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Risques et limites de la littérature engagée

ENTRE LA POLÉMIQUE ET L’IMPASSE

1.2 De quoi l’engagement est-il le nom ? Andrés Sorel lecteur de Sartre

1.2.4 Risques et limites de la littérature engagée

Dans son ambition de participer au débat public et de vouloir contribuer au changement du monde, la littérature engagée comporte plusieurs risques, comme la mise en gage de sa personne, la binarité de la réception, le degré de légitimité et d’efficacité de sa parole, l’emprise de sa tonalité, et son rapport à la temporalité et au destinataire. Ainsi, l’auteur lui-même prend pour sa part des risques au niveau personnel. Selon B. Denis, s’engager « relève d’une décision d’ordre moral, par laquelle l’individu entend mettre en accord son action pratique et ses

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convictions intimes, avec tous les risques que cela comporte »1. Cette « présence totale » de l’écrivain engagé dans son œuvre a pour conséquence non seulement d’exposer l’écrivain au jugement du lecteur, mais aussi, dans le cas de Sorel, son invisibilité symptomatique et sa méconnaissance flagrante vis-à-vis du grand public. Comme l’écrivain met en gage son écriture et en plus s’engage lui-même dans celle-ci, il risque d’être jugé, car il fait paraître à travers plusieurs dispositifs narratifs sa vision du monde, ses préférences et ses phobies. Il risque, et il en est conscient, une sanction morale ou sociale de la part du lecteur : « il sera abject ou magnifique, lâche ou courageux, selon que les faits ou les hommes lui donnent tort ou raison »2. Cela expliquerait en grande partie le silence médiatique qui entoure la production littéraire d’Andrés Sorel, car il s’agit d’un discours qui dérange le pouvoir et qui brise le consensus culturel. Par ailleurs, sa personne est mise en danger et elle court un haut risque du fait d’appliquer le dispositif de dévoilement propre à l’écriture engagée. En d’autres termes, dans son essai Siglo XX. Tiempo de canallas, Sorel parle sans retenue de la société, de ce qui le dérange, des injustices ou des blancs de l’Histoire. À cette occasion, il montre du doigt – sans concession et au risque de se voir attribuer le qualificatif de persona non grata par nombre d’institutions, organisations ou entreprises – tous ceux qu’il considère comme étant les responsables des catastrophes ou des phénomènes d’aliénation politiques et sociales. Comme le signale le journaliste Pascual Serrano : « Sorel no se queda en acusaciones generalistas y ambiguas, él da nombres propios, empresas, gobiernos. Los criminales tienen nombre y apellidos y nuestro autor los señala »3.

Mis à part son style, on constate que l’accueil des œuvres littéraires engagées suscite toujours des qualificatifs extrêmes : soit on admire, soit on déteste l’œuvre, selon que l’on considère que les jugements que l’auteur explicite correspondent aux nôtres ou vont à son encontre. On pourrait penser que pour la littérature engagée, il n’y a presque pas de nuances dans la réception. En effet, comme l’écrivain donne en gage sa personne dans son œuvre – un élément qui constitue par ailleurs un autre paradoxe pour Alexandra Makowiak4 –, il y a une démarche de sincérité ou d’honnêteté explicites qui provoquent l’accrochage ou le décrochage automatique du lecteur. Son système de valeurs émerge à la surface du texte et dévient évident.

1 B. Denis, Littérature et engagement. De Pascal a Sartre, op. cit., p. 32.

2Ibid., p. 44.

3 Pascual Serrano, « El resultado de un encabronamiento justificado », Pascualserrano.net, 14/07/2007. En ligne [http://pascualserrano.net/es/noticias/el-resultado-de-un-encabronamiento-justificado]. Consulté le 06/11/2015.

4 Selon l’auteure : « L’engagement en passe souvent par la biographie, ce qui n’est pas le moins paradoxal pour une littérature qui entend précisément s’insérer dans une communauté, écrire “pour” une communauté ». A. Makowiak, « Paradoxes philosophiques de l’engagement », dans E. Bouju, L’engagement littéraire, op. cit., p. 19-30. Citation p. 26-27.

