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Le discours autoritaire et polémique du narrateur omniscient

Chapitre 1. Les marqueurs de l’engagement. Singularités et analogies

1.1.3 Le discours autoritaire et polémique du narrateur omniscient

Dans les propos de ces personnages, on retrouve une portée philosophique qui fait du roman sorélien un objet poreux, sensible à des diverses configurations génériques qui transcendent la structure classique du récit. Cette modalité formelle hybride implique aussi un esprit de rupture, qui correspond justement aux digressions libératrices tenues par les personnages. Si les digressions de ceux-ci ont une tendance à faire réfléchir le récepteur, la parole du narrateur omniscient devient plus polémique, sarcastique et impertinente, ce qui mène à analyser un phénomène qui va de l’effet d’auctorialité à l’effet d’autorité. C’est-à-dire, d’une énonciation dans laquelle prime l’exposition d’une thèse ou d’une idée qui découle naturellement de la logique du discours à une intervention violente et critique de la part du narrateur afin de juger le personnage, au point de le ridiculiser, l’affaiblir ou le détruire. C’est comme si l’auteur impliqué adoptait un positionnement encore plus franc quand il s’agit de s’emparer de la voix du narrateur omniscient, comme si l’exposition de ses idées anti-hégémoniques par le biais du personnage ne lui suffisait pas. C’est une manière d’indiquer deux choses, d’une part ce qu’il pense de la société et l’existence humaine, et d’autre part un acharnement viscérale contre ces personnages autoritaires qui empêchent historiquement de mettre en place les idées que l’auteur impliqué véhicule.

Exceptionnellement, on trouve des positionnements intermédiaires, dans lesquels le narrateur omniscient adopte une posture expositive, comme celle des personnages. Par exemple, dans El falangista vencido y desarmado la voix du narrateur omniscient du récit second, celui qui raconte l’histoire d’amour entre Silvia et Enrique, fait une pause digressive

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lors de la description du débarquement des troupes franquistes à Cadix le 19 juillet 1936. Il s’agit de mettre en cause la violence de la guerre face au dialogue, et pour cela le narrateur explicite le terme « detenerse », dans le sens de faire une halte - en l’occurrence une pause digressive :

Lunes 19 de julio. Nos hemos detenido en esta fatídica fecha. En su madrugada han desembarcado en Cádiz y Algeciras tropas de regulares. Nadie puede detener ya la maquinaria de la guerra. Los fusiles tienen que cumplir su misión. Las palabras corren al sumidero donde siempre termina naufragando la ética. Cantan los poetas al dolor. Pero el dolor no es abstracto ni se produce casualmente. Se concentra en las víctimas. Y son culpables quienes lo provocan. El dolor de Silvia se multiplica por mil que pronto a su vez va a ser multiplicado por otros mil y… (Falangista, 77).

Dans cette intervention où on sent la présence de l’auteur implicite, clairement véhiculée par les idées antimilitaristes de l’auteur réel. On passe du temps des faits, le passé composé de « han desembarcado », au temps présent (le présent de l’indicatif « corren », « es », « se produce », etc.), c’est-à-dire à un temps de vérité générale1 (comme le démontre l’adverbe « siempre ») et presque atemporel, dans lequel la voix du narrateur glisse discrètement sa vision des faits et du monde. La digression s’introduit peu à peu, et le point d’inflexion est la phrase d’obligation personnelle « Los fusiles tienen que cumplir su misión », qui opère à la manière d’une transition entre les faits historiques et le jugement auctorial, faisant ainsi écho à la pensée militaire précisement critiquée par le narrateur. À travers une image poétique « Las palabras corren al sumidero donde siempre termina naufragando la ética » qui démontre la faiblesse de l’entente face aux armes, le narrateur s’attaque aux conséquences, à la douleur des victimes, face à la violence injustifiée des bourreaux. Et ensuite il reprend le fil du récit, en appliquant sa digression à la douleur concrète de Silvia. Néanmoins, c’est le narrateur omniscient de troisième niveau – celui qui joue le rôle de l’historien – qui s’en prend sans cesse aux militaires qu’il décrit. Au fur et à mesure du récit, on ressent la voix de l’auteur impliqué qui semble se soulager de sa rage, de la colère enracinée après des années d’un régime autoritaire qui n’a jamais été jugé, même symboliquement2. Afin de combattre le silence complice face aux faits qualifiés par l’auteur de « sauvages », la figure de l’auteur impliqué prend sa place, mais d’une façon véritablement énergique et justicière. Il adopte la posture d’un narrateur provocateur qui utilise un ton vulgaire, voire insultant et grossier. Le discours se radicalise pour, sans ambages, dénoncer le mal, le laid, l’injuste ou l’absurde. L’expression de son positionnement morale est

1 La dénomination de cette valeur du présent de l’indicatif comme « de vérité générale » correspond justement au désir de la voix énonciative de nous confier l’autorité de sa vérité, en raison de son expérience et de son vécu comme témoin d’une époque historique.

