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Les digressions de l’auteur impliqué à travers le personnage

Chapitre 1. Les marqueurs de l’engagement. Singularités et analogies

1.1.2 Les digressions de l’auteur impliqué à travers le personnage

1.1.2 Les digressions de l’auteur impliqué à travers le personnage

On a vu comment l’auteur implicite peut apparaître dans le récit à travers certains personnages, notamment par ce qu’ils sont, par le métier qu’ils font ou par certaines caractéristiques biographiques que l’on pourrait associer à l’auteur réel, ou bien nommé par des tiers. Mais dans certains passages on assiste à des moments où l’on perçoit une trace nette de l’auteur implicite par le biais de ce que le narrateur ou le personnage disent. Ce dispositif se construit à travers des digressions hors du temps, que ce soit sur l’homme, sur la société ou sur le destin de l’humanité, qui coïncident d’une certaine manière avec le discours public et la vision du monde de l’auteur réel. En général, on trouve quelques sujets principaux dans une bonne partie de sa production romanesque : d’un côté le thème de la vie, souvent associée à la littérature et à la culture, et de l’autre côté le thème de la mort, souvent associée à la guerre et au monde militaire. La critique du pouvoir, notamment à l'égard de l’Église et de la presse, est aussi récurrente dans ses récits, de même que, enfin, le thème de l’existence humaine et son rapport aux croyances religieuses. Lors de l’apparition de ces sujets à travers des dispositifs riches et variés, plus ou moins explicites, on aperçoit la trace presque irrépressible de l’auteur impliqué. Cette présence ou voix auctoriale transmet une vision du monde très concrète et cohérente dans l’ensemble ; autrement dit, un positionnement moral qui veille à la liberté de pensée totale contre toute sorte de violence meurtrière ou de conflit armé. Elle nous avertit contre le pouvoir des institutions et elle nous fait prendre conscience de l’inexistence de Dieu, souvent invoqué par la voix du personnage. Cette technique, qui peut aller jusqu’à provoquer un effet d’autorité très explicite de la part du narrateur omniscient, est compensée grâce à des procédés d’atténuation, notamment par le biais de la métafiction ou par des discours métalittéraires.

En général, on constate qu’il existe une forte différence entre les jugements du narrateur et ceux du personnage lors de pauses digressives. Tandis que le personnage est utilisé comme un porte-parole de la voix de l’auteur réel qui expose sa vision du monde, le narrateur

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omniscient prend souvent une autre allure, beaucoup plus agressive, polémique et provocatrice, dans laquelle on a l’impression de se confronter à un véritable règlement de comptes entre le narrateur et le personnage en question, souvent un militaire ou un politique, c’est-à-dire quelqu’un qui exerce son pouvoir d’une façon violente ou autoritaire. La particularité des romans d’Andrés Sorel réside dans le fait que dans une même œuvre, les traces de l’auteur impliqué peuvent concerner plusieurs personnages et plusieurs narrateurs aussi. Cette fonction idéologique opère donc à plusieurs niveaux et constitue un réseau de redondance sémantique dirigée vers une seule direction, qui sert ainsi à construire un message univoque et une vision nette et précise du réel. Par exemple, dans Las guerras de Artemisa les considérations idéologiques de l’auteur réel sont exprimées à l’aide de l’auteur impliqué, qui se déguise dans le discours du soldat Piedelobo et notamment de Juan Vives, le personnage le plus philosophique du roman. Mais cette fonction idéologique, qui se concrétise dans une posture ouvertement anti-belliciste, est aussi assumée par le narrateur omniscient. On assiste donc à une dissémination de l’image de soi de l’auteur dans de multiples voix auctorielles. Ce narrateur pourrait bien être Manuel Ciges Aparicio lui-même, comme la préface du roman le laisse sous-entendre : « Esta es la historia que pudo narrar el escritor Manuel Ciges Aparicio » (Artemisa, 9)1. En tout cas, dans toutes ses considérations on constate un rejet viscéral de la guerre, de l’autorité et du monde militaire, notamment contre le général Valeriano Weyler. En outre, le personnage de Ciges Aparicio posède des traits communs avec l’auteur réel : il est journaliste, écrivain engagé et critique contre l’Espagne de son époque2. De plus, les focalisations internes que fait le narrateur ont comme objectif l’identification empathique du lecteur avec le personnage. Le personnage de Juan Vives reste énigmatique, et sa véritable identité est découverte par Ciges à la fin du récit, en consultant son dossier d’accusation, où il découvre qu’il s’agit en réalité de Mario Divizzia, italien d’origine mais avec un faux passeport. Au cours du récit, tous les deux maintiennent de nombreuses conversations d’une portée souvent philosophique. À certains moments, on entend la voix de l’auteur implicite à travers le discours de Vives. C’est le cas de sa conception de l’existence et de l’idée de Dieu. Dans un discours chargé d’épicurisme et d’hédonisme, Vives argumente son athéisme :