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Tout œuvre littéraire, comme tout acte culturel, est un produit idéologique, car elle évoque ou fait ressentir une vision du monde. La particularité de l’œuvre engagée, à notre sens, est l’explicitation de son idéologie, car elle porte le ferme propos de toucher le lecteur, de le faire réagir, de transformer la réalité.

Une autre question à aborder par rapport aux limites de l’engagement est le degré de légitimité de l’écrivain engagé pour parler au nom des victimes. À quel point est-ce efficace ? Dans son roman Las voces del Estrecho (2000), Sorel assume l’exercice si délicat de donner voix aux « sans voix », aux immigrants anonymes qui périssent en mer, chaque jour, en cherchant à gagner la côte espagnole, à travers leurs témoignages. Comme l’exprime l’écrivain : « Quería hacer de las cifras seres humanos, personas que tienen una vida detrás, con sus creencias, religión y costumbres »1. L’auteur veut prendre ainsi sa revanche sur la chosification que les immigrés subissent en raison de la médiatisation continuelle de leur tragédie. De plus, le journaliste cubain Osmany Oduardo Guerra parle du roman en ces termes : « Con ella Sorel

quiso hacer audibles las voces que claman en el estrecho con un hilo narrativo en tono bíblico y testimonial […]. Quiere rescatar sus voces, herir la sensibilidad del pueblo español »2. En effet, il s’agit de rendre sonore le silence, de passer de l’anonymat à l’identité ; en définitive, de libérer les vaincus de leur méconnaissance, mais toujours dans le but de frapper les consciences et la sensibilité du lecteur. Et c’est sur ce point justement que sa mission libératrice court le risque d’échouer. Comme le souligne Sylvie Servoise, le fait de parler pour eux peut sans doute confisquer la parole de ces victimes. Même s’il est bien intentionné, l’écrivain se place toujours dans un positionnement hiérarchique en exerçant une autorité sur ceux qu’il dit représenter3.

Si l’on approfondit encore plus, il serait légitime de se demander si son message est véritablement libérateur. Qui est susceptible de lire son message ? En tout cas, sûrement pas les victimes qu’il représente (le public virtuel). Mais, les responsables de cette injustice, vont-ils le lire ? S’il s’agit de « dévoiler aux opprimés leur aliénation, pour leur donner le désir de s’en libérer », le résultat reste difficile à élucider. En effet, on n’a pas la certitude que les responsables de l’injustice (une partie du public réel), même s’ils lisent le roman, changent d’attitude du jour au lendemain. L’engagement reste indéniablement une bouteille jetée à la

1 Dania Fitoria, « Andrés Sorel recrea el drama de la inmigración en Las voces del Estrecho », El País, 24/06/2000. En ligne [http://elpais.com/diario/2000/06/24/cultura/961797605_850215.html]. Consulté le 05/11/2015.

2 Osmany Oduardo Guerra, « La voz acusadora de Andrés Sorel », Cubaliteraria.com, 12/02/2004. En ligne [http://www.cubaliteraria.com/evento/filh/2004/12/voz_acusadora_sorel.htm]. Consulté le 05/11/2015. On souligne.

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mer. À notre sens, il s’agit plutôt d’une volonté ou d’un désir – d’une attitude responsable vis-à-vis de l’injustice – que d’un véritable changement ou transformation du réel à travers l’écriture. Ceci constitue donc un exemple des limites de l’engagement, de la faiblesse de sa nature téléologique. Selon le sens étymologique de l’engagement, cette force agissante présuppose un lien à autrui à travers une promesse, mais l’écrivain court « le risque de l’anonymat : s’il n’a plus de récepteur, le don, la promesse ne tient plus »1.