2 Dans son article intitulé « La memoria histórica no es espectáculo », Sorel s’exprime ainsi : « Y cuando murió [Franco], y hasta nuestros días, salvo las asociaciones que esforzada, casi heroicamente, intentan denunciar ese terrible periodo histórico, no han surgido quienes exigieran un juicio histórico sobre quienes colaboraron con el franquismo o callaron ». A. Sorel, art. cit., La antorcha del siglo XXI, nº 148, 02/08/2018. En ligne [http://andressorel.blogspot.com/2018/08/]. Consulté le 05/08/2018.

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frontale et directe, et elle peut parfois frôler le pamphlétaire. Au chapitre deux du roman El falangista vencido y desarmado, le narrateur-historien utilise toute sa force verbale pour discréditer la figure du militaire africaniste Juan Yagüe et ses complices, lors du soulèvement militaire à Ceuta :

Otro cavernario personaje tiene el mando en esta última ciudad. Es el falangista y teniente coronel Juan Yagüe, que manda a los siniestros legionarios y que se halla en conchabanza con los más criminales miembros de su partido, a los que de inmediato entrega armas para que puedan campar a sus anchas organizando y dirigiendo la represión (Falangista, 67).

L’utilisation des adjectifs qualificatifs dans cet extrait est intéressante par sa position. L’adjectif épithète, employé devant le nom dans « cavernario personaje », « siniestros legionarios » et « criminales miembros », sert à indiquer une qualité subjective du sujet désigné. Mais dans ce contexte et par sa position particulière antéposée, cet adjectif acquiert un sens absolu et prototypique, comme si aucun autre adjectif pourrait le remplacer pour désigner ce genre de personnages (on songe, par exemple, à « blanca nieve » ou à « verde prado »). Le sens est ici critique et péjoratif, et cet usage de l’adjectif est très courant dans le récit sorélien, que ce soit dans un sens appréciatif ou péjoratif. Toutes les structures employées dans cet extrait tendent à discréditer la figure de Yagüe. L’usage de l’expression familière « hallarse en conchabanza con los más criminales » implique par analogie la qualité de criminel de Yagüe lui-même. La locution adverbiale « de inmediato entrega armas », qui symbolise la capacité d’actuation rapide et sans aucune réflexion du militaire, va avec l’expression « campar a sus anchas », qui souligne le fait de donner carte blanche à ses subordonnés pour commettre toute sorte d’atrocités inimaginables, sans aucune limite ni contrôle. Le narrateur dénonce ainsi la loi du plus rapide et du plus fort – en l’occurrence le plus armé – pour emporter l’insurrection.

Dans Las guerras de Artemisa, le narrateur omniscient vise particulièrement la figure du général Valeriano Weyler, qu’il qualifie comme quelqu’un d’atroce et inhumain, notamment par l’usage de la description expressionniste, servant à l’animaliser et à le défigurer. En outre, et par analogie, le monde militaire est traité de la même façon. Lors du passage de Manuel Ciges Aparicio par la caserne de San Fernando à Melilla, le narrateur porte un jugement dévastateur pour décrire la situation d’un ensemble de soldats recrues : rasés, nus et habillés de la même façon, qu’il compare avec des prisonniers :

De ahora en adelante sólo existe una voz: la que provoca el miedo; una única música, la de la corneta. Ése es el Universo a que quedan reducidos: formar, formar, rápido, borregos, me cago en vuestra puta madre, vais a saber lo que es ser hombres, vamos, de aquí más de uno no escapa con vida, he dicho rápido: correr, formar, dormir, arriba, arriba […] Todos han nacido el mismo día, tienen idéntica identidad, similar destino, perdieron ya sus nombres, son sólo números, conforman un único ser humano cuya característica común es la desgracia de haber nacido de nuevo en este análogo día y lugar (Artemisa, 70).