[…] Estoy, por ejemplo, tan acostumbrado a las balas que ya no me provocan impresión alguna, como si me encontrara en medio de una tormenta. Considero que la existencia es absurda. Nacemos para morir, ¿no? Entonces sólo un instante de felicidad puede librarme de la muerte […] No creo en Dios, tampoco puedo creer en el infierno, el infierno del más allá es una invención para ocultar la realidad del infierno que existe, el que creamos nosotros (Artemisa, 85-86).

1 L’utilisation du passé simple de l’indicatif « pudo » exprime à notre sens l’idée du prétérit plus-que-parfait du subjonctif « hubiera podido ».

2 Le personnage de Ciges s’exprime sur ce sujet : « Más que escribir lo que quiero y tal vez pretenda, es denunciar, denunciar esta guerra, esta España, y me pregunto, ¿serviría de algo? » (Artemisa, 222).

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L’exposition de son argumentation sur Dieu repose sur une relation cause-effet. Comme l’absurde de l’existence nous amène indéfectiblement à la mort, il faut profiter de la vie et être heureux, car après la mort, il n’y a rien. Tout se passe pendant notre vie et notre existence, et l’Enfer selon Vives est l’invention qui sert à cacher la misère humaine. En effet, l’auteur implicite se sert d’une conséquence argumentative logique et naturelle de ce personnage enclin à la réflexion pour exposer sa vision de l’existence1. Mais l’auteur impliqué utilise d’autres modalités d’intervention particulières, comme celle de l’intertextualité. Par exemple, quand lors de leur adieu, Vives cite le poème « La entrada del nuevo siglo » de Friedrich Schiller, pour illustrer l’héritage violent du XXe siècle :

¿Qué herencia recibe el siglo XX? Te lo diré con palabras de Schiller: « ¿Dónde se abre un refugio, noble amigo, para la paz y la libertad? El siglo se ha despedido impetuosamente y lo nuevo se inaugura con una catástrofe. Dos violentas naciones aspiran a poseer el mundo en exclusiva para devorar la libertad de todos los países… En vano escudriñas todos los mapas buscando el lugar sagrado en el que eternamente florece el verde jardín de la libertad y la bella virtud de la humanidad… La libertad no existe más que en el imperio de los ensueños y lo bello sólo florece en el canto ». Y esto ha sido nuestro paso por Cuba. El jardín del que habla la bella Tula. El infierno con el que despedimos el siglo (Artemisa, 246).

Vives, homme cultivé, se sert ici de l’intertextualité pour exprimer son ressentiment, car il est témoin direct des ravages provoqués par la guerre à Cuba. Dans cette citation de Schiller, on songe à une prémonition de la Guerre Froide. Au fond, la guerre et le pouvoir d’une nation constitue l’ennemi majeur de la liberté.

L’auteur implicite s’exprime dans ce roman à travers d’autres personnages, comme c’est le cas de Piedelobo, un mercenaire volontaire aux ordres du général Weyler, qui faisait partie des voluntarios de Valmaseda2. Ce personnage, qui raconte sa biographie à la première personne grammaticale, dresse un bilan effrayant de la violence de ses camarades. On ressent la présence de l’auteur impliqué quand Piedelobo fait une digression sur le rôle de la stratégie militaire, tout de suite après la présentation de Blas de Villate, le comte de Valmaseda, et de ses objectifs militaires. La modalité d’intervention consiste en un passage du passé au présent, dans un temps suspendu, qui passe par une phrase de transition entre les deux :

[Blas de Villate] creó este cuerpo, teníamos claro lo que perseguíamos con su desarrollo. Sólo conociendo los fines buscados puedes impulsar los métodos necesarios para llevarlos a cabo. Toda la historia militar se ha movido en el mundo en torno a la estrategia, que no entiende de razonamientos morales o éticos, que tiene como móvil único obtener como sea la victoria sobre el enemigo. Y no sólo ha sido a lo largo de la historia esa estrategia exclusiva de los militares: también la consolidación de la iglesia, de la monarquía o de las propias revoluciones populares la han

1 Comme le dit le penseur français Pierre Rabhi à ce propos : « Il est dommage que le temps passé à essayer de savoir s’il existe une vie après la mort ne soit pas consacré à comprendre ce qu’est la vie ». P. Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud, 2010, p. 90.

