqueurs de l’engagement. Singularités et analogies

1.1.1 L’auteur comme personnage diégétique ou évoqué

On va donc s’intéresser aux différentes manifestations de cette voix auctoriale dans le texte, du niveau le plus évident au moins évident qui prend cette forme d’ingérence narrative. Dans son roman Discurso de la política y el sexo (1978) l’intrusion de l’auteur réel comme instance fictive est évidente, dans la mesure où ce texte fictionnel emprunte longuement au factuel et au biographique. Il s’agit d’une mémoire romancée dans laquelle le personnage protagoniste, narrateur à la première personne, est un double fictionnel de l’auteur réel. Il adopte son propre prénom, Andrés, et des circonstances vitales similaires : affilié au PCE, victime poursuivie par la police franquiste, puis exilé politique à Paris et directeur de la revue

Información Española. Les données et les dates exposées par le personnage d’Andrés sont coïncidentes avec la vie de l’auteur empirique. Il y a donc un va-et-vient permanent entre le texte et le hors-texte, un rapport de réciprocité entre le monde narré et narrant. Ce qui donne une autre dimension au texte, plus créative, fictive et surtout provocatrice, ce sont les nombreuses conquêtes féminines du personnage, qui permettent de fuir le poids d’une société autoritaire et clandestine et donner ainsi libre cours à sa fantaisie et aux fantasmes sexuels les plus farfelus.

D’autres doubles diégétiques partiels de l’auteur dans le texte apparaissent, par exemple, dans le roman El perro castellano (1979), avec la présence d’un protagoniste énigmatique, el Perro, originaire d’une ville castillane appelée Melville – sûrement un hommage à l’auteur homonyme de Moby Dick – et abordé par deux jeunes à la plage de Conil, un paradis perdu loin de la civilisation urbaine, où il leur raconte sa vie et son expérience. Il s’agit d’un personnage sceptique, fils de la lutte et de la répression, d’un battant vaincu par ses idéaux et qui, d’un regard désabusé, part mourir près de la mer. Le personnage participe à la Guerre Civile dans les rangs du PCE, s’exile en France et revient comme guérillero dans les années quarante, où il est arrêté lors de sa participation à la lutte de la guérilla anti-franquiste et condamné à vingt ans de prison en raison de son appartenance politique. Il partage ainsi des traits qui coïncident avec ceux de l’auteur réel, lui aussi combattant de la lutte antifranquiste, communiste, et porteur d’un regard chargé de déception face à l’impossible construction d’un monde meilleur. De plus, el Perro raconte qu’il est originaire de Riaza, une commune de la province de Ségovie, une autre caractéristique partagée avec l’auteur réel. Ce personnage symbolique du désir de mémoire, finit par trouver deux jeunes qui s’intéressent à son histoire :

Pensé que no iba a encontraros nunca. Que moriría ya sin hablar. Mucha gente encontré hasta llegar aquí, mas a nadie interesaban mis palabras. Esto es lo importante. Que hoy puedo vaciarme en vosotros, antes de vaciarme en el mar, tan buscado (Perro, 35).

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Le récit participe de cette nécessité autobiographique du post-franquisme, de cette nécessité de raconter son vécu, comme s’il s’agissait d’une confession de ces moments de pénurie, de médiocrité, de répressions multiples. Il ne s’agit pas d’une autobiographie mordante et critique comme c’était le cas dans Discurso de la política y el sexo, mais d’une réflexion plus distanciée, d’une prose narrative très poétique et soignée, où le protagoniste a pu constater l’échec de la Transition politique en Espagne, la démobilisation progressive du peuple, sa passivité et la distance entre les gens, de plus en plus marquée. L’angoisse du sexe et la mort physique de certains, ainsi que la mort d’une époque, d’un idéal et du protagoniste lui-même, encerclent le récit de façon discrète mais obsessionnelle. Le critique Víctor Chamorro définit le récit comme « un grito desgarrado de vida y muerte, de amor y libertad imposible »1. Les jeunes qui écoutent el Perro l’analysent à travers sa profonde culture : « Desde el principio comprendimos el amor del perro a la literatura. Había leído mucho: tal vez aquí radicaba la razón de su inconformismo » (Perro, 141). On pourrait appliquer sans problème cette citation à l’auteur réel lui-même. Et d’une manière naturelle pour el Perro mais surprenante pour le lecteur, Andrés Sorel apparaît comme si de rien n’était dans le récit, dans une sorte de pirouette métatextuelle. El Perro l’avait côtoyé à Paris, et dresse un bref portrait sur son rôle de militant et sur son exclusion du PCE :

También coincidí en ocasiones con Sorel: reía mucho, parecía firme en su militancia, traía noticias esperanzadoras de Madrid. Según él la lucha crecía y crecía, naturalmente más según sus versiones que en la realidad. Claro que él, fundamentalmente, lo que buscaba era ver cine, todo el cine prohibido entonces en España y que devoraba ansiosamente en París. Él fue precisamente uno de los pocos que se encontraba en Praga cuando la invasión, de los que se marchó del partido cuando lo de Chile (Perro, 142).

