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Chapitre 1. Les marqueurs de l’engagement. Singularités et analogies

1.2 Le personnage sorélien ou la poétique du vaincu

1.2.4 Le dissident désabusé

Cette typologie correspond au personnage rebelle, une figure qui transgresse son choix de vie, que ce soit par son travail ou par son choix idéologique dans un conflit. Ce choix existentiel premier, auquel il a toujours cru par conviction, va finalement le décevoir, après son expérience sur le terrain et l’observation du comportement de son entourage. En raison de son nouveau choix, contraire à celui qu’il a toujours soutenu, le personnage sera marginalisé ou rejeté par son premier entourage, et sa rébellion, son changement d’avis radical ou sa désertion peuvent lui coûter cher.

Dans Las guerras de Artemisa (2010), le personnage historique de Manuel Ciges Aparicio représente la figure du soldat qui prend conscience du carnage commis à Cuba par les généraux, plus particulièrement par Valeriano Weyler, et qui essaye de boycotter le système depuis l’intérieur. À la base, le sergent Manuel Ciges est journaliste et écrivain, un intellectuel toujours prêt à dénoncer les situations injustes. C’est pendant son service militaire à Cuba (1896-1898) qu’il commence à écrire. Cette expérience à Cuba de plus de deux ans va lui faire prendre conscience de l’abus de pouvoir, de la violence et de l’inhumanité du monde militaire contre les plus démunis. Il sera le témoin privilégié des ravages provoqués par la politique concentrationnaire de Weyler contre les paysans (famine, maladies, surpopulation), ainsi que des vols, des pillages, des incendies et des viols les plus sanglants. Par conséquent, révolté par tout ce qu’il a vécu, Ciges envoie une chronique incendiaire contre la politique de Weyler au journal français L’Intransigeant, ce qui lui coûte une peine de prison militaire, ainsi que son éviction de l’Armée, car considéré comme un traître.

Le narrateur omniscient nous fournit les traits physiques du personnage, ainsi que ses goûts vestimentaires et son portrait psychologique :

Un hombre delgado, cetrino, como si el sol hubiera caído sobre él a plomo desde que nació oscureciendo su rostro, que tomó el color de las aceitunas ya maduradas, de aspecto triste, apenas alguna sonrisa leve y de escasa duración cortaba aquella sombría expresión que reflejaba un alma atormentada, […] de largo historial de penas y angustias […], miope desde su juventud, amante de las ropas oscuras, negras, sobre todo cuando vestía de civil y no se encontraba obligado a embutirse en el uniforme militar (Artemisa, 67).

1 Le paradoxe réside dans le fait que ces immigrés proviennent des pays où la misère et la pauvreté stagnent à la surface d’un sous-sol riche en minéraux et pierres précieuses, qui restent entre les mains de l’élite du pays, avec la connivence des multinationales européennes.

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Sa description nous fait penser à quelqu’un de fragile et de très sensible. C’est un homme angoissé et triste, et par conséquent solidaire avec ceux qui souffrent comme lui. On connaît également des données biographiques et surtout on a accès à sa pensée et à ses traumatismes par lui-même ou par d’autres personnages. Comme le raconte Ciges : « La eternidad, y la culpa atemorizaron mi infancia » (Artemisa, 67). C’est à cause de l’incompatibilité de caractère avec son beau-père – il détestait l’autorité de son « odiado padrastro » – qu’il quitte la ville d’Azuaga pour aller à Enguera. Leur relation contribue à forger son aigre caractère : « mi carácter se tornó hosco y huraño ante la presencia del marido de mi madre » (Artemisa, 68). D’autres personnages, comme Piedelobo, le définissent comme un homme cultivé : « usted […] es un hombre culto y yo le respeto », (Artemisa, 64). Lors de son voyage en bateau à Cuba, le narrateur nous informe sur sa vie sexuelle, frustrée par la peur : « siempre a caballo entre el deseo y el miedo que a la hora de intentar plasmarlo en una aventura le paralizaba » (Artemisa, 79). De plus, il se définit comme un être solitaire et avoue avoir une maladie : « Tal vez la enfermedad que me acompañara de por vida pudiera explicar mi retraimiento y mi absoluta falta de humor » (Artemisa, 92).