Comme on le verra plus loin, la présence de Sorel comme instance auctoriale dans ses textes est souvent manifeste, notamment lors des digressions du narrateur omniscient, une voix qui se confond facilement avec celle de l’auteur réel. Un des traits de cette présence, selon Benoît Denis, est le ton du texte, qu’il considère comme « la marque de l’auteur », un élément caractéristique de l’écrivain engagé. Selon Denis, il a une voix particulière et immédiatement reconnaissable, mais difficile à décrire2. Dans les romans de Sorel, qui abordent généralement des sujets tragiques, le ton est grave, sérieux, élevé, solennel, voire lapidaire et enclin à la grandiloquence, comme si dans l’écriture engagée il n’y avait pas de place pour l’humour, pour le rire, pas même pour l’ironie3. Cet effet s’amplifie grâce à l’emploi d’un langage soutenu, savant, et d’une syntaxe prolixe qui use souvent de l’hyperbate. C’est un ton d’avertissement, extrême, bien souvent prophétique et apocalyptique, comme celui des articles d’opinion de son blog. Au fil de la lecture de ses œuvres, on a toujours l’impression d’être dans une situation de décadence, dans l’imminence de la fin d’un cycle que l’on vit toujours avec un certain vertige. En effet, ce ton est symptomatique de l’engagement, dans la mesure où il met en garde le lecteur, il le prévient, bien que d’une façon hyperbolique, des malheurs et des risques que lui, en tant que lecteur, n’a pas su détecter ou percevoir, des risques qu’il peut encourir. Par exemple, dans l’explicit de El falangista vencido y desarmado (2006), on assiste à un discours de fermeture du narrateur omniscient, à mi-chemin entre l’avertissement et la réflexion métatextuelle :

Vencido, cautivo y desarmado el pensamiento, la memoria del falangista también ha concluido. Hasta que, y de esto no podemos escribir, ni siquiera medir el imaginario tiempo que resta para ello, se produzca el apagón definitivo, la solución final de la historia. ¿Se publicarán novelas ese día? (Falangista, 302).

1 Emilie Piton-Foucault, « De la difficulté d’un engagement “littéraire”. Présentation du paradoxe zolien », dans Emmanuel Bouju (Dir.), L’engagement littéraire, op. cit., p. 293-308.

2 B. Denis, Littérature et engagement. De Pascal a Sartre, op. cit., p. 51.

3 Sur cette question, voir Carlos Sáinz-Pardo, « ¿Hay un lugar para la risa? La difícil relación entre el humor y el compromiso en la obra de Andrés Sorel », dans Béatrice Bottin et Bénédicte de Buron-Brun (Éd), El humor y la ironía como armas de combate. Literatura y medios de comunicación en España (1960-2014), Séville, Renacimiento, 2015, p. 107-123.

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En fonction du sujet traité, le ton du discours peut basculer de l’explication analytique, riche en détails, à la violence et à l’injure, au ton le plus irrévérencieux. Dans El falangista vencido y desarmado, un narrateur omniscient – en dernière instance, porte-voix des idées de l’auteur réel – s’en prend au général Franco et à ses militaires, comme dans cette description du général putschiste José Sanjurjo, assez paradoxale et dans laquelle le ton accusateur des adjectifs est évident :

Como borracho y putero, es también buen católico. Aparte de ojos abultados y saltones, apenas tiene labios en su minúscula y desagradable boca, que utiliza más para lamer que para besar, para beber que para hablar, que ya se sabe que en sus concepciones primarias estos hombres no necesitan de muchas palabras (Falangista, 89).

Mais le caractère aliénant des traditions encouragées par la dictature, notamment celle de la Loterie Nationale, est également la cible de ses critiques. Un narrateur anonyme analyse l’ancrage de cette tradition populaire dans les mœurs de la société espagnole dans le présent de l’énonciation et il en fait un bilan critique furibond, voire insultant, qui n’épargne personne, ni les Niños de San Ildefonso qui déclament les chiffres, ni les joueurs qui célèbrent leurs gains :

O jugar a la lotería de Navidad y escuchar año tras año las voces repulsivas de quienes han sido adiestrados para cantar los premios, y presenciar luego en las televisiones la estulticia y exabruptos lanzados por aquellos que llaman ciudadanos – antes eran solamente las guturales palabras las que llegaban a través de las ondas –, palurdos que brindan y emiten cavernarios gritos y voces para solaz de los no menos cavernarios espectadores que los contemplan, por el premio obtenido (Falangista, 14).