Que ce soit par leur métier ou par leur pensée, on trouve d’autres personnages très proches de l’auteur réel dans ses romans. C’est ainsi que l’on a affaire à des personnages écrivains. Le plus significatif de cette catégorie est le personnage de l’Écrivain qui apparait dans La caverna del comunismo (2007). Le paratexte de cette œuvre permet déjà de percevoir la trace de l’auteur réel, quand il introduit la liste des personnages, réels et fictionnels, de cette manière : « Esta novela no hubiera podido realizarse sin la presencia o textos de ». Le dernier de la liste est décrit comme cela : « Sorel, Andrés (el transcriptor de esta fantasía política) ». Remarquons dans la phrase initial le terme de « presencia », et dans la dernière cette idée de « transcriptor », qui rejoint cette figure du scribeofficiel abordé par Wayne C. Booth, synonyme de celle de l’auteur implicite ou de second moi de l’auteur réel. Le personnage de l’Écrivain, personne de prestige, se caractérise par sa frustration, car il a du mal à s’adapter à la dimension commerciale exigée dernièrement par les éditeurs lors de ses publications, et s’affronte

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verbalement sans cesse contre les opinions du Lecteur, victime de cette nouvelle tendance, et contre le personnage de Sanllo (acronyme de Santiago Carrillo), personnage qui fait l’objet d’un véritable règlement de comptes. La voix du narrateur omniscient le décrit ainsi :

[…] El escritor pensó en Robert Walser. Al principio era un idiota como él mismo, que escribía libros para el mercado. Hasta que se cansó de jugar a aquella estúpida representación, de ser devorado por los lectores neoanalfabetos, se volvió racional y los últimos veinte años de su existencia solamente escribió para él, para el viento (Caverna, 242).

Malgré la distance, il y a sans doute des ressemblances dans sa démarche d’écriture avec ce que dénonce Andrés Sorel depuis toujours : cette littérature commerciale qui ne cherche pas la réflexion, mais le succès éditorial avant tout. Mais cela va encore plus loin, car la voix du narrateur omniscient anonyme décrit l’Écrivain d’une façon qui nous fait penser inévitablement à Sorel, concernant sa position de marginalité dans le champ littéraire, une condition d’invisibilité qu’il partage avec K le mineur, protagoniste du récit :

Pero acaso aquel escritor que a K se acercara, ¿no era otro proscrito, desterrado? Otro desaparecido, alguien a quien ya nadie citaba en artículos, que no convocaban en tertulias radiofónicas, programas televisivos, que de la misma manera en que apareció en aquel inexistente para el mundo lugar […] podría haberse refugiado en la miserable vivienda de cualquier aldea apenas señalizada en los mapas del país, sin que nadie se preocupara de buscarlo o indagara sobre las causas de su desaparición (Caverna, 243).

C’est non seulement une intrusion de l’auteur dans le texte, à travers le personnage de l’Écrivain, mais aussi une incrustation de la figure de l’auteur réel dans la diégèse, lors d’une certaine démarche d’auto-publicité. Cependant, l’auteur implicite essaie de brouiller les pistes de l’Écrivain comme double fictionnelde l’auteur réel quand il évoque l’expérience de son père à Prague, une historie qui nous est familière :

Mi padre, dice el escritor, también vivió […] la ocupación de Checoslovaquia por las tropas rusas y otras del pacto de Varsovia. Se encontraba en Praga con la delegación que acompañaba a Líster, hombre con el que no congeniaba. Prefería a Modesto, más inteligente, sencillo, humano (Caverna, 251).

L’écrivain Andrés Sorel est aussi nommé indirectement dans El falangista vencido y desarmado (2006), par le biais d’un autre jeu métafictif. Le narrateur-protagoniste du récit évoque les événements de Barco de Ávila pendant la Guerre Civile « con la ayuda del libro que sobre aquella traición […] escribiera mi amigo » (Falangista, 12-13). Lors d’une promenade par le village, une vieille dame l’aborde soudainement :

Cuanto ha escrito su amigo en el libro es verdad, yo le diría que se ha quedado corto, que apenas cuenta una parte de lo que aquí ocurrió. ¿Sabe? Es que en estas tierras no se quería hablar, no se podía. […] El miedo creció en nosotros todos estos años hasta convertirse en rutina. Y al fin, la mayor parte de la gente que sufrió aquella historia se fue muriendo. Y nosotros seguíamos callando. Pensábamos que ya a nadie le interesaba, que nadie haría referencia a aquellos días que sucedieron a la noche del dieciocho de julio del 36. Esa es la razón por la que nos ha revuelto ese libro. Y a mí y sé que a muchas otras personas, aunque no lo manifiesten, nos ha emocionado (Falangista, 16-17).

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C’est une manière originale d’anticiper la critique littéraire de l’œuvre en y présentant son auto-justification, avec l’accord de ceux qui ont été témoins oculaires et acteurs des événements, et qui font preuve donc d’une forte autorité dans leur parole. Il s'agit également d'une forme d’auto-publicité du roman cité par la vieille dame, La noche en que fui traicionada (2002), probablement connu du lecteur.