Déçu de son métier de commerçant, il rejoint l’Armée à Játiva à l’âge de vingt ans. Il semble que son départ pour une destination lointaine vise à calmer la souffrance subie dans le cadre familial : « Necesitaba huir, lejos » (Artemisa, 69). Mais même le narrateur ignore la véritable cause qui amène Ciges à rejoindre l’Armée, raison qui reste un mystère : « Siempre Ciges Aparicio había obviado realizar cualquier referencia a los motivos que le impulsaron a huir de su casa, refugiarse en Valencia y solicitar el ingreso voluntario en el ejército » (Artemisa, 77). Le sergent Manuel Ciges se montre dès le début méfiant face au monde militaire. Dès son plus jeune âge, il affirme son refus d’obéir aux ordres : « Yo era buen estudiante, pero odiaba la disciplina » (Artemisa, 68). Une fois qu’il intègre l’Armée, il va vite se rendre compte qu’il n’était pas à sa place, car cela lui fait penser à la prison : « Pronto comprobaría que el cuartel era un presidio de rejas abiertas […], en el que la mayor habilidad consistía en saber ser astutos, robar y callar » (Artemisa, 69). Il qualifie les exercices à réaliser « tan estúpidos como ineficaces » (Artemisa, 69). Après avoir pris un train pour Barcelone, il finit par avouer son malheur : « Mi particular Calvario había comenzado » (Artemisa, 69).

C’est dans le paradis d’Artemisa, à Cuba, qu’il découvre l’enfer de la guerre. Il ne souhaitait pas y aller, mais par manque d’argent, il se voit obligé de partir : « No ha conseguido Ciges los veinticinco duros que le hubiesen impedido embarcarse, que compraran la voluntad de un desgraciado que lo supliera » (Artemisa, 76). C’est à Cuba, sous les ordres du général

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Weyler, qu’il prend conscience de l’indicible. Ce dernier avait déjà annoncé sans ambages son objectif meurtrier, un discours que Ciges se remémore encore :

Patizambo él, teatrero, desfiló con su cortejo escoltándole a los sones de la marcha real. Le dice a sus oficiales más allegados: destruir, destruirlo todo, cabañas, plantaciones, personas, cosechas, platanales, animales que no podáis llevar con vosotros, niños o viejos, mujeres, gatos o sembrados, destruir, ésa es la única estrategia, la única, suprema orden del mando (Artemisa, 213).

En outre, Ciges assume et dénonce la culpabilité collective qui a conduit à la politique concentrationnaire de Weyler : « ¿Sabes, Vives? No toda la culpa es de Weyler. Tenemos que analizarnos a nosotros mismos. Todos, todos somos culpables de este espanto » (Artemisa, 167). La guerre est un enfer vécu par les cubains, mais la troupe espagnole n’est pas en reste. Ciges décrit ainsi la situation : « Los soldados languidecen, se debilitan, se ahogan, prefieren morir ya antes que continuar arrastrando esta agonía, esta fatiga en el laberinto que no saben dónde conduce » (Artemisa, 201). Après tout, il déclare à Vives son attitude pacifiste : « Prefiero que la muerte me abrace antes de ser yo el que la provoque » (Artemisa, 227).

Etant donné son mécontentement initial avec l’Armée et toutes les aberrations qu’il découvre au fur et à mesure sur l’île, Ciges envisage de rendre publique sa dénonciation, en envoyant sa chronique au journal parisien L’Intransigeant, à l’aide de Juan Vives. On ne sait pas si l’article fut vraiment publié ou si Weyler l’avait intercepté avant. En tout cas, Ciges ne se contente pas seulement d’envoyer sa chronique. Sa motivation pour l’écriture vient aussi du fait de pouvoir dénoncer ce qu’il a vécu : « más que escribir lo que quiero y tal vez pretenda, es denunciar, denunciar esta guerra, esta España » (Artemisa, 222).

La fin du personnage est catastrophique. En tant que militaire, il est arrêté et condamné par l’Armée. Il est accusé de « traición a la Patria e injurias al Ejército » (Artemisa, 254), ce qui pourrait lui valoir la peine de mort, mais finalement il est condamné à vingt-huit mois et un jour de prison. Il reste à la prison de La Cabaña jusqu’à la fin de la guerre, et il purge sa peine strictement, sans être gracié à la différence d’autres militaires.

En tant que politique, il finit par trouver la mort à Ávila. Il avait soutenu la République, et lors de l’irruption des phalangistes à la suite du coup d’État militaire de 1936, il est arrêté devant sa famille et fusillé ensuite, dans le but de venger la mort du capitaine putschiste Juan Peña. Sa carrière professionnelle est un échec. Comme le dit le narrateur, l’Armée s’est vengée de Ciges, à travers les « descendants » de Weyler.