Bien souvent ce ton peut paraître assez choquant, voire dérangeant, et il peut nous plaire ou pas, on peut bien considérer qu’il n’est pas adapté pour un roman, mais au fond ce ton totalisant, nihiliste, exhortatif, parfois ennuyeusement moralisateur, proche du sermon, est le style particulier de l’auteur pour exprimer cette colère contre le monde qui le mène à utiliser sa plume « comme une épée », comme le dirait Sartre. Néanmoins, il est en effet paradoxal qu’un auteur qui se considère lui-même comme libre-penseur et athée, utilise un ton qui le rapproche d’une posture religieuse, fort moralisatrice. Ne serait-ce pas là au fond un reste incommodant de cette

religion sans Dieu qu’a été le communisme, et que l’auteur a par ailleurs tant dénoncé dans ses écrits ? Malgré cela, il s’agit à notre sens tout simplement d’une colère honnête, bienfaisante, motivée par son profond degré de conscience et de lucidité par rapport aux injustices et aux aliénations qui entourent le monde. C’est une voix accusatrice contre l’injustice, les inégalités, contre l’abus de pouvoir ou la domination. En somme, une posture contre la pensée et le discours dominants, une posture antisystème qui le dénonce en vue de l’améliorer. Ce ton

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constitue sans doute l’une des particularités – plus ou moins heureuse selon le type de lecteur ou de critique littéraire – de l’engagement dans les romans d’Andrés Sorel.

Un autre axe important de l’engagement est celui de sa relation avec la temporalité. D’une manière générale, on a tendance à associer l’engagement à l’urgence, comme si l’écrivain ne devait mettre sa parole au service d’une cause politique que pour dénoncer des problèmes liés à l’actualité1. De ce fait, on parle d’une littérature d’urgence pour se référer à celle – à fort caractère de propagande et d’endoctrinement – que les poètes républicains, comme Rafael Alberti, Miguel Hernández ou José Herrera Petere, élaboraient pour encourager les troupes pendant la Guerre Civile, à la manière d’une arme de combat2. Ce dispositif est utilisé par Sorel dans les articles de son blog La antorcha del siglo XXI, mais même quand il aborde un sujet actuel, il y a toujours dans l’écriture un chemin qui vise une dimension plus large, plus ou moins universelle. Comme Sorel lui-même l’a affirmé :

El compromiso carece de tiempo y no está circunscrito a circunstancias, aunque es cierto que en determinadas épocas históricas se impone con más fuerza, resulta más trascendente. El compromiso es ético, moral, y en nuestro caso además literario. Y los valores que deben enmarcarlo, belleza, justicia, libertad, igualdad, fraternidad, indagación, no desaparecen con una dictadura ni tampoco en una democracia3.

C’est-à-dire que le projet de Sorel se propose de vaincre également l’une des contradictions de l’engagement : son caractère éphémère. Il justifie l’actualité de l’engagement en l’accrochant à l’universalité des valeurs. Même si dans ses romans l’auteur répond aux exigences du temps présent, comme lorsqu’il évoque par exemple l’immigration, le conflit du terrorisme au Pays Basque ou bien le bilan du communisme en URSS, il n’assume pas pour autant le rôle classique de l’écrivain engagé qui n’écrit que pour agir sur les débats sociaux contemporains. Il vise aussi, compte tenu de la dimension temporelle de ses romans, ce que Baudelaire, dans l’idéal esthétique de l’art moderne, appelait « éterniser le transitoire »4. Ses œuvres peuvent être écrites pour la postérité, et pas seulement pour le temps présent, comme c’est la norme en matière

1 À ce propos, Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard signalent que « Depuis l’époque moderne, les moments de crise politique – Fronde, Révolution française, révolutions du XIX e siècle, Première et Seconde Guerres mondiales, Mai 68 – ont aussi été des moments de politisation éventuellement violente de la production écrite et notamment de la production littéraire ». Dans J. Lyon-Caen et D. Ribard, L’historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010, p. 90.

2 « Se trata […] de un repertorio de ideas humanitarias, de indignación ante todo lo que amenaza la dignidad humana, un grito de esperanza en un futuro mejor y de protesta contra injusticias fundamentales ». Dans C. Blanco Aguinaga, J. Rodríguez Puértolas et I. M. Zavala, Historia social de la literatura española, Vol. II, Madrid, Akal, 2000, p. 323. Voir aussi l’article de Mario Martín Gijón, « La poesía durante la guerra civil española en el frente y la retaguardia de la zona republicana. Notas para una revisión », Monteagudo, nº 16, 2011, p. 181-201. En ligne [http://revistas.um.es/monteagudo/article/view/231231/178321] Consulté le 12/11/2015.