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Cet extrait marque le passage de la focalisation zéro du narrateur à la focalisation interne, dans le but de nous montrer de près et véritablement la dure réalité du monde militaire, par laquelle on accède même au discours direct du capitaine, à travers le style direct libre. Cette intrusion est une manière de mettre en cause le fonctionnement de l’Armée de l’époque, qui ne se sert que de la menace et de la violence pour son activité d’endoctrinement. Selon la description du narrateur, les soldats sont des numéros qui vivent dans un éternel présent, où l’historique et le culturel ont disparu : une seule voix et une seule musique. C’est la création de l’homme nouveau, d’une sorte de renaissance humaine au même lieu et à la même date, dans le seul but de se mettre au service – absurde et fanatique – de la guerre. Cette intervention de l’auteur impliqué, qui se démarque du reste de la scène et qui est transcrite fondamentalement au présent de l’indicatif, nous fait réfléchir sur l’avenir de ces soldats sous la tutelle de l’Armée.

Dans d’autres romans comme La caverna del comunismo, on peut retrouver la trace de l’auteur impliqué par rapport aux descriptions critiques concernant le dirigeant communiste Santiago Carrillo (Sanllo dans le récit) et le dictateur Joseph Staline. Concernant Sanllo, on peut entrevoir une sorte de vengeance à long terme de l’auteur réel, car le célèbre dirigeant communiste est le responsable direct de l’expulsion de Sorel du PCE. Le narrateur omniscient emploie une modalité d’intervention qui se base sur l’attaque ad hominem, c’est-à-dire au niveau de ses habitudes et de ses défauts physiques, et non pas concernant le positionnement politique qu’il représente :

Sonríe, socarrón como siempre le definimos, Sanllo, pegada la colilla ensalivada de su cigarro a la boca en la que sobresalen las protuberancias de su dentadura postiza que se mueve continuamente en el entrechocar de los dientes por los que se desliza la ondulante lengua (Caverna, 286-287).

Frôlant le scatologique, le narrateur utilise ici une description expressionniste et pleine de sarcasme du personnage, ridiculisé, et qui sert à provoquer une forte sensation de dégoût chez le récepteur. Quant à Joseph Staline, la critique réside dans la manière dont le narrateur le nomme. Ainsi, le narrateur le désigne comme « El jesuítico jefe de la Iglesia Comunista » (Caverna, 188), ce qui sous-entend un parallèle critique entre l’Inquisition ecclésiale et les purges du dictateur en 1937. Le communisme devient une religion, mais paradoxalement son patron est un hypocrite, voire un traitre (« jesuítico »). La moquerie et l’insulte se trouvent ici à portée de main.

On vient de constater à quel point l’effet d’auctorialité peut rapidement tourner à un effet d’autorité, ce qui brise décidément l’illusion mimétique. Ces interventions inespérées et irrévérencieuses du narrateur dans les romans de la mémoire constituent ce qu’Elina Liikanen

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désigne comme le « mode de la déconstruction », notamment pour les romans d’Isaac Rosa1. Si les réflexions philosophiques de certains personnages peuvent fonctionner comme une sorte de boussole morale pour le lecteur, comme un repère éthique du fil conducteur idéologique qui traverse le récit, la mordacité du narrateur omniscient peut s’avérer trop intrusive. Dans ce cas, l’auteur impliqué a du mal à se déguiser derrière la figure du narrateur, sa présence est trop visible et on peut se demander si son acharnement contre tel ou tel personnage est-il vraiment nécessaire. Ces interventions constantes sont-elles justifiées, ou serait-il peut-être souhaitable de le faire autrement, pour que ce soit le lecteur lui-même celui qui puisse faire sa propre évaluation du personnage ? À force de vouloir dénoncer à tout prix, cette modalité d’intervention, par sa radicalité, risque d’épuiser, voire d’asphyxier le lecteur. Imposer sa vérité au lecteur reste un acte autoritaire. Paradoxalement, le narrateur utilise l’autoritarisme verbal pour combattre l’autoritarisme politique, c’est-à-dire la violence du langage contre violence physique et morale. Ces procédés d’interruption scellent les limites de l’engagement littéraire sorélien, de cette critique radicale du narrateur omniscient sous les effets de l’auteur impliqué.