2 Groupe de mercenaires intégré par des délinquants violents et criminels, recrutés par Blas de Villate (1824-1882), le comte de Valmaseda, aux ordres du général Valeriano Weyler pour combattre l’insurrection des indépendantistes cubains pendant la Guerre des Dix Ans (1868-1878).

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empleado. De Aníbal a los Reyes Católicos, de los Papas y la Inquisición a la Francia de la guillotina (Artemisa, 57).

Le discours de Piedelobo choque pour ce qu’il a de philosophique venant d’un mercenaire. Les références culturelles évoquées ne sont pas cohérentes avec le personnage, ce qui intensifie encore plus le décalage entre son discours et l’intervention de l’auteur impliqué dans cet excès

de connaissances. Admettons juste qu’il s’agit d’un bilan produit par un moment de lucidité de Piedelobo, après le temps passé. Cette déclaration nous fait comprendre que les décisions militaires manquent visiblement d’éthique, car il s’agit bien d’appliquer la violence pour remporter la victoire à tout prix. Mais aussi que la stratégie est employée analogiquement par tout système de pouvoir pour perdurer dans le temps. Dans la lancée de cette stratégie argumentative qui consiste à conseiller les autres en utilisant sa propre expérience vécue, c’est-à-dire par le recours à un argument d’autorité, Piedelobo s’adresse à Manuel Ciges pour faire une constatation de son incompatibilité avec le monde militaire. La capacité argumentative de cette voix auctoriale implique une forte persuasion et vivacité car elle provient de quelqu’un qui a vécu le problème de l’intérieur et qui connaît, en principe, parfaitement son métier :

Usted, Ciges, es un hombre culto y yo le respeto, aunque otros le miren con malos ojos, y creo que debe andarse con cuidado no lleguen a oídos de Weyler algunas de sus opiniones. En el ejército, y le habla alguien que lleva más de treinta años en él, los hombres cultos no tienen cabida, y menos en la guerra, se los odia y desprecia al tiempo. Weyler, si pudiera, los mataría a todos (Artemisa, 64-65).

Encore un discours peu cohérent avec quelqu’un censé être un criminel primaire, car on pourrait sous-entendre qu’il fait un éloge de l’homme cultivé qu’il n’a jamais été. En effet, la personne qui réfléchit un minimum n’a pas de place dans l’armée. Encore un argument pour déduire que l’armée est constituée d’êtres primaires sans aucune capacité de réflexion, et qui nous évoque la célèbre consigne de « Muera la inteligencia, viva la muerte » que le général Millán Astray avait lancée à Miguel de Unamuno à l’Université de Salamanque en 1936.

Dans le roman Crónica de un regreso, victime de la censure en 1964, le protagoniste, Don Abilio, se permet d’exprimer sa conception de la vie et de la mort lors de ses fréquentes digressions. Par exemple, quand il envisage le fait de retourner à sa terre d’origine pendant sa retraite pour y mourir tranquillement, les conditions concrètes de sa mort sont exposées et cela donne accès à sa perception de la religion. Une fois disparu, il affirme que le temps, l’espace et le monde n’existeront plus pour lui. Et on arrive à une phrase lapidaire, pleine de conviction :

Nadie ha vuelto del reino de la muerte para borrar la muerte. Nadie ha hecho el milagro de unir todas las creencias, todas las religiones, en una sola, una para la que ni tiempo ni espacio, ni hábitos o costumbres, difieran, una capaz de dar una prueba, tan sólo una prueba, positiva y lógica, de su verdad. El hombre sabe que va a morir y quiere alejar este pensamiento inventando la creencia de un más allá (Crónica, 20).