3 Carlos Sáinz-Pardo, entretien inédit avec Andrés Sorel, art. cit.

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d’engagement. Par exemple, dans ses romans, il y a toujours une place réservée à la problématique de la continuité des logiques exterminatrices, dans laquelle des époques historiques différentes sont confrontées afin de mieux faire apparaître leurs points communs, et comment ces mêmes logiques meurtrières se transmuent, changent de forme, mais continuent néanmoins à se perpétuer au fil du temps. Dans Las guerras de Artemisa, la suite logique des séquences mène à la comparaison entre la violence militaire coloniale du général Weyler en 1898 et celle perpétrée par les phalangistes en 1936 au début de la Guerre Civile, dans un chapitre dont le nom est chargé de sens : « 1936. Los hijos de Weyler ». Sur son roman Último tango en Auschwitz, le dramaturge Juan Mayorga a affirmé : « Sorel consigue poner al lector ante preguntas fundamentales sobre una Europa que no defendió a sus judíos, sobre una cultura que se inclinó ante la barbarie, sobre la supervivencia en nuestros días de las perversas lógicas que condujeron a Auschwitz »1. Ces textes présentent de manière déterministe la répétition d’une logique historique violente et d’un abus de pouvoir assez courants, qui sont loin d’avoir disparu. En conclusion, sa littérature emprunte des traits de l’art moderne : l’élite intellectuelle et cultivée, c’est-à-dire le public minoritaire auquel elle s’adresse, et la temporalité universelle qui sous-tend ses romans.

Une dernière dimension, qui représente l’un des points clés des contradictions et des limites de l’engagement, est celle qui relie l’engagement littéraire de l’auteur à sa réception. Sur ce point, on trouve encore chez Sorel une distanciation aporétique à l’égard de la théorie sartrienne du pour qui écrit-on. Selon B. Denis, pour le philosophe français :

Il ne s’agit pas d’écrire pour ses pairs, pour un petit nombre d’élus. Il s’agit de « lancer un vaste

appel au profane, en conviant l’écrivain à s’adresser à cette masse de lecteurs qu’une certaine littérature élitiste exclut symboliquement de l’échange littéraire ». Le but est de « réconcilier la littérature avec le public, lui gagner un nombre de lecteurs de plus en plus grand, afin qu’elle (re)devienne une force agissante, un moyen d’ébranler les consciences et de faire changer le monde »2.

Sur cette question, il convient de préciser plusieurs points. Tout d’abord, Sorel ne bénéficie pas de la célébrité ni de la reconnaissance publique que Jean-Paul Sartre avait en France, une voix porteuse d’une éthique exemplaire et pas censurée ou passée sous silence par les médias, bien que dérangeante pour la bourgeoisie3. C’est tout à fait l’inverse de la figure de Sorel, souvent

1 Commentaire de Juan Mayorga sur Último tango en Auschwitz publié sur le site web de l’auteur. En ligne, [http://www.andressorel.com/index.php]. Consulté le 11/11/2015.

2 B. Denis, Littérature et engagement, op. cit., p. 56-57.

3 Le professeur Bradley Smith affirme sur Sartre : « C’est un des paradoxes de cet homme à contradictions : il se sent solidaire de ceux qui veulent renverser la bourgeoisie, et pourtant presque toutes ses œuvres s’adressent à elle ». Dans B. Smith, « Sartre, ou “l’enfant terrible de la bourgeoisie” », Cause commune, nº 1, septembre-octobre

2017, p. 71-72. Citation p. 71. En ligne [

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marginalisée par les médias. Mais le paradoxe, c’est que Sorel, au fond, semble tirer parti de cette position. D’un côté, parce que cette posture d’auteur renforce son image de marginalité et donc d’écrivain indépendant du marché éditorial et, d’un autre côté, parce qu’il porte une opinion considérablement pessimiste sur la société de masse et sur les processus politiques qui lui sont propres. En d’autres termes, il ne croit ni aux masses ni au pouvoir de la littérature en