ManuelCiges est un personnage qui représente un conflit permanent entre le devoir et le vouloir. Il doit obéir aux ordres de ses supérieurs, puisqu’il fait partie de l’Armée, mais il désobéit à chaque fois qu’il est possible. Néanmoins, son but est de consigner par écrit toute la violence et l’acharnement contre les autonomistes cubains dont il est témoin, afin de les rendre publics. Au fond, son rêve était de connaître « una humanidad libre, sin tiranos » (Artemisa,

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274). Le parcours du personnage, ainsi que la focalisation interne, créent un effet de compassion, même d’admiration chez le lecteur. C’est un brave homme, qui a eu le courage de dénoncer les atrocités de ses supérieurs et qui a doublement payé sa peine : par la prison et par la mort. Il a tout perdu, mais il a gagné en dignité, en solidarité avec les plus pauvres, et sa figure contribue à donner raison à l’entente et à la solidarité avec les indépendantistes cubains, face à l’oppression coloniale qui représente Weyler.

L’autre personnage dissident désabusé est celui d’Enrique dans El falangista vencido y desarmado (2006). Passionné par les idées de Phalange dès la première heure, combattant au front, sa connaissance de la violence injustifiée des phalangistes va lui faire changer d’avis, mais il sera déjà trop tard. Son avenir est sombre et son destin, tragique.

Il s’agit d’un personnage fictionnel, probablement une reconstitution d’un véritable phalangiste de Barco de Ávila. Son prénom, d’origine germanique, signifie « chef de la Patrie », ce qu’il symbolise en tant que militant de la Phalange. Dans le récit, on n’a pas accès à des informations sur son physique ou sur sa manière de s’habiller, contrairement au personnage de Manuel Ciges. On connaît seulement ses voyages et sa relation avec Silvia depuis quelques années avant 1936.

Dès les premières pages, il nous est présenté comme un homme passionné, non seulement par la politique, mais surtout par Silvia, son grand amour. C’est un signe avant-coureur d’un homme qui est capable d’aimer les autres avec une force telle, qu’il n’est pas logique qu’il devienne un assassin comme les autres phalangistes. De plus, il est cultivé, connaît bien la littérature, la philosophie et la musique, ce qu’on apprécie lors de ses dialogues avec Silvia quand il évoque Schiller, Wagner, Debussy, Machado, Nietzsche, etc. Ces informations démontrent qu’Enrique n’est pas un simple tueur. C’est quelqu’un qui a une sensibilité artistique prononcée, et il appartient à l’aile des intellectuels phalangistes. Néanmoins, il évoque dans sa pensée des convictions très proches du nazisme, comme celle de la création d’une race supérieure : « gracias a la supresión de los débiles crearemos una raza fuerte, fecunda y sana » (Falangista, 103). De ce fait, depuis sa première rencontre avec Silvia, Enrique affiche sa pensée phalangiste, et souvent « dejaba entrever por sus palabras que se necesitaba una violencia regeneradora para extirpar el mal que carcomía a España » (Falangista, 95).

Sa contradiction principale réside dans le fait d’aider inconditionnellement la Phalange – comme par exemple aider à la libération du phalangiste Onésimo Redondo, emprisonné à Ávila – et, en même temps, d’aimer inconditionnellement Silvia, qui est issue d’une famille républicaine de gauche. De plus, il est contradictoire de soutenir un mouvement violent, alors

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qu’il détestait la violence : « Odiaba el derramamiento de sangre, pero nada podía hacer para impedirlo » (Falangista, 109).

Au fur et à mesure, il se pose des questions sur le degré de violence au sein de la Phalange depuis le printemps 1936, comme si elle avait été infiltrée par des anarchistes ou des tueurs professionnels. En tout cas, il commence à hésiter sur la tournure des événements : « cada vez más confuso, lleno de dudas » (Falangista, 107).

La nuit du 17 au 18 juillet 1936, est la dernière rencontre entre Silvia et Enrique, qui disparaît. Il aide à libérer Onésimo Redondo à Ávila, et ensuite il participe à la prise de Badajoz : « Enrique marcha en la columna de falangista que entró en la ciudad por la Puerta de la Trinidad » (Falangista, 189). Son départ soudain et le manque de nouvelles impliquent le début de la névrose obsessionnelle de Silvia, comme le raconte le narrateur : « Se había quedado definitivamente sola. El mundo se derrumbaba a su alrededor » (Falangista, 85).

Cependant, c’est à la fin de la guerre qu’Enrique quitte la Phalange et vit à Madrid, où il est père d’une fille. Pendant ce temps, il n’ose pas retourner à Barco, en raison de son sentiment de culpabilité vis-à-vis de la souffrance qu’il a provoqué chez Silvia lors de son absence, de plus de vingt-cinq ans. Après avoir hésité plusieurs fois, il n’a finalement pas eu le courage d’y aller pour lui demander pardon. Comme l’explique le narrateur :

Él había sido culpable de aquella historia, él había asesinado el amor contribuyendo a asesinar al país, y cuando arrepentido se dio cuenta de ello, era tarde para resarcirse. Fue cobarde. Vagó vencido y solitario sin atreverse a mendigar perdón y ahora únicamente le restaba espiar sus culpas hasta que la muerte le liberara del sufrimiento que padecía (Falangista, 245).