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En effet, son argument consiste à nier l’existence de l’au-delà dont parlent les religions, un phénomène construit par peur et méconnaissance. Aucun témoin ne nous montre l’existence d’un Paradis ou d’un Enfer, et le simple fait d’avoir plusieurs religions nous montre en soi leur manque de vérité, car elle se basent sur la croyance et non pas sur des faits scientifiques et rationnels. Il s’agit de tout un manifeste en faveur de l’athéisme, marqué par le son du pronom indéfini « nadie » et par la conjonction copulative d’exclusion « ni ». Dans l’exemple, l’auteur implicite trouve le moment idéal pour exprimer sa vision matérialiste de la mort et de la religion, qui part d’un fait indiscutable, à savoir le moment plus ou moins proche de sa mort. En outre, Don Abilio exprime sa colère face à l’exploitation des travailleurs et surtout face à la morale des dominants par rapport à celle des dominés. Dans cette digression, on sous-entend la référence à la morale franquiste, que Don Abilio, sans la nommer explicitement, qualifie de « caduca, falsa, inadecuada ». La modalité d’intervention de l’auteur impliqué se fait à partir du dispositif de la question rhétorique, qui laisse entrevoir une forte inquiétude intellectuelle :

¿Por qué continúa la moral al servicio de los más privilegiaos intereses, por qué sigue siendo dictada, dirigida por quienes dominan la sociedad, por quienes controlan la vida de toda la comunidad? Y si esto es así, cualquier violencia, cualquier manifestación de fuerza, que sea de oposición, que sea protesta y queja ante lo arbitrario e injusto, debe ser comprendida, es más, estimulada (Crónica, 75).

Pour combattre le poids de cette morale dominante des privilégiés, le personnage justifie la violence contre l’arbitraire et contre l’injustice, mais aussi contre la violence symbolique des dominants. Comme dans l’exemple précédent, le discours de Don Abilio se sert de structures syntactiques redondantes, comme l’adverbe interrogatif « Por qué », l’adjectif indéfini « cualquier » ou la structure de coordination « que sea », tous employés deux fois. De plus, l’utilisation de la structure d’obligation « debe ser » incite à l’action. L’ensemble des structures produit une atmosphère totalisante, dans laquelle les arguments gagnent en force perlocutoire et ont l’air d’être tout à fait pertinents. En définitive, cet extrait agit comme un véritable plaidoyer contre les privilèges sociaux et invite à la construction d’une société alternative et plus égalitaire, même si c’est par la force.

Dans ce même roman, l’auteur implicite se sert d’un autre personnage pour exposer ses thèses sur la politique et la lutte contre l’oppression. Il s’agit de Don Luis, un écrivain rêveur, de faible santé mais véritable ami de Don Abilio, plus jeune que lui, avec lequel il se promène fréquemment le soir. Ce personnage fait preuve d’une idéologie anarchisante et se montre très indigné face à une réalité sociale injuste et intolérable. Dans l’un de ses discours, il insiste sur la question de l’engagement citoyen, notamment de ceux qui ne se positionnent pas ouvertement face à la violence de l’État, qu’il considère comme des complices de cette violence :

Piensa que si un Estado comete crímenes, atropellos, asesinatos en masa, aunque esta sangre no sea la tuya, si niega la libertad y esclaviza a la mayoría de los ciudadanos, aunque tú no te cuentes entre

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ese elevado número de esclavos, tienes el deber moral de rebelarte contra ese Estado, y si no eres decidido hasta ese extremo, huye al menos, pero no permanezcas en el engranaje de la opresión, no creas que tu aparente abstención puede salvarte, el que adopta esa cómoda postura es en el fondo un colaborador. No hay término medio: o se está a un lado o se está al otro (Crónica, 139).

Selon Don Luis, on est tous embarqués et concernés par ce qui se passe en société. L’argument consiste à faire usage des bonnes valeurs, de ce devoir moral de tout citoyen, de ce qui se fait pour la communauté, car nous sommes des êtres sociaux. Le personnage utilise la structure conditionnelle « si », comme s’il s’agissait d’un État hypothétique, mais on peut facilement deviner l’allusion au Régime franquiste dans son discours. Par ailleurs, l’utilisation de l’impératif « Piensa que » s’adresse non seulement à Don Abilio, son interlocuteur, mais indirectement au lecteur, que Don Luis invite aussi à réfléchir sur la question et, en dernier ressort, à se révolter.