Longtemps après, en 1963, « envejecido, enfermo » (Falangista, 244) il rend visite à Silvia pour la dernière fois à Barco de Ávila, un endroit où il n’est plus bien vu par sa famille, comme le démontre Adela, une cousine de sa mère : « Tú querías conquistar el mundo, te creías superior a los demás, y mira lo que eres, hasta los tuyos han renegado de ti » (Falangista, 248). Silvia représentait le seul lien qui l’attachait encore au village. Malheureusement, à cause de son repli sur soi, elle ne le reconnaît pas. Dans sa folie, Silvia raconte à Gervasio, qui s’occupe d’elle : « una vez tuve un novio, sí, me quería mucho, pero se lo llevaron los hombres malos y lo mataron, ahora no me acuerdo nada del pasado » (Falangista, 223). Elle qui, malgré sa longue absence, a toujours été fidèle à Enrique. Le seul et dernier espoir d’Enrique pour lui parler est voué à l’échec.

Le personnage est porteur d’un destin tragique. En jouant avec le feu, il a fini par se brûler : « Yo me metí en el fango. Y de él ya no podría salir nunca. Me lo busqué. Y ahora lo pago » (Falangista, 262). Il a malgré lui fait partie de la Phalange, et il a tué, comme les autres, pour une cause qu’il croyait noble. Il avoue : « Maté con frialdad, sin premeditación, sin sentimientos. […] Hasta que mis ojos comenzaron a abrirse, dejé de estar sordo, comprendí lo

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que hacía » (Falangista, 264). À cause du comportement violent et démesuré de ses camarades phalangistes, Enrique prend conscience non seulement de cette machine mortifère qui est devenue son mouvement, mais aussi de l’absurdité de la guerre, commanditée par des généraux avec la complicité de l’élite financière internationale1. Son passage par la guerre lui laisse des traces indélébiles. Désormais, il paye sa punition. Il s’est mis tout le monde à dos, Silvia, son seul espoir, ne le reconnaît pas. Seule la mort peut l’aider à se débarrasser de son état. Son héroïcité se voit après coup, non pas par sa conduite exemplaire pendant la guerre, mais par sa capacité de réflexion a posteriori, quand il prend conscience du type de combat mené et de tout ce qu’il a perdu à cause de son engagement. Il se trouve détruit intérieurement : « Sucio, corrompido, abandonado. Nada hay peor que un mendigo moral, y en eso me había convertido » (Falangista, 268).

Pour conclure, les personnages soréliens appartiennent au camp des dominés, ou bien des vainqueurs qui deviendront vaincus par la suite. En général, ils sont victimes des personnages dominants, en accord avec l’idéologie dominante du moment. Tous ces personnages arborent une lucidité particulière, fruit de leur position de victimes, qui subissent l’Histoire et n’hésitent pas à nous confier leur malheur et leurs traumatismes. Ils partagent un sens critique aigu, du courage, une remarquable sensibilité à l’injustice et, le moment venu, n’hésitent à faire une autocritique de leur comportement. Ce sont des êtres en échec qui symbolisent l’insuccès des idéaux utopistes, communistes ou libertaires dans la société, face à la tyrannie et l’autoritarisme. On observe souvent l’opposition entre le bourreau, un personnage généralement historique, et la victime, un personnage généralement fictionnel, comme si la fiction avait le devoir éthique de mettre en place une voix dans l’espace textuel pour dénoncer les excès du factuel et du hors-texte.

Cependant, le personnage sorélien semble parfois imparfait, en raison de son excès d’autobiographisme, car il représente souvent un alter ego de l’auteur réel, notamment dans ses premiers romans. La nature de la femme peut aussi poser problème, étant donné leur rôle presque systématique de victimes, souvent violées ou traitées comme de simple objet de désir, c’est-à-dire stéréotypées, ou bien conçues presque comme des êtres divins, comme c’est le cas de Silvia.

1 Selon l’historien Gabriel Jackson : « Los insurgentes podían contar desde el principio con la buena voluntad del mundo financiero internacional. […] Luca de Tena y otros monárquicos dispusieron lo conveniente y pagaron el avión inglés que llevó a Franco a Marruecos […]. [Juan March] era propietario de intereses que controlaban el Claiworth Bank de Londres, a través del cual financió las compras de material de guerra para el ejército insurgente. Gil Robles y Nicolás Franco, […] coordinaron los esfuerzos de otros ricos banqueros españoles que apoyaban la rebelión ». Dans G. Jackson, La República española y la Guerra Civil, trad. de l’anglais par Enrique de Obregón, Barcelone, Crítica, [1965], 1999, p. 228-229.